Libération.fr - 20.03.2012
TCHAT - L'anthropologue Emmanuel Terray, spécialiste du XXe siècle, publie « Penser à droite » (Galilée), un ouvrage où il analyse les valeurs conservatrices et réactionnaires de la droite française. Il a répondu à vos questions.
- Véro. - Il n'y a pas qu'une seule droite, mais y a-t-il une valeur commune à cette multiplicité de droites ?
- Emmanuel Terray. - L'intention de mon livre c'est effectivement qu'en dépit de la variété des droites, variété dans l'espace comme dans le temps, il y a un socle commun à l'ensemble des pensées de droite, qui leur permet d'avoir une vision du monde relativement commune, et qui leur permet aussi de se réunifier quand l'adversaire se fait particulièrement menaçant.
- Arnaud. - Qu'est-ce qui est le plus important pour celui qui pense à droite, ses idées ou ses intérêts ?
- E. T. - Je crois que la question elle-même n'est pas pertinente, parce que les idées et les intérêts sont également importants pour les penseurs de droite. On ne peut pas réduire la pensée de droite à un simple masque de ses intérêts. En réalité, il y a une sorte de convergence merveilleuse entre la pensée d'un coté et les intérêts de l'autre. Les intérêts alimentant la pensée et la pensée justifiant les intérêts.
- Christophe. - L'individualisme, souvent décrié, est-il une manifestation de cette pensée à droite ?
- E. T. - L'individualisme est certainement l'un des avatars, et l'avatar le plus contemporain de la pensée de droite. En fait, l'individualisme libéral est l'adaptation actuelle de la pensée de droite aux conditions du capitalisme. L'individualisme est donc la forme la plus contemporaine de la pensée de droite, mais la pensée de droite a commencé bien avant le capitalisme, et, à mon avis, elle se prolongera bien après lui.
- Alice. - Votre livre paraît avant les élections présidentielles, est-ce intentionnel ? En quoi peut-il nous éclairer, juste avant de mettre notre bulletin dans l'urne ?
- E. T. - La date de cette parution est certainement intentionnelle, en tout cas chez mon éditeur. Ceci dit, le livre essaye de cerner une continuité de la pensée de droite, et les élections ne sont qu'une échéance mineure par rapport à ce problème.
- Nuage. - Le rêve, l'utopie ont-ils leur place chez ceux qui pensent à droite ?
- E. T. - Non, catégoriquement, non.
- Sandrine. - Comment la pensée de droite, qui cherche avant tout le maintien des valeurs conservatrices, la stabilité, s'accommode-t-elle de la mondialisation ?
- E. T. - Je pense, et j'essaye de montrer dans les dernières pages du livre qu'il y a, sinon un antagonisme, en tout cas une tension croissante entre la pensée de droite classique et le capitalisme mondialisé. La pensée de droite classique privilégie des valeurs comme la stabilité, la continuité, le consensus, alors que le capitalisme d'aujourd'hui prône le changement permanent, la compétition, et est largement indifférent aux valeurs morales et éthique. Il y a donc une tension croissante entre les deux. La difficulté est d'interpréter cette tension. Signifie-t-elle qu'une nouvelle époque de la pensée de droite se fait jour, qui renverrait le conservatisme social à la pensée réactionnaire, ou bien le sort de la bataille n'est pas encore réglé, et le conservatisme conserve-t-il une chance de l'emporter ?
- Alain. - « Le bon sens, près de chez soi », une bonne définition du « penser à droite » ?
- E. T. - Oui, c'est une assez bonne définition, elle est sommaire, mais elle est bonne.
- Ella. - Diriez-vous que la pensée de droite est héritière du catholicisme ?
- E. T. - Je dirais que la pensée de droite est à la fois héritière et orpheline du catholicisme. Pendant très longtemps, la pensée de droite a profité de la sanction que le catholicisme apportait à l'ordre établi. Cet ordre établi, œuvre de Dieu, ne devait pas être remis en cause, comme l'avait dit Saint-Paul: tout pouvoir était sensé venir de Dieu, et toute rébellion était une rébellion contre Dieu. Difficile d'imaginer légitimation plus solide de l'ordre établi, puisque cet ordre établi prenait ses racines dans la volonté d'un Dieu éternel, tout puissant et transcendant. La sécularisation, le recul de l'influence de l'église catholique laissent en quelque sorte l'ordre établi à découvert, et les penseurs de droite sont obligés d'inventer un nouveau fondement de l'autorité. Mais une autorité qui n'a pas de fondement transcendant est une autorité nécessairement fragile et précaire.
- Novice. - Pensez-vous, comme Alain, que le centre est forcément à droite ?
- E. T. - À mon sens, le centre n'a pas, et n'a jamais eu, d'existence politique. C'est la Révolution française qui a donné du centre la meilleure définition en le baptisant du terme de Marais. Les avatars actuels du centre me semblent justifier pleinement cette appréciation.
- Luc29. - La droite, n'est-ce pas le « enrichissez-vous » de Guizot, compatible alors avec la mondialisation ?
- E. T. - L'« enrichissez-vous » de Guizot désigne à coup sûr une dimension de la droite, celle que René Rémond appelait Orléaniste. Mais, la droite comprend bien d'autres composantes, et le fondement de la pensée de droite reste la défense de l'ordre établi.
- TheArtofYello. - Quand des idées de droite sont adoptées, même en étant euphémisées, par la gauche, cette gauche devient-elle de droite ?
- E. T. - Incontestablement, il est arrivé maintes fois à la gauche d'adopter des idées de droite, notamment dans le domaine du nationalisme, et dans l'attitude obervée vis-à-vis des étrangers. Cela signifie qu'entre la gauche et la droite la bataille idéologique est permanente, et que selon les circonstances et les rapports de force, l'hégémonie est exercée tour à tour par l'un et l'autre camp. Pour dire les choses rapidement, l'hégémonie était à gauche entre 1945 et 1975. Depuis cette date, elle est très largement détenue par la droite.
- Kalkie4. - Ne pensez-vous pas que dire que la droite est conservatrice et réactionnaire est un peu réducteur ? Ne pensez-vous pas qu'il y ait plus qu'un courant de droite, tout autant qu'il y a plus qu'une gauche...
- E. T. - En ce qui me concerne, je fais une distinction entre la droite conservatrice et la droite réactionnaire. Plus précisément, la droite défend l'ordre établi, mais cet ordre établi se transforme sous l'effet, soit de l'action des adversaires de la droite, soit du mouvement du monde. Et tôt ou tard, la droite conservatrice est confrontée à un choix, s'adapter à l'ordre transformé ou rester fidèle à l'ordre ancien. Dans le premier cas, elle reste conservatrice et attachée à l'ordre tel qu'il est désormais, dans le second cas, elle bascule dans la pensée réactionnaire. Une mutation de ce genre, s'est par exemple produite dans la première moitié du XIXe siècle, sous la première Restauration, la droite était aristocratique, prônait le retour à l'Ancien régime, à partir de la Monarchie de Juillet, une nouvelle droite est apparue, du fait de la Révolution industrielle et du fait de l'avènement des puissances d'argent. À ce moment, la première droite a basculé dans la réaction légitimiste, et la seconde droite orléaniste est devenue la droite conservatrice. Un écrivain a très bien décrit cette mutation, c'est Balzac.
- Jeanjean. - Au sein de l’électorat de la droite, comment est perçu le tournant libéral susceptible de bousculer certaines mœurs conservatrices ?
- E. T. - Je pense que le tournant libéral de l'économie et la marchandisation croissante de la société suscitent un profond malaise dans toute une partie de la droite, et en particulier dans la droite marquée par l'héritage catholique qui ne peut pas accepter que le chacun pour soi devienne la maxime décisive de la vie sociale.
- Tramuge. - Qu'est-ce que le conservatisme ? Je le pense très polymorphe et tout autant présent avec la même force à gauche qu'à droite. Quel est votre sentiment ?
- E. T. - Le conservatisme est certainement polymorphe, et il est incontestablement présent dans certaines fractions de la gauche, notamment sous sa forme corporatiste, lorsque la défense des acquis se transforme en défense des privilèges. Ceci dit, les gens de gauche qui professent ce conservatisme particulier en éprouvent toujours une certaine mauvaise conscience. Parce que, fondamentalement, la gauche c'est le refus de ce qui est, c'est la volonté de changer, c'est l'acception de l'utopie et du risque. D'une certaine manière le couple de la gauche et de la droite est assez bien représenté par le couple éternel de Don Quichotte et de Sancho Panza.
- Bepi. - En cas d'alternance (molle avec Hollande), la France a-t-elle la capacité de corriger rapidement la dérive sarkozienne, ou est-elle durablement marquée comme l’Angleterre de Mme Tchatcher ?
- E. T. - Personnellement, je ne crois pas du tout que l'action de monsieur Sarkozy ait la même portée et la même efficacité que celle conduite en son temps par madame Tchatcher. Monsieur Sarkozy a fait beaucoup de vent, beaucoup de bruit, mais si on se penche sur la réalité, les transformations concrètes sont plus difficiles à percevoir. Monsieur Sarkozy a beaucoup parlé de réforme, mais j'ai envie d'évoquer à son sujet la célèbre formule du prince Tancrède, dans le Guépard de Lampedusa: « Il faut que tout change, pour que tout reste pareil. » L'effort que j'ai fait a été d'essayer de comprendre la cohérence de la pensée de droite. J'ai été conduit à cette démarche, notamment par mon passé d'anthropologue, soucieux de comprendre la pensée des autres tribus. Je pense que cet effort est utile pour nous éviter les simplifications et les carricatures qui ne sont jamais bénéfiques pour notre action.
(http://www.liberation.fr/livres/1201607-c-est-quoi-une-pensee-droitiere)