Marianne2.com - 24.03.2012
par Virginie François
Des sites communautaires jusqu'aux blogs, jamais le discours littéraire amateur n'a été aussi foisonnant. Certains veulent y voir l'alternative à une critique professionnelle de moins en moins crédible. Mais la webcritique est-elle aussi libre et vertueuse qu'elle le prétend ?
Longtemps, la critique a été un art. Et ses grandes figures, qui étaient souvent aussi essayistes ou écrivains, s’appelaient Sainte-Beuve, Théophile Gautier ou Gérard de Nerval. On s’en souviendra en lisant l’Éloge de la critique, de Diderot à Roland Barthes (1) de Jacqueline Razgonnikoff, paru ce mois-ci. Esthétique et idéologique, la critique explorait alors les moindres replis d’une œuvre.
Aujourd’hui, elle n’est, trop souvent, qu’une préconisation de lecture qu’on oublie aussitôt son journal refermé. Il faut dire que, depuis une vingtaine d’années, l’espace accordé au genre dans la presse s’est réduit, en même temps que la virtuosité cédait la place à la chasse à l’exclusivité, conséquence de la mutation de l’édition en véritable industrie du divertissement. Et ne parlons même pas des soupçons de renvois d’ascenseur, à la fois justifiés et anciens comme les Illusions perdues de Balzac. Désormais, pour acheter un livre, on préfère souvent s’en remettre à l’avis de son prochain.
Sauf que le bon vieux bouche à oreille a été remplacé par la rumeur du Web. D’où le développement de sites communautaires, comme Babelio , Chroniques de la rentrée littéraire ou Critiques libres, de blogs comme La lettrine, Moi, Clara et les mots, Liratouva ou encore de forums de librairies en ligne comme Amazon, Fnac, Decitre.
« Aujourd’hui, les clients du livre se réfèrent à l’avis des internautes comme lorsqu’ils choisissent un restaurant ou un voyage », souligne Xavier Flamand, directeur de la section livres d’Amazon. Le jugement du quidam serait en effet gage d’indépendance et d’authenticité face à une critique officielle forcément paresseuse et vendue. Si nombre de sites, blogs et autres posts sont le fait de passionnés qui souhaitent simplement partager leurs goûts, d’autres sont souvent nés d’un haut-le-cœur face au fonctionnement du milieu littéraire.
Ainsi d’Abeline Majorel, 33 ans, ancienne pigiste littéraire, qui a créé en 2009 le site participatif Chroniques de la rentrée littéraire : « Savoir que sur un livre attendu il y aurait un concert de louanges de journalistes se félicitant entre eux, cela me navrait », explique-t-elle avant de dénoncer un système où on est à la fois auteur, journaliste et éditeur. Même constat chez la blogueuse Anne-Sophie Demonchy. Cette prof de lettres de 33 ans qui tient depuis six ans le blog La lettrine a eu l’idée d’écrire sur le Net après un stage au Figaro. « J’ai été écœurée du peu de place laissée à la littérature au profit des copinages et autres coteries. »
Le blogueur ? Une femme
Mais que trouve-t-on réellement sur le Web littéraire ? Surpasse-t-il vraiment les médias traditionnels en termes de prescription ? Et, surtout, est-il vraiment aussi vertueux qu’il le prétend ? Le verdict n’est pas simple à rendre. Ne serait-ce que parce que de nombreux sites ou blogs émanent de professionnels comme Remue.net, revue Web créée en 1997 par l’écrivain François Bon, Zone-litteraire, magazine animé depuis 2001 par des journalistes ou encore le blog très fréquenté de Pierre Assouline, La République des livres.
Ces derniers livrent un travail finalement très « pro », avec seulement plus de place, plus de liberté éditoriale, et la possibilité d’enrichir le contenu par des liens ou d’interagir avec leurs lecteurs. « J’ai ouvert mon blog pour écrire dans la longueur, le style et sur les livres que je voulais, ce que les médias classiques ne permettent plus », confirme le journaliste Frédéric Ferney qui s’est lancé sur le Web en 2009 après avoir œuvré pour le Monde ou le Point et animé l’émission Le bateau livre.
Des contributions à distinguer de celles des vrais amateurs, ou devrait-on dire plutôt des « amatrices » puisque, comme le rappelle Abeline Majorel, de Chroniques de la rentrée littéraire, le blogueur type « est une femme de plus de 35 ans ayant fait des études supérieures, exerçant une profession CSP + et lisant en moyenne plus de 12 livres par an ». Ce que confirme Guillaume Teisseire, 31 ans, cofondateur du site communautaire Babelio : « Nos contributeurs sont des femmes à 70 %, souvent bibliothécaires, documentalistes ou profs de lettres. »
Sur le Net, tout se vaut
Des sites où il n’est pas exclu de trouver parfois le meilleur. Des chroniques argumentées, rédigées avec un véritable ton, ce que devrait être la vraie critique en somme. De quoi apporter de l’eau au moulin de ces nouveaux acteurs du Web. « La critique journalistique, c’est juste la chronique d’une expérience de lecture augmentée par la légitimité d’être un journaliste attaché à un titre », assure Abeline Majorel, avant d’ajouter, non sans provocation : « Du coup, en quoi Jérôme Garcin ou François Busnel seraient-ils plus qualifiés que mon voisin pour juger d’un livre ? »
Certains professionnels y trouvent eux aussi leur compte, à l’instar de Sébastien Lapaque, écrivain et critique au Figaro littéraire. « Le Net a pris la relève des fanzines de jadis où l’on découvrait parfois les comptes rendus les plus originaux. Leurs rédacteurs s’accordaient le temps et la place de parler de ce qui les avait émus d’amitié ou de colère. Et il m’arrive de lire sur le Net de très bonnes critiques “bénévoles”, meilleures que dans beaucoup de journaux ou de magazines. »
Hélas, la plupart du temps, le commentaire est, au mieux, une prose scolaire et laborieuse, mêlant l’expression rudimentaire de sentiments personnels – « J’avais besoin de me vider la tête » – ou des éléments de situation inutiles – « J’ai ouvert ce roman dans la salle d’attente de mon médecin ». Au pis, il se réduit à une humeur sans thèse ni explications, bourrée de fautes d’orthographe, rédigée en langage SMS.
Une situation qui désespère jusqu’à certains blogueurs eux-mêmes : « Beaucoup se permettent d’écrire n’importe quoi, n’importe comment, en vertu d’une sorte de refus du snobisme qui permet de rejeter toute connaissance littéraire pour s’en tenir au jugement brut », déplore Anne-Sophie Demonchy. Sans parler des discussions qui dérapent. « Il y a toute la logorrhée des forums, tous ces commentaires absurdes qui ne concernent pas le livre, mais la prestation de son auteur chez Ruquier, etc. Une quintessence de la sous-culture journalistique mise au carré par la Grande Machine. Beurk ! » s’emporte Lapaque.
De fait, quand la critique amateur est mauvaise, elle finit par singer les pires travers des professionnels. Il est par ailleurs frappant de voir à quel point les geeks littéraires ne font pas toujours la différence entre commentaire et com. « Notre travail est de fournir la meilleure information à nos clients sur le livre qu’ils vont acheter » martèle Xavier Flamand, d’Amazon. Et, quand on tique sur le mot « information », Xavier Flamand rétorque que si « les avis des internautes en sont une composante, celle-là englobe aussi les portraits des auteurs et argumentaires fournis par les éditeurs » qui, rappelons-le, sont pourtant des outils promotionnels. D’où l’impression que, sur le Net, tout se vaut.
Pour Frédéric Ferney, aujourd’hui chargé par le Centre national du livre d’un rapport sur l’état de la critique littéraire en France en vue d’assises inédites qui seront organisées en novembre 2012 à Avignon, il faut voir là « une crise globale de l’autorité qui touche aussi bien l’école, la politique que la critique littéraire. D’un discours vertical on est passé à un discours horizontal. Et on ne fait plus la distinction entre la critique qui légitime et la promotion qui fait vendre ».
Impact sur les ventes
Justement, le Web littéraire fait-il vendre ? Parfois oui, notamment dans le cas des ouvrages condamnés d’avance par la presse qui, face à l’abondance de la production éditoriale, ne traite souvent que le déjà balisé. C’est d’ailleurs ce qui a aussi poussé Abeline Majorel à ouvrir Chroniques de la rentrée littéraire. « Quand 700 livres sortent en même temps, comment faire pour ne pas être submergé et perdu ? »
Entourée de ses 300 contributeurs, Abeline Majorel parvient à critiquer 400 livres à l’automne et 200 en janvier. C’est ainsi qu’elle a vu émerger bien avant la presse le best-seller la Couleur des sentiments de Kathryn Stockett (éd. Jacqueline Chambon, 2010) huit mois avant que le livre ne soit distingué par le Grand Prix des lectrices d’Elle. « Le nombre de commentaires qu’un ouvrage récolte sur Internet a forcément un impact sur les ventes », insiste Anne-Sophie Demonchy qui se souvient du succès de Cochon d’Allemand de Knud Romer (Les Allusifs, 2007), qui grâce à une campagne active des internautes a vite atteint les 7 000 exemplaires vendus.
Les genres qui bénéficient le plus de l’impact du Net sont bien sûr ceux qui sont quasiment portés disparus dans les médias traditionnels. « Les catégories qui recueillent le plus d’avis chez nous sont le roman sentimental, la science-fiction, la jeunesse et les mangas », confirme Xavier Flamand, d’Amazon. Un exemple récent l’illustre spectaculairement : la Couleur de l’âme des anges, roman adolescent de Sophie Audouin-Mamikonian, est classée directement cinquième des meilleures ventes de livres de sa catégorie un mois seulement après sa publication. Un best-seller entièrement porté par le « Web à oreille ». Comme le précise avec fierté le communiqué de presse de son éditeur, Robert Laffont : « Les blogueurs ont été à la pointe du phénomène en plébiscitant le livre sur Internet dès sa sortie. Cent dix chroniques élogieuses sont actuellement en ligne. »
Revendiquer le rôle du Net reste pourtant exceptionnel tant les éditeurs restent discrets sur le sujet. Pourtant, la place accordée au Web dans leurs plans médias ne cesse de croître. « Il y a deux manières de procéder, explique la blogueuse Anne-Sophie Demonchy. Soit les maisons d’édition invitent six blogueuses influentes pour un événement autour d’un auteur charismatique, type David Foenkinos ou Alexandre Jardin, avec séance photo complice et petites révélations propres à les amadouer. Soit les attachées de presse défendent auprès des blogueurs des livres dont elles savent qu’ils n’ont aucune chance dans la presse, et parfois ça marche. »
Les contacts sont parfois si étroits que la prétendue indépendance du Web littéraire vole en éclats. Le jour arrive toujours en effet où le responsable d’un site se retrouve invité à participer à des petits jurys littéraires ou incité à organiser sur sa home page des jeux-concours en échange de livres, quand on ne lui offre pas carrément une somme d’argent en échange de critiques. Si certains refusent tout contact avec les éditeurs, comme Anne-Sophie Demonchy ou Abeline Majorel, qui va jusqu’à faire transiter les ouvrages par son bureau et à les envoyer elle-même à ses rédacteurs afin de préserver leur intégrité, d’autres sont en revanche moins regardants.
Ainsi, Guillaume Teisseire avoue sans complexes monter des « opérations » avec la plupart des grands éditeurs parisiens. « Pour 1 000 euros, nous devons faire en sorte de faire rédiger 20 critiques d’un même ouvrage, détaille-t-il avant de préciser en toute innocence : mais ces critiques peuvent êtres positives comme négatives. » Même si l’argent ne va pas dans la poche des contributeurs mais dans les caisses du site, la pratique a de quoi laisser sans voix. Et le même de poursuivre : « Un seul éditeur a cessé cette opération après avoir recueilli une majorité de mauvaises critiques. Les autres continuent car, 20 critiques, même si c’est peu à l’échelle du Web, cela suffit pour commencer à créer le buzz. »
Voilà comment le Web littéraire peut aussi tomber dans des pratiques qui rappellent les pires monnayages du marigot germanopratin traditionnel où l’indépendance d’un journaliste peut notamment s’acheter au prix d’une préface grassement rémunérée par un éditeur. Ce qui fait dire à Sébastien Lapaque, lucide : « Il ne faut pas trop se leurrer sur le mythe des petits indépendants du Net contre les gros industriels de la presse écrite et audiovisuelle. Pour ce qui concerne la critique littéraire, ce qu’on observe sur le Web reproduit toute l’histoire des contre-cultures : cela commence dans l’euphorie libertaire, mais très vite intervient la mise au pas libérale. Il y a toujours des amateurs passionnés qui s’expriment sur la Toile, mais le quadrillage marchand est quand même de plus en plus serré. »
À l’heure où les enjeux économiques de l’édition sont de plus en plus importants, dans un marché chaque année plus difficile, l’avenir de la critique littéraire ne se joue pas dans le conflit entre médias traditionnels et Internet, mais bien dans l’éthique et l’exigence de ceux qui la pratiquent.
(1) Textes choisis et présentés par Jacqueline Razgonnikoff, éd. Artlys, 80 p., 12 €.
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Babelio.com : quand le Web devient un business modèle
Fondé en 2007 par Guillaume Teisseire et Pierre Fremaux, deux jeunes loups de cabinets de conseil médias passés par le cursus Sciences-Po et école de commerce, mais aussi par l’informaticien Vassil Stefanov, le site Babelio compte aujourd’hui 45 000 membres qui alimentent 300 nouvelles critiques par jour, qu’il s’agisse de grands classiques ou des dernières nouveautés parues en littérature générale, documents, BD ou jeunesse.
Pas étonnant que le site, qui totalise aujourd’hui 500 000 visiteurs uniques par mois, soit courtisé par de nombreuses maisons d’édition, de Gallimard à Harlequin en passant par Le Seuil, Flammarion ou La Musardine, qui participent régulièrement à l’opération « Masse critique ».
« Tous les trois mois, nous publions une liste de 100 à 150 titres que nous soumettent les éditeurs. Les blogueurs y choisissent les ouvrages qu’ils souhaitent chroniquer et les maisons d’édition leur envoient directement les livres. À chaque fois, ils ont 90 % de retour critique, ce qui est impossible dans la presse », précise Guillaume Teisseire.
Mais Babelio ne se limite pas à cette activité participative. Car le site, dont les locaux sont installés dans la pépinière pour jeunes entreprises créée il y a vingt ans par la chambre de commerce et d’industrie de Paris dans le XXe arrondissement, est une SARL, employant quatre personnes à plein temps. « Notre modèle est clairement commercial », admet Guillaume Teisseire.
Et d’expliquer que près de la moitié des revenus du site, dont le chiffre d’affaires s’élève à quelques centaines de milliers d’euros, provient de la publicité et des forfaits donnés par les éditeurs. L’autre moitié est réalisée par la location, par exemple aux sites de bibliothèques municipales, de la base de données littéraires constituée, pour l’essentiel, par les contributions des internautes. Ces derniers ne perçoivent pas la moindre rétribution.
(http://www.marianne2.fr/La-critique-litteraire-est-elle-si-Net_a216602.html)