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 Boukrouh : réflexion avant et aujourd'hui

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Aomar

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MessageSujet: Boukrouh : réflexion avant et aujourd'hui   Boukrouh : réflexion avant et aujourd'hui EmptyDim 19 Fév - 18:41

Le Soir d'Algérie - 19.02.2012
par Nour-Eddine Boukrouh

Dans une de mes dernières contributions parues dans ces mêmes colonnes (23-26 janvier), je disais que l’islamisme arrivé au pouvoir par l’alchimie des révolutions arabes, et qui laisse entendre qu’il va réussir chez lui comme l’AKP en Turquie, a en fait peu de chances de rééditer cette réussite car il n’a pas été, comme lui, soumis depuis sa naissance et des décennies durant à deux limites entre lesquelles il était obligé d’évoluer sans possibilité de les transgresser : la laïcité inscrite dans la Constitution, et les pré-requis nécessités par la perspective d’intégrer l’Union européenne.

Ces deux contraintes qui, à la longue, ont façonné sa nature et lui ont servi de garde-fou, se sont avérées fructueuses et salutaires puisqu’elles lui ont permis de gouverner sans interruption pendant douze ans. Il manque à l’islamisme arabe un autre atout : l’ancienneté et l’expérience de l’AKP qui n’a gouverné seul qu’après quarante ans de cohabitation au parlement et au gouvernement avec d’autres forces, et après avoir dirigé de grandes agglomérations comme Ankara et Istanbul dont l’actuel Premier ministre a été le maire pendant des années. C’est dans ces fonctions électives que les cadres de l’AKP ont fait leur apprentissage de la gestion de l’État.

En opérant un recul dans l’histoire, on remarque que ces deux contraintes étaient présentes dans l’Algérie coloniale. Au sein du Mouvement national qui s’était formé pour combattre le colonialisme, il y avait une composante islamique, l’Association des oulémas algériens. Invoquant le principe de la séparation du culte et de l’État, elle a revendiqué pendant des décennies son application au culte musulman afin d’en prendre la charge, et réussit à quadriller le pays avec un réseau de plusieurs centaines d’établissements d’enseignement libre. Vivant sous le régime de la laïcité qu’ils voulaient tourner à leur avantage, les oulémas accomplissaient leur mission sociale et éducative tout en réfléchissant à l’avenir, au jour où l’Algérie recouvrerait sa souveraineté. Comme s’il avait deviné l’usage qui pourrait être fait de la religion dans le domaine politique, Ben Badis avait donné pour devise à son journal ( Al-Mountaqid) : « La vérité au-dessus de tous, la patrie avant tout ». C’était en 1924. Quel journal islamiste de par le monde afficherait une telle devise aujourd’hui ?

Et comme s’il s’était représenté ce qu’allait être cet avenir — celui que vit l’Algérie depuis que l’islamisme charlatanesque s’est abattu sur elle —, il avait écrit dans le Manifeste doctrinal de l’Association des oulémas en 1937 : « L’islam honore et glorifie la raison et recommande de baser tous les actes de la vie sur l’usage de la réflexion… Il propage sa doctrine par l’argumentation rationnelle et la persuasion, non par la ruse et la contrainte… Son régime est essentiellement démocratique et n’admet point d’absolutisme, même au profit de l’homme le plus juste. »

Dans les madrassas ouvertes par l’Association, on enseignait les mêmes matières que celles dispensées dans les écoles françaises en dehors de l’arabe et des cours religieux. J’ai été élève pendant plusieurs années dans l’une d’elles à El- Biar dans les années cinquante. Elle portait le nom de Madrassat at-Tahdib et était dirigée par un personnage à l’allure martiale dont j’ai oublié le prénom mais gardé le nom : M. Foudhala. La mixité était quelque chose de naturel puisque j’y allais avec mes sœurs. Les maîtres s’habillaient selon leurs moyens, le directeur était toujours impeccablement mis, avec costume, cravate, et il n’y avait ni qamis, ni calotte blanche ou rouge, ni barbe, bien ou mal taillée, ni claquettes aux pieds. On n’avait jamais vu ou entendu parler de hidjab ou de niqab, et encore moins de tenue afghane. Il faut dire que Kaboul n’avait pas encore ravi sa place à Paris dans le « chic féminin ». Dehors, les femmes mettaient le haïk, mais pas les jeunes filles.
À l’intérieur du pays, on ne savait pratiquement pas ce que c’était.

Les Algériens vivaient à l’écart des Européens, entre eux, selon leurs coutumes locales et leurs traditions religieuses. Dans cette société pauvre, indifférenciée socialement mais solidaire et fraternelle, les oulémas, les imams et les hadjis occupaient une place prestigieuse. Ils étaient regardés comme les guides moraux du peuple sans qu’ils cherchent à lui imposer une quelconque tutelle ou à s’ériger en directeurs de conscience. Ils ne se posaient pas en guides, c’est la considération morale dont ils étaient entourés qui les faisait passer pour tels parce qu’ils étaient ouverts d’esprit et donnaient le bon exemple. Il existait dans les villes des lieux mal famés, dans la haute et basse Casbah notamment, il y avait des débits de boissons alcoolisées, le kif se vendait à la sauvette, et si ces marchés existaient et fleurissaient, c’est parce que les consommateurs et les habitués des lieux étaient musulmans, les Européens ayant leur propre monde. Les imams et les sages du quartier leur faisaient la morale quelquefois, à l’approche du Ramadan et des fêtes religieuses, ou alors ils étaient flétris par quelque juron lancé à leur face quand ils se livraient à un affront en public. Tout le monde, au fond, s’apitoyait sur eux plus qu’il ne les blâmait.

On ne connaissait pas la promptitude à excommunier, les vociférations et les anathèmes, même envers les ivrognes, les personnes de mauvaise vie, ou ceux et celles qui s’étaient complètement « francisés ». Il régnait une tolérance naturelle, généreuse et bonhomme, sans tendre à la connivence ou verser dans la permissivité. Au contraire, la société secourait les déviants au lieu de les juger et de les condamner. Toute seule, sans avoir un État ou l’argent du pétrole. Chacun menait son existence, droite ou zigzagante, selon son bon vouloir mais dans le respect des codes sociaux. En lisant Lebbeïk de Bennabi ou Ce que le jour doit à la nuit de Khadra, on retrouve un peu de cette ambiance. Il y avait beaucoup d’âme, de philosophie et de miséricorde dans les rapports humains. Que l’on fût pieux ou dévergondé, il fallait juste respecter les usages, les formes et les convenances. Il ne pouvait pas venir à l’esprit de quelqu’un d’accoster un autre pour l’inciter à aller à la mosquée, l’interroger sur sa tenue, celle de sa femme ou de sa sœur, ou pour lui demander s’il jeûnait ou non. Personne ne surveillait personne alors qu’on était en pleine guerre et que la délation était redoutée.

Cette ambiance de tolérance s’étendait aux Européens et aux juifs. Dans les grandes villes, il existait entre les trois communautés un climat d’émulation, et les plus défavorisés économiquement et politiquement — les Algériens — étaient ceux qui avaient le plus à cœur d’être à la hauteur, peut-être parce qu’on tenait à les faire rentrer de force dans les clichés de « fanatiques » et d’« arriérés ». Malgré la modestie des moyens, ils avaient leur tenue du dimanche et ciraient leurs chaussures pour sortir se promener ce jour-là ou aller faire une partie de dominos ou de ronda. Qui met un costume le vendredi, aujourd’hui ? Combien sont ceux qui possèdent chez eux une brosse et du cirage ? On s’est débarrassé de ce souci avant même l’apparition du qamis et des claquettes.

Le 5 août 1934, des affrontements d’une grande violence éclatent entre Algériens et juifs à Constantine où un Israélite éméché avait uriné contre le mur d’une mosquée, avant de s’étendre à d’autres villes. Ils se solderont par une vingtaine de morts de part et d’autre. Les oulémas, Ben Badis en tête, ont déployé pendant ces évènements toute leur énergie pour les faire cesser. Bennabi, qui se trouvait à Tébessa, apporte dans ses Mémoires ce témoignage : « Nous nous opposâmes à Tébessa à ce que la minorité juive subisse le moindre dommage. La nuit, nous faisions même une garde sous le balcon d’un certain Moraly que nous pensions être le plus susceptible d’attirer une vendetta. L’imam de la ville fut sublime, rassurant jusqu’à sa porte un malheureux juif attaqué par un voyou… Le cheikh Ben Badis fut durant ces pénibles évènements d’un grand courage et d’une parfaire dignité. » Quel savantissime cheikh, quelle figure intellectuelle arabe ou musulmane ferait aujourd’hui barrage de son corps pour protéger les chrétiens d’Égypte ou d’Irak ? Je n’ose pas parler de juifs. C’est dire s’il faisait bon vivre dans les réduits laissés par l’occupation française aux Algériens. Il y avait l’islam, sans l’islamisme, il y avait la foi et la joie de vivre en même temps, tout le monde était musulman, mais personne n’était islamiste. En comparaison avec la terreur apparue dans le sillage de l’islamisme depuis deux décennies, c’était l’âge d’or, un âge que ce pays ne retrouvera peut-être jamais. Il en allait de même en Tunisie, au Maroc, en Libye et en Égypte. Il n’y a qu’à voir les films en noir et blanc de l’époque. Notre pays est l’un des rares au monde à ne pas abriter de minorités religieuses ou ethniques. Que serait-il advenu d’elles pendant la décennie noire ?

L’islamisme a introduit dans la société algérienne la suspicion, la déshumanisation des rapports, la laideur, la haine et la mort. Il a créé l’ennemi intime, l’ennemi invisible qui s’insinue dans les familles, les quartiers, les lieux de travail et les hameaux. Les dommages apportés à l’islam et aux Algériens par l’islamisme sont plus grands et plus graves que ceux que leur a causés le colonialisme. En près d’un siècle et demi, celui-ci n’a pas réussi à diviser les Algériens ou à les conduire à s’entretuer. L’islamisme à réussi à le faire en à peine quelques années. Il les a divisés intellectuellement et politiquement en deux : les musulmans de toujours et les musulmans islamistes. Il a éradiqué une partie de l’élite, des frères sont devenus ennemis, des familles se sont disloquées, les voisins sont devenus suspects les uns aux autres, et les quartiers ont perdu leur solidarité. Sans possibilité de se séparer ou d’aller se refaire ailleurs. Il est la cause directe ou indirecte de centaines de milliers de morts. C’est un bilan de guerre, d’une grande guerre dont les séquelles dureront longtemps.

C’est que l’ennemi intime est plus problématique que l’ennemi étranger. L’étranger peut partir, il a où aller, mais pas le compatriote, le voisin ou le frère. Contre le colonialisme, les choses étaient claires. La ligne de démarcation était connue, visible, évidente, et les adversaires bien campés dans leurs rôles respectifs. En cas de conflit, chacun savait ce qu’il aurait à faire et que l’affaire finirait par se régler d’une façon ou d’une autre. Sept ans ont suffi pour que l’envahisseur retourne d’où il est venu.

Après vingt ans de tueries, le terrorisme islamiste sévit toujours.

Ce sera peut-être pour cent ans, comme dans les guerres de religion connues par l’Occident au Moyen-Âge. L’islam maghrébin était ouvert, tolérant, civilisé, pacifique, jusqu’à l’arrivée de l’islamisme radical importé d’Égypte, du Pakistan et d’Afghanistan à partir des années 1970. De tous les pays arabo-musulmans, nous sommes celui qui a payé le plus lourd tribut à cette importation qui, mélangée au populisme et au nihilisme locaux, a donné un islamisme de bas étage, haineux et violent. Les principaux promoteurs intellectuels de cet islamisme sont l’Égyptien Sayyed Qotb et le Pakistanais Mawdudi.

Le pronostic vital de leurs pays respectifs est aujourd’hui engagé de leur fait. C’est l’effet boomerang ou, comme dirait Bennabi, « la Némésis des idées trahies ». Ben Badis a été l’une des rares personnalités religieuses du monde musulman à approuver le projet d’abolition du califat par Mustapha Kemal en 1924. Il a écrit à la veille de cette décision : « Le jour où les Turcs aboliront le califat, ils n’auront pas aboli le califat au sens islamique du terme, mais un régime de gouvernement qui leur est propre. Ils ont liquidé un symbole sans consistance qui a été une source de fitna absurde entre les musulmans… Le mythe du califat ne deviendra pas réalité, les musulmans finiront par s’aligner sur ce point de vue. » (Cf. Penseurs maghrébins contemporains, Horizons maghrébins, Ed. Cérès, Tunis, 1997).

Ce faisant, le cheikh s’était mis en porte-à-faux avec les positions prises par Rachid Rédha et l’université islamique d’Al-Azhar qui étaient restés attachés à l’idée de restaurer le califat. Il soutiendra également Ali Abderrazik quand celui-ci essuiera les foudres des oulémas égyptiens pour avoir publié en 1925 son fameux livre L’islam et les fondements du pouvoir. C’est dans cette effervescence (1924- 1928) que sont nés en Inde le mouvement Jamaat at-tabligh (Groupes de prédication) et en Égypte le mouvement des Frères musulmans.

Ben Badis ne voyait le califat qu’assumé par une structure collégiale réunissant sunnites et chiites qui assumerait des fonctions purement morales et religieuses, les fonctions politiques, sociales et économiques restant du ressort des États. Il écrit à ce sujet : « Aucune personne n’est autorisée à prendre la direction des affaires de la oumma sans que celle-ci l’en ait chargée. » La vision du monde développée entre les années vingt et cinquante par nos vénérables oulémas était très en avance sur celle que prônent aujourd’hui les oulémas les plus éclairés et les plus modérés. On s’en rend compte mieux que jamais à la lumière de la nouvelle situation du monde arabe : ils étaient dans le vrai et le juste. Quel homme de religion de premier plan se hasarderait aujourd’hui à offrir de partager le califat avec les chiites ? La charte des Frères musulmans, rédigée par Hassan al-Banna sous le titre Notre Crédo, stipule en son point 5 : « Je crois (achhadou anna…) que le musulman a pour devoir de faire revivre la gloire de l’islam en promouvant la renaissance de ses peuples, en restaurant sa législation. Je crois que le drapeau de l’islam doit dominer l’humanité, et que le devoir de tout musulman consiste à éduquer le monde selon les règles de l’islam. Je m’engage à lutter tant que je vivrai pour réaliser cette mission, et à lui sacrifier tout ce que je possède. » « Dominer l’humanité », « éduquer le monde », rien moins que ça. Cela ressemble aux tartarinades d’Ahmadinedjad promettant obsessionnellement de rayer Israël de la carte alors que ce dernier possède depuis les années soixante des centaines de bombes atomiques tout en le niant, mène des cyber-attaques contre les centrifugeuses iraniennes dans le plus grand silence, élimine l’un après l’autre les ingénieurs atomistes iraniens à Téhéran même sans le reconnaître, et se prépare à bombarder les installations nucléaires iraniennes dans le secret le plus absolu. C’est aussi ce que promettaient de faire Nasser et Saddam devant d’innombrables foules en délire avant de connaître l’humiliation de la guerre des Six jours et la destruction de l’Irak au terme de la guerre du Golfe. Saddam ne possédait même pas les armes avec lesquelles il menaçait de brûler l’État juif. Elle est bien curieuse cette propension des leaders arabo-musulmans à révéler à l’ennemi leurs intentions, et à promettre à l’ennemi plus qu’ils ne peuvent tenir. C’est comme si, travaillant contre leurs propres intérêts, ils voulaient donner l’alerte pour que le monde entier se mobilise contre eux et leur inflige d’effroyables dommages. A-t-on jamais entendu leader israélien annoncer ses intentions dans un grand meeting ? Israël n’annonce pas, il fait. Eux annoncent, mais ne font pas. Allez savoir pourquoi !

L’islamisme arabe et l’islamisme turc ne se ressemblent que de loin. À ce que l’on sache, ce dernier n’a pas tué pour arriver au pouvoir ; il n’a pas divisé en deux son peuple ; il n’a pas clochardisé la Turquie, ni enlaidi et attristé sa vie. Il y est arrivé par les voies de la persuasion, de la légalité, de la démocratie et de la rationalité. Comme je le disais dans la dernière série, la laïcité et le tutorat de l’armée l’ont servi plus qu’ils ne l’ont desservi. Au surplus, l’islamisme n’a été qu’un juste retour des choses en considération de ce qu’a fait subir Mustapha Kemal à ce pays. "Chassez le naturel, il revient au galop", dit un adage français. Ce qui est arrivé, c’est que l’islam — le naturel chassé — est revenu au galop après la mort d’Ataturk. Il l’avait vraiment chassé de la vie des Turcs.

Entre 1921 et 1923, il commence par faire adopter par la Grande assemblée nationale une série de lois constitutionnelles disposant que « la base de l’État turc est la souveraineté du peuple » et la Turquie « une démocratie parlementaire ». Hostile à l’abolition du califat, l’Assemblée lui propose de devenir calife, mais il refuse l’offre avec dédain. Le 3 mars 1924, il lui présente un projet de loi supprimant le califat et imposant la laïcité. Sous la menace des armes, les députés votent le texte. Ceux qui s’y sont opposés, même parmi ses anciens compagnons, ont été pendus ou fusillés. Ayant désormais les mains libres, il entreprend une tâche que peu d’hommes dans l’Histoire ont osée : changer l’âme d’un peuple, le couper de ses racines spirituelles et historiques, le vêtir d’une identité qui n’est pas la sienne, lui inculquer autoritairement des gestes et des habitudes étrangers à sa nature. Il abroge la législation ottomane inspirée de la charia et la remplace par le code civil suisse, le code pénal italien, et le code de commerce allemand. Il interdit sous peine d’emprisonnement l’usage des salutations islamiques (salamou alaïkoum) et toute expression de la culture arabe (littérature, poésie, musique, danse…). Il promulgue une loi assimilant le port du fez (tarbouche rouge) à un « attentat contre la sûreté de l’État », remplace le vendredi par dimanche comme jour de repos, et le calendrier arabe par le calendrier européen. Il fait fermer les mosquées, interdire les livres religieux, coupe toute relation avec les Arabes et se tourne complètement vers l’Occident. Il donne une année à la nation pour s’habituer à écrire en caractères latins la langue turque qui utilisait jusqu’alors les caractères arabes. Ces transformations radicales sans précédent furent menées en moins de quatre ans et se soldèrent par la mort de dizaines de milliers de récalcitrants. Le remplacement des caractères arabes par les caractères latins a rencontré la compréhension de Bennabi qui écrira un demi-siècle plus tard : « Il ne faut pas mettre tous les torts du côté turc. La mesure d’abolition peut être interprétée comme une réaction passionnelle… Il faut tenir compte d’une conjoncture dramatique dans laquelle la Turquie nouvelle faisait face aux suites du démembrement de l’Empire ottoman. Or l’historien ne peut pas ne pas tenir compte de la responsabilité des Arabes dans ce démembrement qui aboutira, entre autres, à l’établissement d’Israël en Palestine. » (Les avatars de l’arabisation, in Révolution africaine du 2 juin 1968).

Quand Ataturk décède en 1938, Ben Badis lui rend un vibrant hommage : « Mustapha Kemal n’était pas l’artisan de la renaissance de la seule Turquie. Il fut l’artisan de la renaissance de tout l’Orient musulman, et de ce fait, il modifia le cours de l’histoire et jeta les bases d’une formation nouvelle ; il était à juste titre l’un des plus grands génies de l’Orient qui ont influencé la religion de l’humanité et son existence depuis les siècles les plus reculés… Mustapha Kemal a arraché aux Turcs les “commandements de la jurisprudence traditionnelle“, et il n’est pas seul responsable de cela. Les Turcs ont la possibilité de les remettre en cours quand ils le voudront et comme ils le voudront. Mais il leur a restitué la liberté, leur indépendance, leur souveraineté et leur grandeur parmi les nations de la terre… Quant au calife des musulmans, "il s’asseyait dans son palais sous l’autorité des Anglais occupant sa capitale, immobile et muet…" » (Cf. B. Bessaïeh in L’Algérie belle et rebelle, de Jugurtha à Novembre, Ed. Anep, Alger, 2004).

Quelle autre personnalité religieuse l’a fait, quel alem dirait aujourd’hui quelque bien de cet homme ? Il n’y a pas qu’un hommage dans ce texte, il recèle une vision de l’avenir qui ne peut être comprise qu’aujourd’hui. Effectivement, Ataturk a sauvé la Turquie et en a fait une nation moderne, libre et souveraine. Or voici que l’AKP a pu, à partir de cet acquis, lui restituer dans la paix et la sérénité son identité. Le leader turc s’est essayé à quelque chose d’irréalisable : on ne change pas de force l’âme d’un peuple ; une âme n’est pas un organe qu’on peut remplacer par un autre. Le colonialisme s’y est essayé en Algérie, comme le communisme dans le monde slave, avec exactement le même échec. On peut par contre la dépoussiérer et la faire évoluer si elle est persuadée de l’intérêt et de la justesse de l’évolution proposée. Le problème de l’islamisme appelle d’autres solutions que les coups d’État et la répression, il attend des réponses éducationnelles, culturelles, intellectuelles et économiques. Il ne s’agit pas de chercher à refermer la boîte de Pandore sur lui, cela a déjà été fait en pure perte, mais d’améliorer le niveau d’éducation et de développement socioéconomique des masses.

Comment sortir de la culture théocratique ? Comme en sont sortis les pays de tradition chrétienne, comme sont sortis du communisme les peuples qui y étaient asservis : par l’aspiration à la liberté, par la libération de la pensée et de l’expression, par une rénovation du fond mental. L’Occident est passé par là, il a attaqué le despotisme de droit divin à la base, sapé ses fondements culturels en lui opposant la raison, la philosophie, la critique, les sciences humaines et le droit des gens, avant de l’achever par les révolutions politiques. Ensuite, il a mis à sa place la souveraineté populaire, le droit positif, la liberté de culte et d’expression, et le couronnement de tout cela, l’État de droit. C’est ainsi que la culture théocratique a été progressivement remplacée par la culture démocratique. La religion n’a pas été supprimée ou interdite, mais éloignée de l’exercice du pouvoir qui est la somme des délibérations, décisions et actes pris au quotidien pour gérer au mieux et sur la base de ces valeurs les intérêts de tous. En quelques décennies les peuples arabo-musulmans peuvent réaliser ce que les Occidentaux ont mis un demi-millénaire à réaliser parce qu’ils n’avaient pas à leur disposition le savoir, le potentiel économique et les technologies de communication d’aujourd’hui. Les idées circulaient à la vitesse du cheval alors que de nos jours elles vont à la vitesse de l’éclair, du clic d’une souris d’ordinateur.
N. B.
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