Le terrorisme islamiste a eu raison de Benazzir Bhutto

L'assassinat odieux, aujourd'hui, de la pasionaria pakistanaise a déclenché une avalanche de condamnations à travers le monde.

Consternée de bout en bout, la planète entière ne trouve pas de mots assez forts pour rendre correctement l'étendue de son émotion devant un acte barbare d'une aussi grave extrémité.

C'est bien le diable, enfin, que le monde ait continué d'observer jusqu'ici, parfois avec une indifférence criminelle, l'intégrisme et son corolaire le terrorisme islamiste prendre corps, ici ou là, jeter ses tentacules, se développer au grand jour et gagner de plus en plus d'adeptes, sans susciter quelque méfiance, sans alerter suffisamment l'opinion et les pouvoirs publics quant à la nature de ses objectifs, quant au péril qu'il draine indistinctement pour tous.

Il est plus que temps de se résoudre à combattre énergiquement ce terrorisme, partout où il se manifeste, de condamner avec la plus grande sévérité ses auteurs et surtout de le couper de ses bases arrières, l'intégrisme islamiste. Car, c'est dans les mosquées principalement, voire à l'école publique, comme au Pakistan ou en Algérie, où il trouve le terreau adéquat pour se revivifier et s'épanouir.

L'agence de presse Ria Novosti indique, dans une dépêche, que l'attentat a été revendiqué au téléphone, par Moustafa Abou el-Yazid, au nom d'al-Qaïda : "Elle était une fidèle de l'Amérique et promettait d'écraser les moudjahidin, et elle a été liquidée", a-t-il précisé.

Ce responsable, d'origine égyptienne, était trésorier de Ben Laden jusqu'en mai dernier, date à laquelle il a été chargé des opérations de l'organisation terroriste en Afghanistan.

En attendant la confirmation de cette possible piste à l'origine du crime qui a valu la vie à Benazzir Bhutto et à 16 autres personnes de la foule qui s'était agglutinée, hier matin, à ses côtés, la désormais feue pasionaria a été inhumée à la mi-journée dans son village natal, au sud du Pakistan, au côté de son père. Ce dernier, Zufilcar Ali Bhutto, a été pendu sous le régime de feu Zia ul-Hak, un sanguinaire, qui était derrière la création et le développement des hordes islamistes auxquelles le pays doit tous les ravages d'aujourd'hui.

Enfin, 19 personnes au moins ont été tuées depuis l'attentat d'hier, dans des manifestations populaires en faveur de la défunte et réprimées violemment par les services de sécurité pakistanais.

En vérité, on ne saurait exclure l'hypothèse mettant en cause le pouvoir en place ou l'armée dans l'assassinat de cette personnalité politique de premier plan. Il est tout aussi possible qu'en éliminant cette "intruse" dans les affaires du pays, l'on porte en même temps un coup d'arrêt aux élections législatives prochaines qui risquent de modifier sensiblement, dans le sens contraire aux intérêts du milieu, les données de l'échiquier politique actuel.

L'armée, et son ex commandant en chef, le général Musharraf, qui continue sans doute de la contrôler en sous-marin, est, comme dans tous les pays musulmans, loin de s'afficher dans des dispositions ouvertes à l'instauration de la démocratie et de la liberté d'expression. Le dernier témoignage cinglant de son enfermement dans le carcan des régimes dictatoriaux de cet ordre en a été donné il y a seulement quelques semaines quand les libertés publiques ont été suspendues avec la mise en place de l'état d'urgence. N'a-t-il pas fallu toutes les pressions internationales et l'insistance personnelle de Georges W. Bush pour résoudre Musharraf à proclamer la levée de ce dernier ?

Le plus grave problème que pose désormais l'instabilité avérée de ce pays n'est pas tant l'excès de dictature dont il est coutumier depuis la nuit des temps, mais le danger incommensurable que représente sa détention de l'arme nucléaire. Car, mise entre les mains de sanguinaires peu contrôlables du type Musharraf et consorts, c'est le monde entier que fait trembler la menace de cette arme. Connaissant, de plus, l'existence au sein de l'armée pakistanaise d'un courant acquis à l'intégrisme islamiste, qui a été mis en place et développé du temps de Zia-ul-Haq, l'un de ses principaux initiateurs, les capitales occidentales, notamment, ont des raisons justifiées de craindre justement que ce courant parvienne aux commandes du pays. Et, dans les conditions de désordre gravissime qui sont celles de ce dernier, aujourd'hui, rien n'assure que les extrémistes de ce bord ne s'emparent de ces commandes, pour peu qu'elles réussissent à éliminer le principal obstacle de l'heure constitué par l'ami autoproclamé de l'Amérique mais non moins instable et lunatique, Musharraf.

Il était à prévoir, comme l'écrit Aharbal, que cet attentat pourrait connaître des rebondissements dans un sens venant disculper les islamistes de leur responsabilité.

Comme pour étayer cette hypothèse, Beithullah Mehsud, le chef de l'organisation terroriste du Pakistan vient de déclarer formellement, ce matin : " C'est un complot du gouvernement, de l'armée et des services de renseignements pakistanais". Et l'entourage de la défunte semble, de son côté, se ranger à ce point de vue. Il accuse formellement Musharraf d'être à tout le moins indirectement responsable du crime perpétré contre Benazzir Bhutto. Il en veut pour preuve le manque total de protection qui avait entouré cette dernière, suite au refus par les autorités d'assurer sa sécurité, malgré l'explosion, le jour même de son retour au pays, d'une première bombe qui avait causé près de 140 victimes.

Le ministre de l'Intérieur, d'autre part, en se faisait fort, dans une conférence de presse, de soutenir que la disparue avait trouvé la mort en heurtant, dans la précipitation, le toit de sa voiture, a été aussitôt démenti par une proche de la défunte déclarant formellement avoir trouvé la trace de la balle ayant traversé la nuque de cette dernière. Contredisant d'ailleurs cette absurde théorie, les caméras de télévision ont montré ce soir, assez clairement, le feu au moins d'un projectile tiré d'un pistolet qu'un homme tenait au bout de sa main, dans une position de profil le situant à moins de deux mètres du dos de sa victime.

En ajoutant, du reste, que les autorités sont disposées à exhumer au besoin le corps pour une nouvelle autopsie, afin de prouver sa théorie, le ministre a plutôt conforté qu'amoindri les soupçons pesant sur le pouvoir.

En attendant, au moins 41 personnes ont été dénombrées comme ayant perdu la vie depuis le début des manifestations populaires entamées jeudi. Quatre grandes villes du pays continuent toujours d'être secouées par des protestations véhémentes et parfois violentes des partisans de la feue Bhutto réclamant rien moins que la tête de Musharraf.

Dans un article publié par Mail on Sunday, repris par Le Courrier international, il est fait état d'un courriel envoyé, il y a quelques semaines déjà, par feue Benazzir Bhutto, au ministre des Affaires étrangères de SM, pour l'aviser que trois hauts responsables proches du président Musharraf se proposaient d'attenter à sa vie. Elle lui demandait en même temps de bien vouloir intercéder en sa faveur auprès de ce dernier pour qu'il veuille bien faire assurer sa sécurité. Par une autre voie, elle avait pris soin d'aviser de ce projet Musharraf lui-même.

Le premier des personnages incriminés active dans les services de renseignements et était officiellement chargé de la protection de la défunte. Ancien responsable de deux groupes terroristes, il se serait vanté d'abattre quiconque se mettrait en travers du régime en place. Le second, de haut niveau politique, aurait eu un proche assassiné par des affidés du propre frère de Mme Bhutto. Le troisième, enfin, gouverneur de son état, est un vieil opposant de cette dernière dont il semblait fortement craindre le retour sur la scène politique.

Les trois hommes projetaient, précise le message, de mettre fin aux jours de Mme Bhutto, lors de sa dernière rentrée au Pakistan.

Mail on Sunday dit connaître l'identité de ces présumés commanditaires du meurtre, mais se refuse de la publier. Il ajoute que le Foreign office avait effectivement entrepris une démarche auprès de Musharraf, à la suite de l'attentat d'octobre, pour l'inviter à renforcer la sécurité autour de Mme Bhutto, tout en conseillant à celle-ci de ne pas lancer d'accusations à la légère contre le président pakistanais.

C'est désormais confirmé, les élections législatives et provinciales pakistanaises, qui étaient programmées pour le 8 janvier prochain, viennent d'être officiellement reportées à la fin février, vraisemblablement à la troisième semaine.

Les violences gravissimes qui ont accompagné l'assassinat de Benazzir Bhutto semblent devoir influer négativement sur les suffrages réservés au parti au pouvoir. C'est pourquoi le report des scrutins a été décidé, contrairement aux voeux des partis d'opposition qui souhaitaient plutôt le maintien de la date initiale.

Prétextant, de plus, que le mois de janvier, dit Moharrem donc sacré pour les musulmans, n'est pas propice à des joutes électorales, le régime de Musharraf justifie ainsi la poussée vers la fin février des élections.

Dans l'atmosphère toujours explosive qui est celle du Pakistan d'aujourd'hui, où 57 morts ont été dénombrés depuis l'attentat ayant coûté la vie à Mme Benazzir Bhutto, l'année qui s'ouvre est sans conteste porteuse de graves soucis pour la communauté internationale qui mesure les conséquences pouvant résulter de la déstabilisation toujours possible de ce pays inscrit désormais au peloton des puissances nucléaires.

Apparemment, Musharraf semble avoir été sérieusement ébranlé par l'attentat commis contre Benazzir Bhutto, puisqu'il offre aux partisans de cette dernière l'occasion inespérée de faire établir par des tiers la vérité sur les tenants et aboutissants du meurtre qui a endeuillé toute l'opposition. Le président pakistanais a saisi officiellement les autorités anglaises à l'effet de diligenter à Islamabad des enquêteurs de Scotand Yard pour conduire leur propre enquête à propos de l'assassinat.

Selon Musharraf, Londres lui a d'ores et déjà donné une réponse favorable.

Sans connaître la réaction de l'opposition pakistanaise à cette annonce, il y a tout lieu d'espérer qu'elle l'accueillera favorablement, d'autant que la défunte montrait de son vivant des signes suffisants de sympathie et même d'amitié pour le gouvernement de Sa Majesté.

Il reste donc à espérer que toute la lumière sera faite sur l'odieux attentat qui a coûté la vie à l'égérie pakistanaise et qu'elle contribuera à assainir le climat de suspicion qui pèse jusqu'ici sur le régime de Musharraf, dont la responsabilité reste par ailleurs entière à propos de l'insuffisance grave de la protection qui avait entouré feue Bhutto.

Dans un article paru dans le Washington Post, Robin Wright et Glenn Kessler ont rappelé les différentes péripéties très édifiantes qui ont émaillé le retour de Benazzir Bhutto dans son pays.

Coincés dans leur plan de maintenir au pouvoir, coûte que coûte, Musharraf, considéré comme seul rempart à l'extension du terrorisme en Afghanistan et au Pakistan, les Américains avaient donc pris langue avec l'égérie pakistanaise, durant dix-huit longs mois de négociations, avant de la résoudre à rejoindre Islamabad, sous la promesse de lui faire partager le pouvoir avec le président en exercice.

Ce dernier, dont Washington avait suivi avec anxiété les différentes manifestations de rejet populaire essuyées dans son pays, avait bien besoin, de son côté, d'un allié, fût-il conjoncturel, de la dimension de Benazzir Bhutto, pour conserver les rênes du pouvoir à Islamabad.

John Negroponte, le secrétaire d'Etat adjoint américain, s'était même déplacé au Pakistan, en septembre dernier, pour lui faire comprendre d'ailleurs qu'il lui fallait réviser sa politique dans le sens d'une ouverture démocratique que Bhutto pouvait dignement représenter. Faute de quoi, il allait perdre le soutien de Washington .

Musharraf s'est donc trouvé réduit à accepter le marché à contrecoeur, quand bien même détestait-il sa future partenaire.

Le plus croustillant de ces révélations est de découvrir que les peuples, eux, comptent pour quantité négligeable dans les plans des grandes puissances qui décident, seules, des destinées de pays sur lesquels elles ont la haute main. En l'occurrence, même si Musharraf peut être considéré comme le plus détestable des candidats à la magistrature suprême du Pakistan, la volonté seule de Washington primant sur celle du peuple pakistanais, il sera "réélu". Voilà une belle démonstration de l'esprit démocratique tant vanté outre Atlantique !