Rue89.com - 16.03.2012
par Martin Untersinger |
Surveiller en temps réel l'intégralité des communications mondiales – Internet, téléphone, satellite –, même « cryptées », un rêve d'espion impossible ?
La NSA – l'agence américaine chargée du contre-espionnage, l'équivalent de notre DCRI – s'est lancée dans plusieurs projets qui vont lui permettre de réaliser ce rêve. C'est ce que révèle une longue enquête du magazine américain Wired, écrite par James Bamford, un des meilleurs spécialistes de la question.
Un gigantesque complexe
À Bluffdale, une bourgade de l'Utah de la banlieue de Salt Lake City, l'agence s'est lancée début 2011 dans la construction d'un complexe – top secret –, d'une ampleur totalement inédite, destiné à stocker et à analyser des quantités phénoménales de données. Les chiffres donnent le tournis :
* un coût de deux milliards de dollars ;
* une surface d'un million de m2, soit cinq fois la taille du Capitole à Washington ;
* 10 000 ouvriers habilités « top secret » ;
* une consommation électrique de 65 mégawatts (soit un quart de la puissance électrique consommée par Google) ;
* plusieurs milliers de m2 de serveurs, parqués sous deux gigantesques hangars.
À compter de sa mise en service, programmée en septembre 2013, ce centre va être abreuvé des données recueillies par les satellites, les antennes à l'étranger et les postes d'écoute secrets de la NSA dispatchés sur tout le territoire américain.
L'objectif ? Être capable de traiter des « yottabits » de données. Soit environ 1 000 milliards de fois plus que les disques durs de grande taille disponibles dans le commerce aujourd'hui. Bamford écrit : « Étant donné la taille des bâtiments et le fait qu'un terrabit de données peut désormais être stocké sur un disque grand comme le petit doigt, la quantité d'informations qui pourront être stockées à Bluffdale est réellement prodigieuse. Tout comme la croissance exponentielle de la quantité de données qui sont récoltées par la NSA et les autres agences. »
Opération Vent stellaire
Bamford apporte de nouvelles informations concernant l'opération Vent stellaire, lancée en 2001 par la NSA afin de surveiller toutes les connexions Internet et téléphoniques entre les États-Unis et le reste du monde, mais aussi à l'intérieur du pays. Bamford explique que l'ampleur de la surveillance opérée par l'agence est bien plus grande qu'imaginée jusqu'ici : « L'opération Vent stellaire ne comportait pas seulement la surveillance des conversations téléphoniques, mais également l'inspection des e-mails. »
William Binney, ancien mathématicien de la NSA, révèle à Wired que pour ce faire, l'agence a déployé sur tout le territoire des États-Unis des postes d'écoute, positionnés sur tous les nœuds importants d'Internet.
Il nous apprend également que la NSA utilise le « deep packet inspection » (DPI), une technique complexe qui permet d'inspecter le contenu de tout ce qui passe par le réseau : e-mails, messagerie instantanée (tchats), contenu des pages Internet consultées, notamment grâce à un logiciel développé par une filiale de Boeing. Bamford écrit : « Le logiciel cherche dans les e-mails des adresses précises, des lieux, des pays, des numéros de téléphone, des noms de personnes recherchées, des mots-clés, des phrases. Toute communication qui éveille les soupçons est automatiquement copiée, enregistrée. »
« On est à ça d'un État totalitaire »
On apprend également que ce programme avait accès aux détails de facturations – l'équivalent des fameuses fadettes – du mastodonte des télécoms américain AT&T, ce qui lui permettait de savoir « qui appelait qui aux États-Unis et à travers le monde ».
Binney a quitté la NSA pour protester contre la direction prise par l'agence. Peu avant, il lui avait suggéré d'adapter la surveillance des gens en fonction de leur proximité avec une cible. La NSA a rejeté cette suggestion. « Ils stockent tout ce qu'ils récoltent », estime Binney.
Avec ces données, il est facile de tracer un portrait extrêmement fidèle d'un individu, explique-t-il : « On peut regarder tout le monde, tout le temps. » Et d'ajouter : « On est à ça d'un État totalitaire clé en main. »
Un « super-ordinateur » top-secret
On connaissait l'existence du « jaguar », ce super-ordinateur lancé en 2004, classé un temps comme le plus puissant au monde (aujourd'hui dépassé par un ordinateur chinois).
Mais on apprend dans l'article de Wired que la NSA a également mené un projet parallèle, un super-ordinateur top secret bien plus puissant que son homologue public, achevé en 2006.
Cryptographie : « Une énorme percée »
On apprend (encore) que, dotée de cette puissance de calcul sans équivalent dans le monde, la NSA s'est lancée dans une course que tout le monde croyait perdue d'avance : parvenir à casser les systèmes de chiffrage (la terminologie correcte pour ce qu'on appelle généralement « cryptage ») de données les plus complexes jamais conçus.
L'un d'eux – appelé AES – est aujourd'hui réputé inviolable. La NSA elle-même l'a adoubé. Il est aussi l'un des plus utilisés (par les services secrets, les entreprises, les activistes, les terroristes...). Et l'auteur de nous apprendre que l'agence américaine a récemment établi une « énorme percée » dans ce domaine... sans préciser laquelle. Il explique : « Le super-ordinateur secret de la NSA est modifié spécialement pour la crypto-analyse, et utilisé pour déchiffrer un ou plusieurs algorithmes spécifiques, comme l'AES. »
C'est ainsi que les pièces du puzzle se mettent en place. Jamais rêve d'espion n'avait été aussi proche de la réalité : des capacités de stockage dantesques, des super-ordinateurs d'une puissance inouïe, des sources de données quasi-illimitées et des technologies de chiffrage susceptibles d'être cassées.
Les contre-espions américains sont « à ça » de pouvoir surveiller, intercepter, analyser et comprendre toutes les télécommunications qui transitent sur la planète.
(http://www.rue89.com/2012/03/16/tout-voir-tout-entendre-les-espions-en-revaient-les-usa-lont-presque-fait-230286)