Atlantico.fr - 1er.06.2014
Entretien avec Jean-Louis Servan-Schreiber(*)
et William Genieys (**)
Le Prix Nobel d'économie Robert Solow a fait savoir son inquiétude sur la concentration des richesses aux États-Unis. Un phénomène mondial qui pourrait selon lui affecter la démocratie. L'argent est le cœur du problème et sa relation avec le pouvoir.
Atlantico - Dans un récent entretien accordé au think-tank Economic Policy Institute, le prix Nobel d'économie Robert Solow s'est inquiété de la concentration toujours plus grande de richesse aux États-Unis, allant jusqu'à évoquer des dérives oligarchiques. Jusqu'à quel point le développement d'une minorité de personnes extrêmement riches peut-être amené à remettre en cause les équilibres démocratiques aujourd'hui ?
Jean-Louis Servan-Schreiber - Non, les riches n’achètent pas le pouvoir. L’argent est le pouvoir. Depuis qu’il y a des états, les trois sources de pouvoirs ont été la force, l’argent, et plus tard les lois. Aujourd’hui, dans nos démocraties, la force s’efface devant la loi et surtout l’argent.
Ainsi, par exemple, le pouvoir de remporter des élections passe par les moyens de l’argent. Ce qui s’est accentué récemment, c’est que l’exercice du pouvoir sans moyens financiers est une forme d’impuissance. Quand les promesses électorales ne peuvent être appliquées, ou quand la croissance ne donne plus de "grain à moudre", le pouvoir exécutif montre son impuissance.
Le pouvoir mondial est désormais dominé par la finance. Comment le Congrès fait-il échec aux ambitions réformatrices d’Obama ? En bloquant le budget ! Ce faisant, le président perd l’initiative. En France, François Hollande n’a pas pu mettre en œuvre les réformes annoncées par manque de moyens. Il a voulu lever des impôts pour redonner une marge de manœuvre au gouvernement, mais cela ne l’a rendu que plus impopulaire, tout en déstabilisant les perspectives de croissance des entreprises.
Robert Solow a peut-être raison sur le long-terme, mais il ne nous éclaire pas sur ce qui se passe aujourd’hui. Ce qui crée de la richesse, ce n’est pas le capital, car les taux d’intérêts sont historiquement très bas et beaucoup moins rémunérateurs que la croissance par l’innovation, qui, elle, contribue sensiblement à la richesse mondiale. La meilleure illustration de ce phénomène nous apparaît quand on regarde l’évolution des pays émergents et leurs croissances à deux chiffres. Dire que dans les vingt ans à venir, posséder du capital sera davantage rémunérateur n’est absolument pas établi. Investir dans une entreprise reste ce qui est le plus risqué, mais peut-être le plus rémunérateur.
William Genieys - Effectivement, en France comme aux États-Unis les différentes recherches qui mesurent l’évolution des inégalités soulignent tout de go que la crise de 2008 a conduit à un accroissement des inégalités au profit des plus riches. Dit autrement, les périodes de crises économiques, de surcroît quand elles sont de nature financière, favorisent l’enrichissement des "riches", qui, à l’instar de Warren Buffet, s’en tirent largement à leur avantage. À contrario, les "pauvres" sont doublement victimes de la crise car non seulement ils se trouvent affectés par les dysfonctionnements qui affectent le marché du travail, mais également par la réduction de la voilure des systèmes de protection sociale en période de crise liée à la baisse des entrées fiscales.
Par contre, sur la base de ce constat difficilement discutable, se sont développés deux types de thèses que l’on fait discuter ou encore que l’on croise parfois habilement pour annoncer la fin du capitalisme et de la démocratie. Il est nécessaire de revenir sur ces liaisons intellectuelles qui peuvent être dangereuses voire subversives quand elle font le jeu des populismes de tout ordre dont le fond de commerce est la dénonciation des collusion intra-élitaires.
Je m’explique sur le premier type de thèse. La crise rend les riches plus riches et l’argent lié au capital rapporte plus que celui qui est gagné… Autrement dit ces périodes de crise favorisent les ‘héritiers’. Notons tout d’abord sur ce point qu’un détour par l’histoire ne conduit pas à retenir la relation causale établie entre crise économique/politique et enrichissement des héritiers. N’en déplaise à Tocqueville, les crises en général, et sur ce point Pareto à raison, les révolutions en particulier ont à travers l’histoire accéléré le phénomène de circulation et de rénovation de la structure élitaire d’une société que le contraire. Qu’est-ce qui aurait changé au XXI siècle ? Pour certains économistes critiques, c’est la logique d’accumulation du capital qui, en raison des effets conjugués de la financiarisation de l’économie et du ‘retranchment’ (recul) de l’État depuis les différentes vagues néo-libérales, fait que 1% de riches sont encore plus riches. Laissons aux économistes ce débat, et à eux d’apporter la preuve que cela relève plus d'un effet de structure que de conjoncture. Par contre, en profiter pour déduire que l’on assiste au retour d’une oligarchie voire d'une ploutocratie qui met en péril le devenir même de notre pluralisme démocratique n ‘est ni plus ni moins que la réactivation d’une veille lune…
Atlantico - Peut-on, en conséquence, aller jusqu'à dire que les milieux d'affaires ont acheté le pouvoir politique aujourd'hui ? (et par quels moyens?)
J.L. S.S. - La relation entre les pouvoirs politiques et financiers a toujours été la norme des sociétés en paix. Soit parce que les riches se faisaient élire, plus couramment parce qu’ils soutiennent les partis qui les défendent. Le fait d’être financé par d’autres moyens que ceux qui, venus de la richesse, ne se produisent que lorsque les cotisants sont assez nombreux. Mais syndicats et partis n’ont plus guère d’adhérents. Ou il faut avoir recours aux financements publics. C’est la base du système français, qui a ses défauts, mais moins que celui de dépendre des plus fortunés.
Le pouvoir et la richesse habitent la même maison depuis toujours. Si l’on regarde avant la révolution française, la source du pouvoir était divine, on était "monarque de droit divin". C’était pratique, ça récusait toute contestation. En échange l’Église soutenait le pouvoir temporel.
Quant à la richesse, elle découlait de la possession de la terre.
On ne pouvait pas réellement parler de croissance, car elle n’existait pas à cette époque préindustrielle. Les années de bonnes récoltes enrichissaient seigneurs et paysans, qui redevenaient pauvres lorsqu’elles étaient mauvaises. Les privilégiés propriétaires de la terre levaient l’impôt. Mais au XVIIIe siècle, les intellectuels ont considéré que ces inégalités étaient intolérables et ont inventé un système plus juste.
En parallèle et à peu près à la même période, l’avènement de la science et de l’industrie a été à l’origine d’une première révolution industrielle. La richesse n’était plus issue d’un droit de collecte mais de l’invention, de la construction et du travail. Le XIXème siècle a donné graduellement la parole aux électeurs, et la classe ouvrière est apparue. Cette dernière a contesté les inégalités de richesse considérées comme abolies par la Révolution. Finalement, dans nos démocraties, les riches ont maintenu leur pouvoir en faisant des concessions. Pour la première fois de l’histoire, les puissants ont mis la main à la poche au profit du peuple. L’impôt sur le revenu est apparu au début du XXème siècle, lequel n’était alors que de 2 ou 3%, mais l’engrenage était en place.
William Genieys - Le rappel de la Rome impériale est justement un bon exemple, car si la problématique de la collusion entre la richesse et le pouvoir politique renvoyait à la forme ploutocratique et oligarchique, aujourd’hui les conditions de son passé ne sont pas établies. Pourtant, la thèse soutenue par Winter et Page (2009, 2011), sociologues étasuniens spécialisés sur les inégalités, essaie de montrer que les supers riches dans la société américaine sont dotés de tant de ressources qu’ils sont capables de gouverner directement ou indirectement les gouvernements démocratiques. Pour ces chercheurs, le fait que ces riches soient propriétaires de nombreux médias influents, qu’ils financent également fortement les candidats et les partis aux élections, les autorise à détourner le bon fonctionnement de la démocratie, en étant capable de faire prévaloir leurs intérêts particuliers (et souvent financiers) sur l’intérêt public. Le problème de cette thèse, de la formation de nouvelles oligarchies gouvernantes, est qu’elle se confond avec celle de Charles Wright Mills sur l’Élite du pouvoir (lire le gouvernement d’une élite unifiée comprenant les patrons de l’industrie militaire et économique) développée dans les années soixante, mais surtout qu’elle repose sur les mêmes biais.
En effet, l’idée est de déduire de l’inégalité dans la distribution des richesses une inégalité dans la distribution des ressources politiques et du pouvoir. Autrement dit, comme les riches sont plus riches, ils tirent de cette richesse une capacité d’influence politique sans commune mesure. L’étude empirique de la réalité du processus démocratique de gouvernement, aujourd’hui pas plus qu’hier, montre qu’aucun groupe n’est en mesure d’imposer de façon répétée le pouvoir de ses intérêts. Si l’on prend l’exemple américain et le mouvement des Tea Party abondamment financé par les frères Kohc et d’autres très riches on voit bien que leurs velléités de produire un shutdown du gouvernement s’arrêtent à partir du moment où d’autres intérêts capitalistiques ou non priment dans la défense de l’expression du pluralisme démocratique. On pourrait trouver de nombreux exemples qui montrent qu’un gouvernement omnipotent des riches est plus une vue de l’esprit qu’une réalité concrète.
Atlantico - Le pouvoir et la richesse se sont toujours plus ou moins servis pour se consolider mutuellement dans l'histoire des sociétés développées. Est-ce que cette relation s'est atténuée avec l'avènement des démocraties, ou s'est-elle au contraire intensifiée ?
J.L. S.S. - La question est : où vont les meilleurs de chaque génération ? Après la guerre, les meilleurs étaient attirés par soit le pouvoir politique soit la fonction publique, ce qui a permis d’organiser et d’administrer notre pays avec solidité. Aujourd’hui, les meilleurs vont dans la finance puisqu’elle est plus rémunératrice et confère le vrai pouvoir.
William Genieys - Sur la question de savoir si les élites sont aujourd’hui plus attirées par le pouvoir de l’argent que par le passé, cela dépend bien entendu des sociétés que l’on prend en considération. Le cas de la France de ce point de vue est certainement singulier. En effet, la France des Trente Glorieuses a privilégié longtemps l’imagerie des grands hommes d’État, ces technocrates et ces hauts fonctionnaires voués à la défense d’un État fort et de l’intérêt général au détriment des "gros", les riches dont l’image sociale était plutôt négative. Mais peut-être que cela était une image déformée de la réalité sociale et économique dans la mesure où beaucoup de nos capitaines d’industrie s’affirmaient d’abord dans nos ‘grands corps d’État’, après avoir été formés dans les grandes écoles avant de prendre en main les fleurons de notre économie. Mais il est vrai que l’image sociale qui en ressortait était celle d’une "noblesse d’État" dont le service du public était toujours valorisé.
Depuis les années 1980, avec le développement des thèses néo-libérales et la transformation progressive du rôle de l’État dans l’économie, c’est tout l’édifice qui a changé d’image. Dans un même temps, la figure du technocrate s’est effacée au profit de nouveau type de patrons managériaux qui se rapprochent dans la réalité des standards anglo-saxons. Le problème c’est que la question du rapport à la mise en scène de la richesse et du pouvoir en France n’a pas évolué. Par conséquent, aujourd’hui, nos élites économiques et entrepreneuriales sont dotées d’une image sociale confondante en raison d’un difficile amalgame entre deux types de légitimité qui historiquement s’excluaient.
Atlantico - Contrairement aux usages américains, les partis politiques français n'ont pas à divulguer la liste de leurs donateurs, même pour des montant élevés. Y-aurait-il un tabou en France concernant la cloison qu'on sait poreuse entre l'argent et la sphère politique ? Peut-il s'expliquer par des raisons historiques ? (scandale des fournisseurs sous la révolution, scandale du Panama sous la IIIe république).
J.L. S.S. - Aujourd’hui, les partis et les syndicats sont pauvres. En France, les plus grands partis disposent de 20 à 30 millions d’euros pour faire une campagne électorale, alors qu’elle est de l’ordre du milliard chez nos voisins outre-Atlantique. Chaque Français ne peut contribuer à soutenir le candidat de son choix qu’à hauteur de 7 500 euros, alors qu’aux États-Unis les donations peuvent atteindre plusieurs millions de dollars. Ce qui est un gâchis. Le système français n’a rien d’excessif. Je vois plutôt l’anonymat des contributions en France comme une liberté; il est légitime de préférer que ses sensibilités politiques soient confidentielles.
Pourtant, il est vrai que la paupérisation de la vie politique tend inévitablement à créer une zone grise où l’on triche avec la loi. On le voit avec les scandales actuels, qui mettent en cause les plus grands partis.
William Genieys - Il est certain que le rapport entre la classe politique française dans son ensemble et l’argent n’est pas aussi transparent que dans les démocraties anglo-protestantes. Et même si, depuis la Troisième République, les forces républicaines ont prétendu rompre avec l’héritage du bonapartisme, il est assez évident que la corruption tout comme les ‘affaires’ n’ont pas été éradiquées par le nouveau régime. Bien au contraire, à son tour la tradition républicaine, malgré une invitation répétée au dépassement de toutes collusions avec les intérêts financiers, a partiellement échoué.
L’exemple du financement ‘occulte’ des partis politiques de ‘françafrique’ à Bigmalion montre bien que des efforts restent à faire. Mais je pense ici que c’est tout le rapport à l’argent, assez négatif de la tradition républicaine, qui doit être revu, notamment la recherche d’un égalitarisme de façade que la plupart des acteurs du jeu politique essayent de contourner en s’affranchissant de la légalité.
Atlantico - Toujours dans le cas français, François Hollande a récemment consacré le rapport exécutif avec les entreprises dans sa conférence de presse du 14 janvier. Quelles emprises ces dernières peuvent-elles avoir sur l'exécutif ?
J.L. S.S. - On constate ici l’évidence ! La source de création de richesse et d’emplois vient du privé, de la croissance des entreprises. François Hollande s’est retrouvé contraint de reconnaître cette implacable situation de fait. Les entreprises se passent de l’État pour prendre des décisions car elles sont soumises au droit privé, et l’État ne peut intervenir que par la négociation. Les privatisations l’ont privé de ce pouvoir sur les entreprises. Le pouvoir régalien est réduit à une peau de chagrin.
Atlantico - Il semble pourtant difficile de séparer les milieux économiques et financiers. Comment s'assurer que l'interaction entre ces deux formes de pouvoir puisse être la plus saine possible ?
J.L. S.S. - C’est très mal perçu de la part des électeurs, car la classe politique lui a fait croire qu’elle avait les pleins pouvoirs, qu’elle était indépendante et toute puissante, alors qu’elle n’avait pas les moyens de ce rêve. Le réalisme oblige à constater que c’est parti pour durer.
William Genieys - La publicité des relations serait certainement une bonne chose. Les interactions entre les élus et le monde de l’entreprise existent forcement. Néanmoins, elles sont posées comme des relations biaisées par la concussion des intérêts entre deux secteurs, l’économie et la politique qui sont présentées comme antinomiques. La responsabilité est à chercher des deux côtés, avec les organisations patronales et syndicales souvent faiblement responsables face à la définition de l’action publique et des élites politiques toujours empêtrées dans un imaginaire colbertiste désuet. Par ailleurs, ce serait peut-être bien que l’on retrouve au sein de la classe politique beaucoup de représentants du monde de l’entreprise. Oui, contrairement aux thèses bien pensantes dénonçant le détournement de la démocratie par les super riches, nous gagnerons à avoir beaucoup d’entrepreneurs et de businessmen dans nos parlements et gouvernement.
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(*) Jean-Louis Servan-Schreiber est un journaliste, patron de presse, et essayiste français. Il est l'auteur du livre "Pourquoi les riches ont gagné ?", paru le 8 janvier 2014 aux éditions Albin Michel.
(**) William Genieys est politologue et sociologue. Il est directeur de recherches (CNRS au Centre d’études politiques de l’Europe latine (CEPEL)) et d’un master 2 recherche bilingue à l’Université Montpellier 1 : Comparative Politics.
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