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 Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions

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Faïza

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MessageSujet: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptyJeu 7 Avr - 19:17

Le Soir d'Algérie - 7.04.2011
Par Nour-Eddine Boukrouh

Réflexion - Ambiance de révolution

L’histoire, la psychologie et la sociologie s’interrogeront longtemps sur le rapport entre le geste de Mohamed Bouazizi et la fulgurante ouverture de l’esprit arabe à l’idée démocratique.

Si l’on devait se contenter d’une formule elliptique pour expliquer ce rapport, on pourrait dire que ce qui, en Mohamed Bouazizi, a touché les Tunisiens est exactement ce qui, dans les Tunisiens, a touché les Égyptiens. C’est cet influx nerveux qui s’est propagé d’un homme à un peuple, puis d’un pays à plusieurs autres. En mettant le feu à son corps, Bouazizi a embrasé l’âme tunisienne, lui donnant ce «sursum corda» qui l’a hissée au niveau à partir duquel l’être humain ne craint plus rien : ni les coups, ni la prison, ni la mort. A partir de cet instant, les Tunisiens n’étaient plus les mêmes. Ils étaient méconnaissables à leurs propres yeux, en même temps qu’à ceux de la planète. Bouazizi n’a pas libéré un peuple, il a libéré une psychologie commune à une aire culturelle. Il n’a bien sûr rien prémédité. La politique ne l’intéressait pas, ni l’histoire. Son horizon était son gagne-pain, une charrette qu’il rêvait de remplacer par un véhicule motorisé pour moins souffrir dans son travail et mieux pourvoir aux besoins de sa famille. Mais son geste fatal a déclenché une indignation qui s’est étendue à sa petite ville, puis à de plus grandes villes, puis à la capitale où elle arriva sous la forme d’un énorme nuage de colère.

Si l’unité arabe n’existait pas politiquement, elle existait psychiquement. C’est ce qu’a démontré le sacrifice de Bouazizi. L’être profond des Arabes a été bouleversé par ce qu’il a vu en Tunisie, et c’est ce qui explique le phénomène de contagion qui a ébahi le monde. Il y avait un Bouazizi dans la tête de chaque manifestant tunisien, il y avait un Tunisien dans la tête de chaque manifestant égyptien, il y avait un Tunisien et un Égyptien dans la tête de chaque Yéménite, et ainsi de suite. La révolution pour la démocratie est d’abord une révolution culturelle, elle a signé la fin d’un modèle devenu anachronique dans le monde moderne. Ce qui s’est passé ne relève pas du simple changement politique, mais du changement systémique, de la rupture épistémologique. Le despotisme étant le produit d’une culture, sa remise en cause est fondamentalement la remise en question d’une conception du monde qui a fini par craquer à l’entrée du troisième millénaire après une résistance qui a duré des siècles. C’est son ancienne représentation de la religion, de la société, de l’homme, de la femme, de la politique, qui empêchait le monde arabe de tendre vers la démocratie. Il évoluait dans un univers mental où le despotisme était quelque chose qui allait de soi. En terre orientale, la culture des «Mille et Une Nuits» est présente dans l’esprit des sujets autant que dans celui des despotes. Et il n’y a pas pire despotisme que celui qui s’exerce au nom du sacré : l’islam, la tradition, ou la révolution du 1er Novembre 1954 chez nous. Le pouvoir a assis son despotisme sur la monopolisation de la Révolution, et son principal adversaire, l’islamisme, a monopolisé l’islam pour justifier le totalitarisme qu’il nous préparait.

D’autres peuples ont ressenti l’indignation partie de Sidi Bouzid, mais pas les despotes parce que eux ne sont pas accessibles à ces états d’âme qui ne les concernent pas. Vivant dans un autre monde, en vase-clos, l’onde d’indignation ne pouvait les atteindre. Dans leurs pays, la vie nationale tourne autour de leurs personnes ; leurs entourages les flattent, les embaument, les divinisent. La flagornerie et la servilité leur font croire qu’ils sont des êtres prédestinés, la gloire de leurs peuples, leurs libérateurs, leurs guides, leurs pères-nourriciers… D’où leur sincère incompréhension, leur stupeur, lorsque le peuple s’est dérobé sous leurs pieds. N’est-ce pas l’air qu’affichaient Ceausescu et Madame avant d’être fusillés ?

Le sentiment de citoyenneté incubait dans l’inconscient arabe depuis des années. Le travail se faisait en silence dans les profondeurs de chacun. Ceux chez qui il s’est précocement formé et qui l’ont manifesté ont été emprisonnés, exilés ou assassinés. Dans le monde, beaucoup de choses changeaient parallèlement. Internet vint offrir à la «poussière d’individus » qu’étaient les peuples des sources d’information illimitées et leur proposer forums de discussion et espaces de rencontre plus commodes que les cafés, les salles ou les places publiques. WikiLeaks, avec ses révélations sensationnelles, ajouta son grain de sel. On était quelques dizaines, on devient des centaines, puis des milliers à partager de mêmes préoccupations. Les idées se rejoignent, les grains de poussière s’agrègent, les gouttelettes s’accumulent, le vase se remplit. La charge explosive est prête, il faut juste placer dedans un détonateur, mais personne n’en a. Il fallait ou que le destin s’en mêle, ou que le hasard fasse bien les choses. Ce fut finalement un battement d’ailes de papillon au pays d’Abou-l-Qacem Echabbi qui libéra l’énergie nucléaire contenue dans les grains de poussière.

L’idée qu’un fils de président puisse accéder à la présidence d’un pays ne choque pas en soi. C’est la façon dont il y accède qui peut être contestée. Il y a eu un père Bush président et un fils Bush président, sans que quiconque y trouvât à redire dans le pays le plus libre du monde car le fils a été proposé par le parti républicain après des primaires, et les Américains l’ont librement choisi par deux fois. Mais qu’arriverait-il si un président américain ou français installait à la Maison-Blanche ou à l’Elysée son fils sans élections, ou à l’issue d’élections truquées ? Passons, car ce n’est même pas imaginable. Il y a eu un mari président et une épouse présidente en Argentine, sans que personne s’en offusquât parce que le peuple l’avait voulu. Il y a eu en Inde une mère chef de gouvernement et un fils chef de gouvernement, sans que cela soit vu comme une atteinte à la démocratie car dans les deux cas le peuple les avait élus. Il y a eu au Liban un président qui a succédé à son frère, même chose. D’autres exemples peuvent être cités. Mais Castro a refilé le pouvoir à son frère, Kim il Sung à son fils Kim il Jong, et ce dernier a présenté au peuple coréen l’an dernier son successeur qui n’est autre qu’un de ses fils. Hafez al-Assad a désigné son fils Bachar pour lui succéder, et il a fallu tordre le cou à la constitution parce qu’il n’avait pas l’âge requis. Dans aucun de ces cas il n’y a eu d’élections démocratiques.

Le monde arabe est au printemps, l’Algérie en hiver. Les âmes sont recroquevillées, les esprits gelés et les gestes frileux. On cherche un abri chaud, on tire la couverture à soi, on se dispute les vivres. On a oublié les chants patriotiques revigorants, le chœur s’est dispersé, les voix se sont éteintes.

Le nuage qui s’était formé au-dessus de Tunis se mit en mouvement. Il zappa la Libye pour aller se fixer au-dessus du Caire où l’onde de choc était parvenue à «Oum-Eddounia». Au pays des Pharaons, quelques centaines d’Égyptiens avaient frémi à la vue des images télévisées venues du pays d’Hannibal. Leur sang ne fit qu’un tour, et ils sortirent dans la rue. D’autres centaines, puis des milliers d’hommes et de femmes, de Coptes et de Musulmans, de militants et de sans-parti, les rejoignirent et le tout devint une masse impressionnante.

La frilosité de chacun disparait au contact des autres, les peurs individuelles se capitalisent pour donner le courage collectif. On laisse tomber son emploi du temps, ses obligations, ses intérêts personnels. L’effet d’entraînement donne la dose d’inconscience qu’on n’avait pas. On se colle aux autres, on se solidarise d’eux, on n’est plus timide. On marche, on manifeste, on fonce dans le tas. Il pousse des ailes à chacun, on affronte les forces de l’ordre, on prend des coups. On voit tomber les premières victimes, on se découvre une âme de martyr. On n’a plus peur des matraques, des gaz lacrymogènes, des balles. Le lendemain, on est encore là, à «Maydan Tahrir», près de la grande Bibliothèque d’Alexandrie, ou dans d’autres villes du Delta. On passe la première nuit dehors, puis la seconde, puis la énième… Comme autrefois Pharaon, le despote s’indigna de l’apparition d’une hérésie chez son peuple. Ne pouvant tolérer que son culte soit abjuré, il sévit impitoyablement comme son lointain ancêtre, Mineptah, fils et successeur de Ramsès II, contre l’idée monothéiste portée par Moïse. Les historiens ont identifié Mineptah comme étant le Pharaon contre lequel s’est élevé Sidna Moussa, et sa momie a été retrouvée intacte à la fin du XIXe siècle dans la nécropole de Thèbes, confirmant le verset coranique où il est dit que Pharaon sera «sauvé dans son corps afin qu’il soit un témoignage pour la postérité» (XX, 91-92).

Quand les peuples se soulèvent, ils ne raisonnent pas, ils se vengent. Les ventres crient famine ; les âmes crient liberté. On ne décide pas d’imiter pour imiter. Les gens savent qu’il y va de leur vie, qu’ils peuvent rester invalides pour le restant de leurs jours, être emprisonnés et torturés. Ce n’est donc pas un jeu de mime. On se soutient dans l’engagement comme les supporters d’une équipe de football se soutiennent lors d’un match capital. C’est au stade que les esprits se chauffent, qu’on entre en transe, qu’on devient quelqu’un d’autre que celui qui vient d’acheter son billet d’entrée. On rentre sain d’esprit pour suivre le match décisif, on frise la folie pendant son déroulement. Dans l’ambiance électrisée, dans l’effervescence générale, le «moi» se dissout et devient un grain agglutiné à d’autres, une gouttelette grossissant une flaque. Selon qu’il soit seul ou en groupe, l’individu ne fait pas les mêmes choses. Seul, il est dirigé par sa raison personnelle. En groupe, celle-ci ne le commande plus. Elle laisse place à une motivation collective qui fait faire à chacun ce que son entendement ne lui aurait jamais dicté. On devient capable de tout. Pris isolément, aucun Arabe ne serait devenu un manifestant, nul n’aurait bravé le despote. Non par lâcheté, mais parce que l’homme, animal grégaire, ne fait les grandes choses qu’en association avec ses congénères. Une fois qu’on retrouve sa solitude, à la sortie du match ou à la fin de la manif, on redevient «normal». Personne en France ne sait pourquoi il y a eu Mai 1968.

Le nuage né à Tunis traversa la mer Rouge et stationna au-dessus de Sanâa. Là-bas, une pensée nouvelle avait galvanisé les descendants de la reine de Saba. «Quoi ? En Tunisie et en Égypte il y avait des despotes et des peuples d’hommes, alors que chez nous il y a un despote mais pas d’hommes ? Mieux vaut mourir en hommes que vivre en esclaves !» C’est sous pareille impulsion que les choses ont dû se déclencher. L’instinct grégaire, c’est une idée infusée à la foule, une injection d’adrénaline générale. On oublie qui on est, on met de côté son ego, on se sent en sécurité dans la multitude. On découvre le miracle de l’action collective, on soulève des voitures, brise des barrières infranchissables. On partage le croûton de pain et la cruche d’eau, on aime les autres, on se dissout dans la merveilleuse sensation du «Nous».

Dix millions de personnes sont sorties dans les différentes villes du Yémen certains jours. Avec combien de voix, fraude comprise, a été élu la dernière fois Ali Abdallah Saleh ? En Indonésie, Suharto est parti en 1998 au bout de 500 morts. En Tunisie, en Égypte, au Yémen, on n’a pas atteint ce chiffre. Sur le chemin du retour, le nuage s’appesantit dans le ciel libyen. Après les insultes et les menaces, le despote fit tinter les sous du pétrole pour amadouer ses compatriotes puis, las, envoya Sukhoï, Mig et Mirage bombarder les insurgés. On croyait revivre la Seconde Guerre mondiale : tous les Alliés étaient là, il ne manquait que le maréchal Rommel en face. Actuellement, le nuage se promène entre Manama, Amman et Damas, sans avoir encore jeté son dévolu sur l’une ou l’autre de ces capitales. Mais il n’a pas oublié l’Afrique du Nord où deux ou trois cieux l’attendent.

Une révolution est une fête, une communion, une libation. Et comme on est en terre musulmane, on retrouve la foi, on se remémore la «sira» du Prophète, son combat contre les idoles de La Mecque, son «djihad» contre l’oligarchie mecquoise. On se rappelle des scènes du film Ar-Rissala ( Le Message). Les «Allahou Akbar» qui fusent des gosiers hérissent le poil, on sent près de soi la présence des anges de Dieu, on pleure de joie, on se sent purifié, on a envie de donner de soi aux autres… Les chants patriotiques donnent la chair de poule, on les entonne à pleins poumons, les cheveux se dressent sur la tête. On est patriote, on fabrique l’histoire, on est exalté. On embrasse le drapeau, on l’embue de ses larmes, on s’en revêt. On retrouve l’estime de soi, la fierté d’être tunisien, égyptien, libyen, yéménite, bahreïni, syrien, jordanien, marocain… Et puis il y a cette tension contre l’ennemi commun, l’ennemi de tous, l’ennemi de la nation, l’ennemi de Dieu. Il est la cause de tous les malheurs du pays et de ses habitants, c’est lui le coupable, il doit s’en aller.

A cette tension intérieure, à cette force psychique, à ces facteurs qui ont été à l’origine de toutes les révolutions enregistrées par l’histoire, il faut ajouter un facteur inédit, peut-être plus déterminant que tous les autres, celui de la couverture médiatique permanente : les révolutions tunisienne et égyptienne ne se sont pas déroulées à huis clos, mais au vu et au su de l’humanité. C’est ce qui les a sauvées. Elles ont été retransmises en direct par toutes les chaînes de télévision. Les révoltés sont suivis pas à pas par les caméras, ils s’expriment au micro, ils se voient à la télé, et la répression est montrée au monde entier, au grand dam des despotes. Les chefs des grandes puissances parlent d’eux, s’adressent à eux, leur expriment leur respect et les rassurent sur la finalité de leur lutte : devenir des hommes libres. Ils réagissent à l’évolution des évènements nuit et jour, leurs cabinets se réunissent sans désemparer, ils appellent au téléphone les despotes, l’ONU s’empare de la question... Les manifestants n’occupent pas seulement les places de leurs pays, ils occupent la scène mondiale, ils sont au centre de l’univers. Il ne leur pousse plus des ailes, ils sont propulsés par des réacteurs nucléaires. Comment douteraient-ils de l’issue de leur cause ? Qu’est-ce qui pourrait les arrêter ? Le citoyen arabe est né, c’est l’électeur de demain, le député de demain, le ministre, le chef de gouvernement et le président de la République de demain. Il n’a pas attendu qu’Al-Azhar, Zitouna, ou quelque «alem» indépendant lui dise que la démocratie est «halal». Ils ne le lui ont pas dit dans le passé, ils ne le lui diront pas dans l’avenir. Le peuple tunisien mériterait largement le prix Nobel de la paix auquel on veut le proposer : il a rendu un grand service à l’humanité.

Le monde arabe est au printemps, l’Algérie en hiver. Les âmes sont recroquevillées, les esprits gelés et les gestes frileux. On cherche un abri chaud, on tire la couverture à soi, on se dispute les vivres. On a oublié les chants patriotiques revigorants, le chœur s’est dispersé, les voix se sont éteintes. Mais un jour le mauvais temps passera et le soleil luira, interdisant à notre ciel le nuage né à Sidi Bouzid. Parce qu’on aura fait le nécessaire auparavant.
N. B.




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M'hand

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MessageSujet: Re: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptySam 9 Avr - 9:44

Le Soir d'Algérie - 9.04.2011

Réflexion - Anciennes mises en garde
par Nour-Eddine Boukrouh

On peut avoir pensé à la lecture de ce que j’ai écrit dernièrement sur le despotisme qu’il m’a été inspiré par l’actualité, et que je l’ai peut-être abusivement étendu à notre pays. Eh bien non ! Sans prétendre être Nostradamus, Raspoutine ou un «chouaf», ni me faire passer pour un ancien moudjahid, je l’ai fait il y a trente ans, avec les mêmes accents et les mêmes mots, à une époque où il n’était pas facile d’y faire même allusion. Je présumais même de la réaction des peuples. Il ne m’avait manqué que d’ajouter à la liste des noms cités ceux de Kadhafi et d’Abdallah Saleh. Quant à Ben Ali et à Moubarak, ils n’étaient pas encore au pouvoir. Voilà en substance ce que j’écrivais dans « L’Algérien et le sens du monde », un article paru dans El-Moudjahid du 15 avril 1981 : « L’euphorie des premières années de l’indépendance passée, et en butte à une réalité d’année en année plus difficile, les peuples de l’hémisphère sud supportent de moins en moins le «droit divin de mal gouverner» de leurs dirigeants, ayant fini par comprendre la vanité des personnes, et par contre- coup la nécessité d’institutions «capables de survivre aux évènements et aux hommes». Echaudés par l’expérience du culte de la personnalité, de l’homme providentiel ou de la présidence à vie, ayant appris à leur détriment qu’un chef d’Etat pouvait ne se trouver être qu’un dément ou un sinistre bandit, persuadés enfin que «là où un homme est beaucoup, le peuple est peu de chose», ils abattent qui son Shah, qui son Somoza, qui son Bokassa. Le Tiers-Monde, qu’on n’a pas sans raison appelé la «zone des tempêtes», aspire à la paix civile, à la stabilité politique, au développement réel. Il aspire au discours public sensé, à l’exemple irréprochable, à la gestion éclairée. L’Algérie, qui a su se préserver de bon nombre de calamités devenues la marque principale du Tiers-Monde, a certes connu la démagogie mais n’est pas tombée dans la démence ; elle a fait l’expérience du césarisme, mais s’est ressaisie à temps…» Le mot «césarisme », s’il était nécessaire de le rappeler, vient de César et désigne la tyrannie.

Quatre ans jour pour jour avant l’explosion d’Octobre 1988, je revenais sur le sujet dans « Notre triangle des Bermudes » paru dans Algérie-Actualité du 4 octobre 1984 où je disais, en parlant de nous : « L’influence des hommes a pesé d’un poids trop lourd sur les affaires de la nation à toutes les échelles. La plus grande faute que l’on ait commise dans ce pays a été de méconnaître dans la pratique un postulat fondamental dans la vie des nations : les principes sont plus sacrés que la vie d’un homme ou d’un groupe d’hommes. Si la prééminence qui doit en toutes circonstances revenir aux principes, aux valeurs, aux idées, aux lois, est dévolue à la seule personne des hommes, rien ne pourra empêcher que tout le «système» soit grevé de leur marque propre et, partant, de leurs erreurs… Ce sont les édifices bâtis sur de telles confusions qui sont les plus prompts à s’écrouler. Ce sont les nations qui confient leurs destinées aux principes et aux lois qui perdurent…» Bien sûr, il fallait envelopper tout cela dans le laïus qui rendrait possible la publication de l’article, celui-là et tous les autres. On m’en a tellement refusé, et aucun de ceux que j’ai écrits entre 1970 et 1989 n’a été publié tel que je l’avais proposé. Il fallait dire des amabilités du Président, citer la Charte nationale, affirmer que les options socialistes étaient les meilleures, et veiller à ce qu’aucune personnalité au pouvoir ne s’estime visée. C’était surtout la tâche du rédacteur en chef ou du directeur de la publication. Il fallait louvoyer, guetter l’occasion, saisir l’opportunité d’un évènement ou d’un discours… Parfois, je retrouvais en achetant le journal des paragraphes qui n’étaient pas de moi, ou le titre carrément changé comme ce fut le cas pour « Le socialisme de la mamelle » publié le 10 octobre I985 dans Algérie-Actualité. Ce n’était pas le titre que j’avais donné à l’article, quoique l’expression figurât dans le corps du texte. Je l’avais intitulé, pour la petite histoire, « Le parti et son ombre ». En plus, il est sorti un mois après son dépôt.

C’était cela ou rien, car je n’étais pas journaliste et écrivais bénévolement. Ce n’est pas comme aujourd’hui où la presse est libre, et où les titres se comptent par dizaines. Je n’étais qu’un citoyen, sans aucun titre pour parler des affaires publiques. Seul le Président pouvait parler à la nation ou au nom de la nation. Moi, j’essayais d’arracher le droit de parler de mon pays. Une anecdote : un jour, j’ai passé une demi-journée dans le bureau de M. Noureddine Naït Mazi, le tout-puissant directeur général d’ El-Moudjahid, à négocier avec lui mot par mot l’article qui paraîtra fortement dénaturé le lendemain sous le titre de « Le Khéchinisme » (17 octobre 1979). C’était le second d’une série d’articles qui en comptait cinq, mais le patron du journal n’avait pas accepté d’aller au-delà. Pour lui, ce n’était tout simplement pas concevable. Le premier « Le génie des peuples », sorti une semaine plus tôt, lui avait échappé car le rédacteur en chef, le regretté Kamel Belkacem (avec qui je l’avais âprement négocié bien sûr), avait pris la décision de le publier sans se référer à lui. D’ailleurs, le surlendemain de la parution, M. Naït Mazi faisait sortir une longue réponse à mon article. Il y disait notamment : « Je voudrais me garder de porter sur les propos de M. Boukrouh un jugement manichéen qu’il ne mérite pas du reste : beaucoup de points soulevés par son auteur, beaucoup de thèses qu’il avance sont fort exacts, mais dans la mesure aussi où l’on se défend d’en tirer des généralisations qui risquent d’être abusives… Et c’est précisément en ce sens que l’article de M. Boukrouh, malgré toutes ses qualités de franchise, de réflexion sérieuse, de refus de toute démagogie, malgré le fait que – je le répète — j’en approuve bien des termes, a provoqué en mon esprit une impression d’incomplet, d’unilatéral, c’est-à-dire d’inexact, pour ne pas utiliser le mot de tendancieux…» On le comprend, l’honorable directeur devait rassurer en « haut lieu ».

Dix ans plus tard, le 18 mai 1989 exactement, une nouvelle passe d’armes publique nous opposait. Mais cette fois, les rôles étaient inversés. En effet, M. Naït Mazi avait publié dans son journal une « opinion » signée de lui, et moi je m’en prenais tout bonnement à cette opinion, c’est-à-dire directement à lui. Malgré tout, il eut l’élégance de publier intégralement, cette fois, mon point de vue, se contentant de l’accompagner d’une réplique commençant ainsi : « Et voilà que je retrouve M. Noureddine Boukrouh ! Nous avions déjà eu l’occasion, il y a tout juste dix ans, en octobre 1979, d’échanger publiquement des avis différents à propos du «génie du peuple algérien». Une décennie plus tard, il n’a pas changé et professe – quoiqu’avec beaucoup plus de virulence — les mêmes idées. J’aurais bien mauvaise grâce à lui en tenir rigueur. Ce serait plutôt le contraire, car j’ai moi-même une sainte horreur des «retournements de veste», de l’hypocrisie et des masques ! Avec lui, les choses sont claires et l’on sait parfaitement à quoi s’en tenir…» Ce sont je crois les deux seules fois où le directeur de l’unique quotidien francophone gouvernemental a commenté les écrits de quelqu’un. La plupart des patrons de presse actuels et les journalistes qui ont travaillé sous son magistère savent qui était et ce qu’était M. Naït Mazi : un seigneur, au sens moral et professionnel du terme, qui se retirera ensuite avec panache de la vie publique.

Revenons au despotisme. J’en ai traité une autre fois dans « L’obligation des vivants », un article sorti le 6 décembre 1984 dans Algérie-Actualité où j’écrivais : « Que de millions de vies humaines ont été sacrifiées sur l’autel de l’erreur par des dirigeants qui, se trompant sur l’art de gouverner ou de conduire les révolutions sociales, ont «Polpotisé » leurs peuples à coups de sabre. L’ère des «zaïms», des «Guides» et des «Petit père de la nation» n’est malheureusement pas close sur cette terre où l’on voit encore se lever des hommes leurrés se préparant à fourvoyer leur peuple dans des aventures comme celles qu’ont connues les peuples d’Égypte, de Guinée, ou du Chili. »

Les idées que je brasse actuellement, on s’en rend compte, je les ai pour la plupart brassées dans le passé. Ce qui les rend plus compréhensibles aujourd’hui, c’est le contexte, ce sont les exemples vivants qui s’offrent à l’observation de tous. Mais à l’époque, je les formulais sans qu’elles aient à quoi s’accrocher. Aussi se présentaient-elles la plupart du temps comme des spéculations irritantes ou des supputations irrespectueuses. La tendance générale dans les années 1970 et 1980 était à la béatitude, à la certitude que nous étions un grand pays, un peuple fait pour les miracles, et que nous étions partis pour devenir le Japon de la Méditerranée. Je vous assure, on le disait au plus haut niveau de l’État, et beaucoup l’écrivaient dans la presse et les livres, ou le disaient fièrement et fiévreusement à la télévision.

À leurs yeux, j’étais un blasphémateur, un dénigreur, car je m’inscrivais en faux contre ce qu’ils croyaient sincèrement. J’osais écrire en effet : « Il faut craindre le jour où il n’y aura plus rien à dire, où aucune épithète ne conviendra pour traduire les formes de scepticisme ou de désespoir ressenti, où personne ne pourra plus rien reprocher à personne, où la force de l’inertie aura eu raison de la dernière énergie… Notre pays est passé par une période de «delirium tremens» dont nos représentations mentales sont sorties profondément affectées. Nous en gardons encore des séquelles. Durant cette période, nous nous sommes imaginés devenus la Prusse de la Méditerranée. Nous avons pensé que la prospérité définitive n’était qu’à quelques barils de pétrole, juste à la sortie du deuxième plan quinquennal. Nous avons compris la notion d’indépendance nationale comme autant d’indépendances qu’il y avait d’individus. On s’est gonflé la gandoura, on s’est monté le bourrichon, à tel point que nous avons basculé dans la mégalomanie. C’est ainsi que nous nous sommes inconsciemment (?) corrompus. Entre l’épicurisme de quelques hauts responsables et le freudisme de beaucoup de dirigés, un modus vivendi s’est de lui-même établi, selon lequel la richesse nationale était à partager en fonction de modes d’appropriation particuliers à chaque catégorie. C’était presque de la rapine concertée. Mais prudence ! Lorsqu’on évoque la corruption, on a souvent tendance à l’assimiler à l’argent et à lorgner du côté des seuls «grands». Ce serait ignorer ou oublier que la corruption la plus grave est celle de l’esprit, celle qui dilue tout sens de la chose publique, tout esprit civique, toute conscience nationale. Celle-là demeure, subsiste, même lorsque l’argent n’est pas en cause. Ensuite, la corruption de monsieur Tout-le-monde n’est pas moins nocive, au contraire, car elle s’insinue partout et en tout, entache la moindre des relations sociales à tous les niveaux, dans tous les domaines. Si quelques-uns de ces «grands», effectivement, ne se sont pas appauvris en conduisant le «grand œuvre» du développement, beaucoup de «petits» n’ont pas hésité non plus à rafler tout ce qui pouvait leur tomber sous la main : bénéfices indus, salaires immérités, agiotages et traficotages de toutes sortes… Le capital de beaucoup d’entreprises est ainsi passé dans les ventres, et c’est à peine si les meubles n’ont pas été rongés. Le manichéisme n’est pas de mise. La responsabilité incombe aux «grands» tout autant qu’aux «petits». Les renvoyer dos à dos reviendrait à continuer les petits jeux dans lesquels la langue de bois excelle. Le choix du coupable n’est pas non plus à faire entre le «système» et les hommes, si tant est que l’on puisse séparer le premier des derniers, et l’habit du moine. » (Notre triangle des Bermudes).

Dans la dernière série d’articles, j’ai parlé aussi du marasme psychologique, économique et politique dans lequel patine présentement notre pays. Les questions que je posais, je les avais déjà posées en 1981 dans « L’Algérien et le sens du monde » : « Sommes-nous par exemple assurés que plus jamais nous ne connaîtrons la domination sous une forme ou une autre ? Sommes-nous appelés à jouer un rôle dans la réfection du monde, ou devons-nous attendre qu’il soit refait pour le subir une fois de plus ? Poser en ces termes le problème de notre sort dans le monde du troisième millénaire n’est pas détourner l’attention d’autres problèmes, plus urgents ceux-là, nous ne l’ignorons pas, ce n’est pas compliquer une affaire déjà fort complexe, celle de la nécessaire édification nationale, mais c’est tenter de situer notre marche par rapport à un processus déjà en marche, celui de la réalisation du Sens du monde. Il y aurait, aux dires d’un penseur, deux manières de considérer les choses qu’il a appelées la «perspective de l’aigle» et «la perspective de la grenouille» : si le premier a la faculté de saisir et le détail et l’ensemble, la seconde est condamnée à ne saisir qu’une partie des choses, du fait précisément de son angle de vue. Considérés donc de haut, quel sens prenons-nous, nous, nos œuvres, nos valeurs, nos buts ? Quelle place avons-nous dans le sens général de l’évolution ? Quel est notre message, que proposons-nous aux autres ? Où est la pensée algérienne qui se préoccuperait de tout cela ? Le terrain que n’occupent pas la réflexion, la recherche et l’étude est nécessairement occupé soit par l’ignorance démagogique soit par la «suggestion étrangère», ou par les deux à la fois. Et lorsque dans un pays ces deux espèces sont souveraines, il s’instaure dans l’esprit général une telle confusion qu’on ne sait plus où l’on va, ni ce que l’on fait, ni quel sens ont les mots ou la vie elle-même. Le monde dans son organisation actuelle travaille à son propre dépassement. Les philosophies en cours dans le monde font banqueroute. Avec quel viatique l’humanité du troisième millénaire entamera-t-elle sa nouvelle aventure ? » Par «sens du monde», j’entendais ce qu’on appelle aujourd’hui la «mondialisation». Dans le même article je citais, pour faire ressortir la responsabilité du pouvoir dans la situation générale, une pensée d’Ibn Khaldoun où il disait : « Tout dépend du gouvernement. Quand celui-ci évite l’injustice, la partialité, la faiblesse et la corruption, et qu’il est décidé à marcher droit, sans écart, alors son marché ne traite que l’or pur et l’argent fin. Mais que l’Etat se laisse mener par l’intérêt personnel et les rivalités, par les marchands de tyrannie et de déloyauté, et voilà que la fausse monnaie seule a cours sur la place. » On ne peut pas avoir bien vu il y a trente ans, et avoir tort aujourd’hui : si nous ne nous réveillons pas maintenant, ce printemps, cette année, en considération de ce qui se passe dans le monde et des exemples qui s’étalent sous nos yeux, je crains qu’il ne soit trop tard lorsque nous nous serons enfin réveillés.
N. B.

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Moussa




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MessageSujet: Re: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptyDim 10 Avr - 17:51

lesoirdalgérie.com - 10.04.2011
par Nour-Eddine Boukrouh

Réflexion - Nouvelle mise en garde

Les pauvres Premiers ministres actuellement en charge des affaires publiques en Tunisie et en Égypte ont beau essayer d’expliquer que la révolution n’a pas du même coup enrichi leurs pays respectifs pour leur permettre de faire face à la demande sociale qui s’est fait brusquement jour, personne ne veut les écouter.

Si c’est pour entendre ces jérémiades, rétorquent certains Tunisiens et Égyptiens, à quoi bon avoir fait la révolution ? Nos héroïques et ingénus frères ont tort de s’impatienter ou, plus grave, de raisonner de la sorte. Et les partis qui, partout où ils existent, aiment appuyer sur la pédale des droits quand ils ne sont pas aux responsabilités, ont commencé à parler de trahison. A ce rythme, il y aura un nouveau gouvernement dans ces pays tous les mois sans qu’il y ait plus de droits à distribuer.

Une révolution a deux objectifs : le premier, politique et institutionnel ; le second, économique et social. Les droits politiques (élections sincères, égalité dans les droits et les devoirs, liberté d’expression, dignité…) ne peuvent pas accoucher en neuf mois de tous les droits socioéconomiques. Il faut auparavant avoir accompli beaucoup de devoirs, il faut que la machine économique se soit remise en marche, que les gens soient revenus à leurs activités, que la gestion soit devenue plus efficace, que la justice sociale ait été instaurée par de nouvelles lois, etc. A terme, la révolution mettra en place des mécanismes de choix des responsables et de contrôle de leur politique qui rendront l’économie plus efficiente. Les prochains présidents de ces pays ne pourront pas détourner des dizaines de milliards de dollars, par exemple, et ce sera autant de moyens qui resteront à la disposition des droits sociaux des citoyens. A terme aussi, elle structurera une démocratie qui rendra meilleurs et l’État et le peuple. La démocratie n’est pas un système politique parfait, mais comme l’a dit Churchill, les hommes n’ont pas inventé de meilleur. Le système institutionnel qu’elle postule produit le comportement démocratique et protège la société et l’homme politique lui-même du despotisme, de l’abus de pouvoir et de la corruption. Elle rend les hommes meilleurs car elle instaure la transparence dans leurs rapports verticaux et horizontaux, elle leur confère des droits garantis par une justice indépendante, elle libère leurs facultés intellectuelles, assure l’égalité de traitement entre eux, stimule l’émulation, encourage la créativité, honore le mérite. Elle les éduque, les enrichit et même les embellit. On ne connaît pas de pays démocratique pauvre. Tous les pays riches, en termes d’indices de développement humain, sont des démocraties. Toutes les dictatures ont appauvri leurs pays. Il n’y a qu’à se rappeler l’état du Portugal, de la Grèce, de l’Espagne, des pays de l’Est, du Brésil, du Chili, de l’Argentine, au temps où ils étaient dirigés par des dictatures. On peut aussi comparer deux pays jumeaux, deux pays frères, la Corée du Sud et la Corée du Nord.

Beaucoup, dans notre pays, pensent que la politique est cet art aisé de flatter le peuple et de critiquer le pouvoir. Faire de la politique consisterait à s’adresser au premier pour lui suggérer qu’il n’a que des droits, et parler du second pour l’accuser de ne pas en donner assez. Quelqu’un, je ne sais plus qui, voulant certainement crever le plafond dans cet art, mais sans aucun égard pour la sémantique, a inventé une formule à laquelle je n’ai rien compris à ce jour : «Le droit d’avoir des droits»! Avoir des droits ne suffisant pas à ses yeux, il a voulu Nouvelles mises en garde surenchérir : non seulement il faut donner au peuple des droits, mais, pour l’indemniser d’en avoir été longtemps privé, il faut lui ajouter «le droit d’avoir des droits»! Que pourrait faire le peuple de ce droit supplémentaire lorsqu’on lui aura donné tous les droits auxquels il aspire ? Espérons qu’une fois repu, il pensera à remercier l’auteur de cette inintelligible formule pour sa touchante mais inutile attention. Ça me rappelle une histoire de Djouha. Mais comme elle a dû vous venir à l’esprit aussi, passons notre chemin.

Donc, dans le métier politique, il ne serait question que de droits : ceux que le peuple demande, mais que le pouvoir lui refuse sadiquement. Le premier n’aurait que des droits, et le second que des devoirs. Une dichotomie en découle nécessairement dans l’esprit général : le peuple est bon et le pouvoir mauvais. Examinons le cas de figure où ce discours a séduit le peuple, et que ce dernier a porté son auteur au pouvoir. Le voilà face à une demande océanique de droits, mais sans moyens suffisants pour la satisfaire. Du coup, il se retrouve dans le rôle du méchant et découvre qu’il s’était imprudemment avancé. Maintenant qu’il est en charge des responsabilités, il s’aperçoit que les droits dérivent de l’accomplissement préalable des devoirs, et que les deux entités, peuple et État, ont chacune des droits et des devoirs. Aiguillonné par cette prise de conscience, il essaye timidement d’avancer sur la voie, toute nouvelle pour lui, de l’appel à l’accomplissement des devoirs. Mais, problème, ce discours ne passe pas auprès de ses électeurs qui ne le connaissaient que dans le rôle du «bon», et n’ont en mémoire que ses anciennes diatribes. C’est pour tenir les promesses faites qu’on l’a élu : répandre les droits ! Si bien que des émeutes, et peut-être même une révolution, attendent de pied ferme notre bonhomme.

D’où peuvent venir les droits, sinon de l’accomplissement préalable des devoirs ? Les droits et les devoirs, c’est un peu comme le système des retraites. De génération en génération, les travailleurs actifs doivent cotiser pour que les pensions des travailleurs sortis en retraite soient payées. Les Français, qui ont inventé l’astuce, appellent cela le «système de répartition». L’an dernier, le président Sarkozy a eu à affronter d’importants mouvements sociaux qui ont mobilisé des millions de Français contre lui parce qu’il voulait réformer le mode de financement des retraites menacé non pas dans l’immédiat, mais à long terme. S’il n’avait pensé qu’à sa tranquillité ou à sa réélection en 2012, il ne l’aurait pas fait. Ce n’était même pas inscrit dans son programme électoral. Pourtant, il l’a fait. Aux termes de notre discours politique, on veut pouvoir toucher les pensions sans que personne ait cotisé. Si on a pu jusqu’ici tenir cette gageure, ainsi que beaucoup d’autres, c’est grâce à un argent qui venait d’ailleurs, du pétrole. Il faudrait, comme le président Sarkozy, penser à plus tard. En disant cela, ce n’est pas pour le pouvoir que je crains, mais pour le peuple.

Car s’il n’y avait brusquement plus de pétrole, il n’y aurait plus de pouvoir, plus de prétendants au pouvoir et plus d’État. Par contre, le peuple sera toujours là, et en plus grand nombre. Or s’il n’y a plus d’État, nous deviendrons comme la Somalie ou l’Afghanistan où il n’y a un semblant d’État que parce que porté à bout de bras par l’étranger. Ou encore comme la Libye quand il ne sera plus possible d’extraire et de vendre le pétrole. Nous sommes plus nombreux que ces trois pays réunis, et peut-être aussi plus violents. Je ne suis pas catégorique, mais c’est juste pour attirer l’attention.

Quand on est dans l’opposition, on est heureux de parler des droits. Quand on est au pouvoir, on est obligé de parler des devoirs : travailler rentablement, dégager des bénéfices, accroître chaque année le PIB, exporter beaucoup, importer moins, développer le tourisme, financer les dépenses publiques par la fiscalité ordinaire, prendre soin des équipements collectifs, épargner, investir chaque année davantage... Il s’agit de savoir si les partis ont pour but de changer le pouvoir ou de le remplacer dans la démagogie et l’incompétence ; d’améliorer les performances dans la gestion, ou de remplacer les «diwan salhin» qui nous ont gouvernés pour danser, à leur tour, des farandoles au son des galoubets et des karkabous. Surtout quand on sait que les «zaïms» ont mis au monde des «zaïmillons» qui piaffent d’impatience de prendre leur succession. Le plus grand reproche à faire au pouvoir, de mon point de vue, n’est pas de n’avoir pas distribué assez de droits, mais de n’avoir pas amené les gens à accomplir suffisamment de devoirs.

Un historien, Salluste, qui fut aussi gouverneur de la Numidie à l’époque où notre pays était colonisé par les Romains, écrivait il y a deux mille ans : «Les Numides ne peuvent être enchaînés ni par la crainte ni par les bienfaits.» En langage moderne, cela veut dire qu’on ne peut soumettre les Algériens ni par le bâton ni par la carotte (Salluste n’ayant pas dit «Tous les Numides» il faut savoir nuancer). Cela veut dire quoi ? Tout simplement que notre peuple ne fonctionne pas sous la contrainte ou par la ruse, comme ont fait avec lui ceux qui l’ont gouverné jusqu’ici, mais par la persuasion et l’exemple. Donnez-lui l’exemple, et il vous donnera sa chemise ; dites-lui une parole de respect et il vous vénérera ; soyez équitables dans le partage, et il renoncera à sa part ; posez-lui la règle la plus dure, et il la subira stoïquement s’il la sait commune et que nul n’y déroge. Les pouvoirs qui se sont succédé depuis l’indépendance n’ont rien compris à cette nature, à ce caractère, à cette psychologie, parce qu’ils portaient un faux regard sur les choses en général et sur le peuple en particulier : ils n’ont jamais vu en lui qu’un troupeau à paître. Ils ne le comprennent toujours pas puisqu’ils continuent à lui infliger les pires exemples : népotisme, régionalisme, corruption, violation de la Constitution, répression des libertés, fraude électorale… Comment les Algériens pourraient- ils devenir meilleurs ? Pourquoi respecteraient- ils les lois ? Pourquoi ne casseraient- ils pas tout ? Ils n’en sont plus à rêver du meilleur, ils redoutent que le pire n’ait pas de limites. Ils sont dans un état d’esprit tel qu’ils ne s’attendent plus à recevoir de bonnes nouvelles, mais à supplier le sort de leur en épargner de plus mauvaises. Ils sont prêts, là, immédiatement, demain, à marcher pieds nus, à souffrir la faim et le froid, pourvu qu’ils se sentent réellement vivre dans un État où tout le monde remplit ses devoirs et bénéficie de ses droits, où la loi est juste et s’applique à tous, où la confiance est totale entre eux et leurs institutions, où les peines comme les joies sont partagées. Ils n’ont malheureusement pas eu les dirigeants qu’ils méritent. A force, ils se sont mis à leur école : «Emalla haqda !...» (Puisque c’est ainsi…)

Le devoir d’un État, c’est de poser des règles et de les appliquer sans complaisance, d’être au service des citoyens et non un fardeau sur leurs épaules. Le devoir d’un peuple est de se battre pour se doter d’un système démocratique qui lui assure ses droits politiques et sociaux. Un peuple perd sa cohésion quand ses membres agissent dans le désordre pour sauver chacun leurs intérêts, quand les «afçate» et les «kafzate» deviennent des mots d’ordre. Ces solutions sont par définition néfastes. Elles peuvent nous tirer d’affaire individuellement, mais perdront le pays à long terme. Adopter les recettes de Djouha, ses réflexes et ses astuces, dans une société moderne est une attitude suicidaire, nuisible à l’intérêt général, surtout quand il y a autant de Djouha qu’il y a de membres de la communauté. Même si c’est la carence de l’Etat qui y pousse.

La nation qui prêche «nourris-moi aujourd’hui et tue-moi demain» ou qui professe «le croyant doit commencer par lui-même», en pensant aux droits et non aux devoirs, ne peut aller nulle part. A moins d’avoir beaucoup de pétrole, cette nation est foutue, car les relations sociales et le travail ne sont pas possibles avec cette philosophie. Le devoir des élites sociales, intellectuelles et politiques, est d’éclairer leur peuple, d’éduquer son sens civique, de prendre la tête du mouvement de salubrité publique lorsque celui-ci devient une nécessité historique, et d’être du lot lorsque les citoyens manifestent pour leurs droits légitimes. C’est l’exemple que nous ont donné les Tunisiens, les Égyptiens, les Yéménites, les Syriens, les Marocains…

Le pouvoir de Hosni Moubarak était plus fort que le nôtre ; pourtant, il est tombé. Notre société est plus faible que la société égyptienne, c’est pourquoi notre pouvoir peut dormir sur ses deux oreilles.

Il faut reconnaître qu’un régime du type algérien ne peut exister que dans un pays où n’existe pas une conscience électorale au fait des enjeux et de l’intérêt général, où la société, à l’image de l’opposition, est fragmentée en courants de pensée inconciliables. La base est donc aussi coupable et responsable que le sommet de l’impasse où nous nous trouvons. Seul un pouvoir rénové pourra en sortir tout le monde parce que les moyens de le faire seront entre ses mains. La force, la peur, l’usage de faux ne peuvent pas bloquer indéfiniment l’avenir d’un peuple. Notre histoire paraît bouchée, nous vivons sur la même génération qui a atteint depuis longtemps son seuil d’incompétence, nous fonctionnons avec des pièces usées ou d’occasion, et même des exorcistes ont siégé au gouvernement.

La mentalité tutélaire et patriarcale du pouvoir s’est formée au temps de la guerre de Libération. Ayant par la suite confisqué les valeurs de Novembre pour exercer son despotisme sur la société, il ne laissa d’autre alternative aux Algériens non satisfaits de sa politique que celle d’inventer d’autres valeurs, d’aller les chercher dans le passé ou la religion. C’est ce qu’ils ont fait en 1989 pour se différencier de lui, de son discours, de ses hommes, de ses symboles. Pour s’opposer à lui, ils se sont emparés des «açabiyate» (utilisation à des fins politiques ou personnelles des valeurs de Novembre, de l’islam et de l’amazighité) comme on s’empare de blocs de pierre dans une intifadha pour les jeter à la face de l’ennemi. C’est la réplique d’un peuple en vrac à un pouvoir monolithique.

Poussées à l’extrême, la monopolisation des valeurs de Novembre a donné le despotisme de la «légitimité révolutionnaire», la monopolisation de l’islam a donné le projet d’État islamique, prêt à être sorti à tout moment des cartons de l’islamisme, et la monopolisation de l’amazighité à donné le Gouvernement provisoire kabyle. D’où viendra le salut ? Il n’y a plus que l’étoile polaire pour nous guider dans notre errance, à supposer qu’elle n’ait pas déjà été confisquée par les Algériens amateurs d’astronomie. Attention ! les signaux de mise en garde s’allument actuellement de partout.
N. B.

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Aramis




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MessageSujet: Re: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptyJeu 14 Avr - 10:34

Lesoirdalgerie.com - 14.04.2011
par Nour-Eddine Boukrouh

Réflexion - Réformer peuple et pouvoir

"C’est une lourde tâche que d’avoir pour patient le genre humain tout entier." (Freud)

Le mot "réformer" a deux significations : changer dans le sens du meilleur, ou jeter à la casse. Ibn Taimiya avait raison de titrer au XIIIe siècle un de ses plus célèbres ouvrages Réformer le pouvoir et le peuple (Kitab as-siyaça-charïya fi islah arraï wa-raïya). C’est de cela que nous avons besoin en Algérie, réformer les deux, sinon ça ne marchera pas. Dire la vérité au pouvoir dans les "démocraties populaires" peut relever du courage, mais dire la vérité au peuple relève du sacrilège : il y a tellement de gens, au pouvoir et dans l’opposition, qui veillent sur son sommeil. Beaucoup ont fait de la revendication du "droit d’avoir des droits" leur vocation. Mais où, et combien, sont ceux qui revendiquent le «devoir d’avoir des devoirs» ? Tous les partis politiques, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, peuvent fièrement inscrire au fronton de leur siège : "Vive les droits !" Combien peuvent écrire, et survivre : "Vive les devoirs !" ? Sur combien de militants et d’électeurs pourraient-ils compter pour porter leurs idées au pouvoir?

Après les gardes communaux, que je félicite d’avoir obtenu leurs droits car ils ont rendu service à la nation quand elle était au bord du précipice, à qui le tour ? Qui va occuper la place des Martyrs maintenant qu’elle s’est avérée être un porte-bonheur grâce à la baraka de ceux dont elle porte le nom ? Ce n’est pas comme cette place du 1er-Mai qui porte le nom d’une fête qui rappelle l’ère soviétique, et où il pleut plus de coups de matraques de la police que de baraka des ancêtres. Peut-être même que les gardes communaux qui ont été les premiers à y bivouaquer songeront à la louer à la journée. Comme une salle des fêtes. Les responsables du budget, par contre, doivent se dire, au train où vont les saignées financières pour cause de grèves et de sit-in : « Les Arabes font la révolution à des milliers de kilomètres d’ici, et c’est nous qui casquons. »

La révolution dont le but est le changement du pouvoir est plus facile à faire que la révolution dont le but est le changement du peuple. Un pouvoir, ce n’est jamais que quelques dizaines de personnes, alors qu’un peuple c’est des dizaines de millions d’âmes, c’est le "genre humain tout entier". Les Tunisiens et les Égyptiens à qui il a suffi de vingt-et-un jours pour les premiers, et de dix-huit jours pour les seconds pour se débarrasser du pouvoir en savent quelque chose. C’est encore une fois l’histoire du grand et du petit "djihad" dont parlait le Prophète. Si la réforme du pouvoir et du peuple (du berger et de la bergerie pour parler comme Ibn Taïmiya, traduit dans notre parler courant) ne se fait pas simultanément, il n’y aura pas d’Algérie dans les décennies à venir. Le désert est à 150 km des côtes, et les disponibilités de pétrole et de gaz dans le sous-sol ne se renouvelleront pas. Aussi, quand on déclare aimer l’Algérie, il s’agit de savoir quelle Algérie on porte dans son cœur : celle d’aujourd’hui ou de toujours, celle d’un jour, celui qu’on vit, ou de demain, lorsqu’on ne sera plus là.

Les Algériens sont bons quand on les prend un par un. Ils sont généreux, hospitaliers, ont le sens de la famille et un vif sentiment de l’honneur. Ils sont pudiques, cachent leurs faiblesses et se couperaient en quatre pour rendre le bien qu’on leur fait ou répondre au bon exemple qu’on leur donne. Quand ils se connaissent, ils rivalisent de politesse et de bienveillance. Mais quand ils ne se connaissent pas, ils ne sont ni gentils ni polis, et vous marcheraient sans problème sur la tête. Ils savent tout cela, je ne leur apprends rien. Actuellement, ils ont à leur disposition des critères, des références, des exemples pour juger de la qualité des idées qu’ils portent.

Dans tout peuple il y a du bon et du mauvais, du bon grain et de l’ivraie. S’il n’y avait que du bon dans notre peuple, comme dans tous les autres d’ailleurs, il n’y aurait pas de prisons, de terroristes, de crimes de sang, de délits, de corruption, de détournements de fonds publics, de contrebande aux frontières, de trafiquants de drogue, de fraudeurs, de contrefacteurs, de marché noir, de chauffards, de charlatans, de gens qui jettent n’importe quoi n’importe où, et j’en passe. Quand on va à l’APC, à la poste, au guichet d’une administration, quand on circule en voiture, c’est au peuple qu’on a affaire, et non au maire, au wali ou aux ministres. Quand on se bouscule, qu’on se marche dessus, qu’on passe avant les autres, qu’on conduit comme un fou, qu’on en vient aux mains pour un rien, ce n’est pas sur le pouvoir qu’on tape, mais sur ses frères. Pour se venger, ou tout simplement rendre la pareille, chacun oppose aux autres le même comportement.

Tous les peuples ont des défauts. Mais quand on voit tout ce qui va de travers chez nous, le travail mal fait, le comportement antisocial, l’ignorance de tout civisme, de tout savoir-vivre, la grande et la petite corruption, la fourberie des gens, on a envie de hurler : "Nous sommes les défauts faits peuple !" Un bon pays, c’est un bon peuple + un bon État. Mais ce n’est pas parce que le pouvoir est mauvais que le peuple est bon dans son intégralité. Quand le peuple est bon, le pouvoir ne peut être que bon. Car s’il se laisse aller au "vertige du pouvoir" et devient mauvais, le peuple pourra s’en débarrasser comme ont appris à le faire les peuples arabes. Mais comment faire pour réformer dans le bon sens le peuple, sachant qu’on ne peut pas le jeter à la casse ? Qui est habilité à le faire : le système éducatif ? La police ? Les partis politiques? Les intellectuels ? Ou l’exemple stimulant ? Personnellement, je pencherais pour l’exemple stimulant. Imaginons qu’un contingent de deux ou trois millions de Japonais soit accueilli chez nous en raison des catastrophes naturelles qui, à force de s’acharner sur leur territoire (six fois plus petit que le nôtre et quatre fois plus peuplé) l’ont rendu inhabitable. Ce n’est pas de la science-fiction, mais un scénario prévu par les savants japonais eux-mêmes. Il faut savoir que nous avons autant de compatriotes expatriés, dont un certain nombre au Japon.

Rappelez-vous aussi de la vieille prémonition relative au "Djans-Sfar" que j’ai rapportée dans un précédent écrit. J’avais parlé des Chinois, mais il pourrait s’agir de ces Japonais que nous recevrions en leur accordant la nationalité algérienne et les droits et les devoirs qui vont avec. Ils nous laisseraient les droits et prendraient les devoirs car, d’un côté, ils n’ont pas été élevés dans la culture de Djouha, et de l’autre ils voudraient nous marquer leur reconnaissance. Vous savez comme sont polis et gracieux les Nippons. Ils ne nous disputeraient pas les villes côtières, pour ne pas nous gêner, et demanderaient à s’installer au-delà de Bou Saâda, dans le désert. C’est qu’ils viennent du pays du Soleil levant, alors que tout ce que nous avons à leur offrir c’est un pays du Soleil couchant (sens du mot Maghreb en arabe). De notre soleil, ils tireraient davantage que ce que nous a donné le pétrole depuis l’indépendance, et bâtiraient plusieurs Californie et plusieurs Las Vegas. Et ils n’y construiraient pas de centrales nucléaires, le nucléaire ils en ont soupé depuis Hiroshima et Nagasaki. A leur contact, en mélangeant les vertus de leur Meïji et celles de notre Nahda, nous deviendrions en quelques années le pays le plus puissant du pourtour méditerranéen. Et s’il prenait un jour à nos nouveaux compatriotes l’envie de faire de la politique, soyez assurés qu’ils créeraient tout naturellement ce chaînon manquant dans notre évolution, ce parti manquant dans notre paysage politique qui inscrirait au fronton de son siège en lettres étincelantes visibles depuis la place des Martyrs : "Ech-châab yourid les devoirs !"

Lorsqu’on considère le grand corps atteint (en langage populaire on dit «mtouchi») que nous sommes devenus, on ne peut que donner raison à Freud : c’est vraiment une lourde tâche que de guérir toute une nation, peuple et pouvoir. Mais je crains que les techniques et le divan de Freud ne soient impuissants à expliquer notre mentalité. Seules les idées populaires et les «noukat» en vigueur dans notre milieu social peuvent l’éclairer. A ce propos, une histoire se raconte depuis longtemps. Je la rapporte eu égard à l’éclatante éloquence de sa moralité. Il paraît qu’au temps de la Révolution un ouvrier agricole algérien, pris d’un besoin urgent, se soulagea dans l’orangeraie où il travaillait à Boufarik. Le colon le surprit et, de colère, le bastonna. L’ouvrier courût se plaindre à un militant de la cause nationale qui, pour le consoler ou le recruter, on ne sait, lui répondit en lui tapotant l’épaule : « Ne t’en fais pas mon frère, bientôt nous serons indépendants et tu pourras faire tes besoins là où tu voudras. » Authentique ou non, cette indélicate histoire explique pas mal de choses. Voilà pourquoi nous sommes dans la m… ouise !

Il y a quelques jours, le gouvernement reconnaissait qu’il a reculé dans la lutte contre l’économie informelle, le commerce sans factures, le paiement en espèces, la coterie des importateurs, etc, sous prétexte de ne pas "déstabiliser le pays". Les pays stables de par le monde le seraient donc parce qu’ils ont laissé prospérer chez eux le marché informel, le commerce au bord des routes et les étals sur la voie publique. De quelle stabilité peut se prévaloir un pays lorsqu’il repose sur de telles anomalies, de telles bombes ? Quel équilibre, quel ordre public peut reposer sur des bases aussi malsaines ? Si ces bases sont malsaines, pourquoi ne pas les corriger et faire ce qu’il faut faire pour qu’elles deviennent saines? Déstabiliser un pays, ça signifie perturber le bon fonctionnement de ses institutions, le plonger dans le désordre… De quelle puissance de feu, de quelle capacité de nuisance, de quelle force de mobilisation populaire disposent ceux réputés capables de déstabiliser l’Etat, pour les craindre à ce point ? Pourquoi être au pouvoir quand ce n’est pas pour mettre fin aux anomalies? Pourquoi s’emparer des commandes d’une machine quand on ne sait pas la faire marcher ? Jusqu’où le gouvernement reculera-t-il ? Pourquoi ne pas révéler les noms de ceux qui monopolisent le commerce extérieur du pays, et les poursuivre ? Qu’est-ce que c’est que ces secrets d’État inviolables, que personne, même WikiLeaks ne peut révéler de peur que le pays ne s’effondre ? Pourquoi ne pas crever l’abcès une fois pour toutes ?

Les services de sécurité peuvent déployer trente mille policiers pour empêcher une marche pacifique à Alger-centre, mais non arrêter quelques dizaines de personnes qui ont mis sous coupe réglée le commerce du pays. Ils peuvent réprimer ceux qui demandent bénévolement un peu de démocratie, mais non quelques centaines de personnes qui ont pris en otage trente-cinq millions d’habitants. Ils ont pu démanteler les cellules et les "katibate" du terrorisme, abattre et capturer des dizaines de milliers de terroristes, mais non retrouver la trace des barons du marché noir. Oui. Parce qu’ils n’en ont pas reçu l’ordre. Pourquoi le pouvoir ne dit-il pas la vérité au peuple ? Est-ce parce qu’il sait qu’il n’a pas suffisamment de légitimité pour le regarder dans les yeux et lui dire, un plan d’action à la main : « Voilà ce qu’il en est, voilà ce qu’il faut faire pour mettre fin aux agissements illégaux et criminels, voilà ce qu’on va être obligé de faire, j’en appelle à la coopération du peuple pour sauver l’économie du pays ! » Qui ne l’aiderait ? Qui rechignerait devant les sacrifices, et même les pertes humaines qu’une telle action de salubrité supposerait ? Au bout de l’application du plan d’urgence entériné par le peuple, il n’y aurait plus d’étals sur la voie publique, plus de transactions sans facture, plus de paiements supérieurs à 500 000 DA en espèces, plus de monopoles d’importation, plus de positions dominantes sur le marché, plus de produits contrefaits, plus de grande ou de petite corruption, plus de fausses déclarations chez les notaires… En tout cas, beaucoup moins. L’État pourrait mettre tous ses moyens, toutes ses forces, toute son intelligence dans l’application de ce plan qui nécessiterait des mois ou des années pour son application, mais au terme duquel l’Algérie deviendrait un beau, un vrai, un solide pays. Ben Bella l’a bien fait en 1964 pour éradiquer la corporation des cireurs de chaussures. On n’en a plus vu un. Si une révolution doit être faite, c’est le moment. Il n’y a pas de contexte plus favorable. Et s’il n’y avait aucune raison de faire la révolution, en voici une. Elle profiterait au peuple et à l’État à la fois, les réconciliant pour de bon.

Malheureusement, nous ne verrons pas ce rêve se réaliser de sitôt car le pouvoir actuel n’en a ni la force ni l’envie. Il cherche à couler des jours tranquilles, et non à affronter les anomalies, les aberrations et les défauts en vigueur au sein du peuple parce que les siens les dépassent de beaucoup. C’est bien la crainte que j’exprimais, avant l’aveu public du gouvernement et alors que l’encre de ma plume n’avait pas séché, en disant : « Il s’agit bel et bien d’un jeu de “karr” et de “farr” entre un peuple disposé à foutre la paix au pouvoir si on le laisse faire ce qu’il veut, comme il veut, quand il veut et là où il veut, et un pouvoir disposé à toutes les concessions pourvu qu’on ne le renverse pas. » Avant d’ajouter : « Si un pouvoir tolère qu’on viole ou contourne les lois pour que le peuple ne se soulève pas, et qu’un peuple s’accommode d’un pouvoir contesté parce qu’il le laisse faire ce qu’il veut, c’est la fin programmée aussi bien du pouvoir que du peuple. Il n’y a pas meilleur moyen de tuer l’économie, les valeurs morales, la nation et l’Etat. Il n’y aurait plus qu’à les enterrer dans une fosse commune. » Voilà l’explication au drame de l’Algérie, voilà pourquoi il y a plus de chances que notre pays disparaisse, englouti par l’anarchie ou le sable, que de le voir devenir un grand pays développé. A moins que des Japonais, ou des Allemands, ou des Suisses, ou des Martiens s’en mêlent.

Chaque fois que s’est posée la question de la succession des hauts responsables, les Algériens ont réagi à peu près de la même manière : "Qui mettre ?" Ils montrent ainsi à quel point ils n’ont rien compris à la vie des nations, et à quelle distance ils sont des solutions à leurs problèmes. Ils persistent à penser que le pouvoir c’est un ou quelques hommes, bien ou mal intentionnés, alors que le pouvoir ce doit être une vision, des institutions, une gouvernance, des compétences, des systèmes de contrôle efficaces ; autrement dit, la démocratie. Ils trahissent ainsi leur attachement inconscient au despotisme, et leur obnubilation par le mythe de "l’homme providentiel". Ils démontrent ainsi qu’ils portent en eux les fondements du despotisme et leur désir de le perpétuer indéfiniment. Souvenons-nous des propos d’al-Kawakibi sur le sujet.
N. B.

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Oussan

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MessageSujet: Re: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptyDim 17 Avr - 11:56

Le Soir d'Algérie - 17.04.2011
par Nour-Eddine Boukrouh

La triste fin des despotes

Ce qui est en train d’arriver à l’ex-président Hosni Moubarak changera l’idée qu’ont les peuples arabes de leurs despotes. Il changera l’idée que se font les despotes arabes de leurs peuples. Il changera l’idée que les despotes encore en place se faisaient de la manière de quitter le pouvoir ou même la vie.

Dans un précédent écrit, « Ambiance de révolution », j’ai essayé de décrire ce qui peut se passer dans l’âme du commun des mortels pendant une révolution. Dans celui-ci, je me propose de décrire ce qui peut se passer dans l’âme d’un despote au moment où il passe du statut divin au statut humain. Ce doit être une expérience extraordinaire. Qu’éprouve-t-on lorsqu’on dégringole du statut pharaonique au statut de simple Égyptien? Que ressent-on lorsqu’on est ramené de la position de Juge suprême à celle de simple justiciable ? Qu’elles peuvent être en ce moment les pensées du président déchu ?

On ne naît pas potentat, on le devient. On met du temps pour passer de la condition humaine à la condition divine, du rang de simple quidam au rang de démiurge : on a tout le temps de se préparer, de s’adapter, de forger son personnage, de croire en sa transmutation. La chute par contre est fulgurante, elle ne laisse pas le temps de se préparer ni même de comprendre ; elle intervient si rapidement qu’il y a de quoi être terrassé sur le coup. Que de rois, d’empereurs, de tyrans, de dictateurs, de présidents à vie, ont connu cette inattendue façon de quitter le pouvoir : Louis XVI la tête sur le billot, Napoléon sur l’île de Saint-Hélène, le Shah d’Iran errant malade à la recherche d’un lieu d’accueil, Noriega dans une cellule de prison américaine, Ceausescu devant un peloton d’exécution formé au pied levé, Ben Ali se rongeant les sangs à l’idée d’être ramené et jugé en Tunisie… Et combien d’autres ont à peine eu le temps de réaliser ce qu’il leur arrivait qu’ils n’étaient plus. Plus haut on s’élève, plus dure sera la chute, dirait Newton.

Le président renversé par la rue a eu une crise cardiaque lorsqu’on est venu l’interroger dans sa retraite de Charm-Cheikh au sujet de la répression pendant la Révolution et de sa présumée fortune illicite. A sa place, n’importe qui aurait eu une crise cardiaque, une attaque d’apoplexie, même si on est jeune et bien portant. Il devait avoir tout imaginé, tout prévu, sauf qu’il serait chassé du pouvoir par son peuple si débonnaire. Il a bien mené ses affaires, le pays était stable et se prélassait dans la paix depuis trois décennies. Il a mis de l’ordre dans les différentes structures du pouvoir, trié sur le volet son environnement, placé ses affidés à la tête des institutions névralgiques. Il a pris toutes les précautions pour se prémunir contre un coup d’Etat, formaté la Constitution pour que personne ne puisse lui ravir sa place, obturé toutes les voies menant à l’alternance. Il a interdit d’activité politique les «Frères musulmans» qu’il redoutait en particulier, réduit à la portion congrue les wafdistes, les nassériens et les libéraux, il a survécu à plusieurs guerres, échappé à deux attentats au moins (1981 et 1995), déjoué des complots des islamistes radicaux, s’est assuré des amitiés à l’étranger, triomphé de la maladie… D’où pouvait venir la menace ? Elle est pourtant venue. De là où il ne l’attendait pas, de Sidi Bouzid, de Facebook, de la jeunesse non embrigadée dans les partis politiques, de ce peuple mélomane qui a tant chanté «Ya lil» (Ô nuit !) que le jour refusait de se lever sur lui. Jusqu’à ce qu’il se soit mis à chanter : «Achchâab yourid... annahar !»

Moubarak avait sous son commandement l’armée la plus puissante du monde arabe, la police politique la plus ancienne et la plus pléthorique. Il avait deux millions de militants administratifs qu’il croyait voués à son culte, tant et si bien qu’il n’avait cure d’entendre dire après chaque scrutin législatif ou présidentiel que le taux de participation était ridicule. Lui qui a été vice-président de Sadate, n’a pas voulu nommer un vice-président alors que la Constitution et l’usage lui en faisaient obligation. Il a vu dans son propre pays et à travers le monde qu’à tout moment il pouvait arriver quelque chose au chef de l’Etat en exercice, et que les intérêts du pays exigeaient qu’on y pare, mais il s’en foutait. Après lui le déluge. C’est ainsi que sont en leur for intérieur les despotes : ils ne pensent qu’à leur petite personne ; l’intérêt du pays ne vient que loin derrière leur ego, leur narcissisme, leur fantaisie. C’est qu’un vice-président pourrait devenir un rival du narcisse, ou faire barrage à un plan connu de lui seul : laisser le pouvoir à sa progéniture, idée qui a dû germer dans son esprit dès les premiers mois qui ont suivi sa succession à Sadate.

Ce n’est qu’à quelques jours de sa démission qu’il a enfin consenti à désigner un vice-président en la personne du fidèle Omar Souleïman. Il n’avait en cela aucun mérite : le peuple avait rendu caduque une nouvelle candidature de sa part, et enterré le projet de transmission du pouvoir à son fils. En se résignant la mort dans l’âme à démissionner, après moult menaces et une coriace résistance, il pensait contenter le peuple, apaiser l’hostilité envers sa personne, refroidir l’ire populaire dressée contre lui. Il croyait qu’on allait s’estimer quitte des deux côtés et se séparer en amis. Que pouvait-il concéder de plus ? N’était-il pas la victime, le spolié, l’exproprié ?

A quatre-vingt-deux ans, il paraissait quinquagénaire. Il a ralenti le processus de vieillissement de son organisme, marqué des points contre la nature, trompé plusieurs fois la mort. C’était à s’en croire immortel. Il attendait patiemment le jour où il serait fatigué de tenir la barre pour la passer à son fils, pour ensuite se préparer sereinement à une mort en douceur, à des funérailles nationales comme celles faites à Nasser ou à Oum Kaltoum, à un enterrement dans un mausolée. Son fils donnerait son nom à quelque lieu fameux de l’Égypte, ou à l’une des pyramides. Quand ils sentent la mort approcher, les despotes ont toujours un dernier désir : gratifier la postérité de leur moi, graver leur nom dans la mémoire des vivants à travers les siècles, s’imposer à l’Histoire. Puis, brusquement, en quelques jours, tout s’écroule, tout se ligue contre eux : leur peuple, leurs compagnons d’armes, leurs amis étrangers, leurs médias et même la vieillesse… O combien tout cela peut être cruel ! Depuis, Moubarak a perdu le sommeil et la voix, ses cheveux ont blanchi et son dos s’est voûté.

L’ancien autocrate n’a jamais dû être traversé par l’idée qu’il serait un jour confronté au cauchemar qu’il vit présentement et auquel il ne survivra probablement pas. Au temps de sa splendeur, il doit avoir pensé quelquefois à l’Au-delà, avoir fait de temps en temps une introspection, préparé ce qu’il dirait à Dieu quand il l’interrogerait sur ses actes de chef d’État pendant les trois décennies où il a régné sans partage, sans compter les années où il était vice-président. Il devait être sûr, pour afficher l’air qu’on lui connaît, qu’il serait positivement jugé d’avoir gouverné un pays aussi populeux et sans beaucoup de ressources en dehors du Nil. Mais depuis son départ du pouvoir, chaque seconde doit avoir été vécue par lui comme un instant de suprême honte, chaque minute comme un traitement humiliant, chaque heure comme une insupportable déchéance, chaque jour comme un supplice inhumain, chaque semaine comme un calvaire christique… Les chefs d’État occidentaux, ses anciens amis, l’ont immédiatement lâché et donné des instructions pour bloquer ses avoirs chez eux. Ses hommes de confiance et les courtisans qu’il a placés aux postes sensibles de l’État et du parti sont pour la plupart en prison, et bientôt ils deviendront des témoins à charge contre lui, car ils voudront réduire leurs responsabilités dans les faits incriminés et sauver leurs têtes. Son armée, à qui il a transmis le pouvoir, ne peut plus rien pour lui. Elle reçoit désormais ses ordres de « Maydan Tahrir », et a toutes les peines du monde à maintenir un semblant d’ordre dans le pays.

Il méditait sur tout cela dans sa retraite à Charm-Cheikh quand tout à coup la retraite présidentielle s’est transformée en résidence surveillée, puis en lieu de garde à vue. Il avait des gardes du corps, il est maintenant gardé par des geôliers. On lui a interdit de quitter le territoire national et bloqué ses comptes bancaires. S’il n’a pas de liquide sur lui, et si l’État ou l’administration pénitentiaire ne le prend pas en charge, il pourrait mourir de faim. Il réalise que la prochaine étape pourrait être son expulsion de ce lieu édénique, comme Adam a été expulsé du paradis au début de la Création. La population de la localité est sortie dans la rue pour exiger son départ de la région. Où aller désormais ? Sur ces entrefaites, il reçoit en même temps que ses fils une citation à comparaître devant le tribunal du Caire pour le 18 avril.

L’ancien Raïs a clairement conscience qu’au rythme où vont les choses, il pourrait être inculpé, menotté, jeté dans un cachot et avoir à répondre de nombreuses accusations de meurtres et de détournement de fonds publics. Il a la vision de ce que serait son jugement devant des milliards de téléspectateurs : humilié, accablé, confondu, puis condamné à perpète, à être fusillé ou pendu. Ça fait deux mois que tout cela tourne dans sa tête, que ces pensées lui vrillent le cerveau, lui détruisent les neurones. Deux mois de purgatoire, d’enfer, de tortures indicibles pendant lesquels il a perdu son sacre, son sceptre, son inviolabilité, sa nombreuse cour, son honneur de militaire, sa richesse, sa fierté d’homme et maintenant sa liberté tout court.

Il se considérait comme un héros national, comme un bâtisseur digne de Méhémet Ali, comme le père de la nation, voilà qu’on parle de lui à la télévision, dans les journaux, dans les prêches du vendredi, comme d’un vulgaire assassin, d’un ennemi de la nation et de Dieu, d’un «harami» (voleur). Il tremble pour sa femme qu’il sait concernée par les enquêtes au même titre que lui. Elle aussi peut être jugée et condamnée. Sa femme jetée en prison sur ses vieux jours ? L’idée fait chavirer sa raison. Quant à ses deux fils, il se doute qu’ils n’échapperont pas à de lourdes peines. Que deviendraient alors ses petits enfants? Qui s’en occuperait ? L’assistance
sociale ? Elle a si peu de moyens, et les orphelins sont si nombreux en Égypte.

Le président, comme l’Ange déchu, a tout perdu en tant que président, qu’époux, que père, que grand-père. Il a ruiné sa vie, celle de sa femme, celle de ses fils, celle de sa descendance. Son nom est flétri, souillé, honni, et sera maudit dans les siècles des siècles. N’est-ce pas assez, n’est-ce pas trop pour un seul homme ? Les codes pénaux humains ignorent-ils que ce sont là d’atroces punitions, suffisantes en elles-mêmes pour absoudre n’importe quel crime ? N’admettent-ils pour suprêmes châtiments que l’enfermement, la réclusion et la peine capitale ? Et ce qu’il endure lui, depuis deux mois, comment le nommer ?

Le parquet, les juges qu’il a nommés, les fonctionnaires qu’il a désignés au ministère de la Justice, les médias, ne comprennent-ils pas que ce sont là des sanctions intolérables pour celui qui fut leur souverain ? D’autres avant lui, il le sait, sont passés par ces épreuves. Il en a personnellement connu quelques-uns comme le Shah d’Iran ou ce Saddam Husseïn qu’il n’aimait pas trop pour ses fanfaronnades et à qui il reprochait d’empoisonner la vie à tout le Moyen-Orient. Récemment encore, le président de l’État d’Israël était condamné à sept ans de prison. Mais jamais il n’a fait le moindre rapprochement entre eux et lui. Le voilà livré aux affres des derniers instants d’un condamné à mort.

L’ancien despote doit penser à Dieu plus intensément que d’habitude et l’implorer d’être clément et miséricordieux envers lui et les siens. Il doit songer à la maison éternelle et prier avec ferveur pour que le feu de la Géhenne lui soit épargné. Comme Saddam — qu’on ne voyait que le Coran et un chapelet à la main depuis sa capture, lui qu’on a vu des décennies durant un cigare, un pistolet ou unfusil à la main — il n’a pour réconfort que le Livre Saint. Le despote irakien a tué de ses propres mains d’anciens compagnons, il a fait éliminer des dizaines de hauts responsables soupçonnés de déviation idéologique ou d’ambition, il a fait emprisonner, torturer et tuer des centaines de ses compatriotes sous un motif ou un autre, il a gazé des milliers de Kurdes, il a envoyé à la mort des centaines de milliers d’Irakiens dans l’inutile guerre contre l’Iran… Mais lui, Moubarak, il n’a rien fait de tout cela !

Il existe dans l’histoire de la Révolution française un épisode rapporté par l’historien Michelet dans Histoire de la Révolution française. Un certain Fouillon, contrôleur général des finances du roi, était depuis longtemps connu pour sa dureté envers le pauvre peuple. A la veille de la Révolution, il disait : « S’ils ont faim, qu’ils broutent l’herbe ! » Quand la Révolution éclata, Fouillon fit propager le bruit de sa mort et simula son enterrement. Mais le subterfuge ne réussit pas et on l’arrêta. Le marquis de La Fayette, qui voulait réconcilier la monarchie avec la Révolution, prit sa défense à coups d’arguments sur la justice expéditive, mais un citoyen lui rétorqua : « Vous vous moquez du monde ? Faut-il du temps pour juger un homme qui est jugé depuis trente ans ? » Fouillon sera jugé, condamné et pendu haut et court. Trente ans ! Le temps passé par Moubarak à la tête de son pays. Cet épisode rappelle aussi celui de Caïn tel que décrit par Victor Hugo dans La conscience. C’est dire que la cause du despote est mal engagée.

Dans les pays démocratiques, le système protège les peuples contre le despotisme, et les détenteurs du pouvoir contre ce genre de renversement de situation en les empêchant de rester plus longtemps qu’il ne faut au pouvoir. Même dans les démocraties récentes, comme en Russie, la pudeur a prévalu puisque Poutine, malgré tout son amour pour le pouvoir, a résisté à la tentation de toucher à la Constitution pour s’offrir un troisième mandat qu’elle lui interdisait. Sinon, quelle aurait été son image auprès de ses pairs, lui qui voulait redonner à son pays une place respectable dans le monde ? Il savait qu’il aurait été regardé comme un despote arabe ou africain, car il n’y a plus que dans ces pays qu’on joue avec les constitutions comme avec une ardoise d’écolier.

Les peuples arabes apprennent les uns des autres, mais pas les despotes. Ceux encore en place suivent ce qui se passe mais le décodent à leur façon, se disant : non, ce n’est pas la même chose chez nous; non, il suffit de faire usage de la force; non, la vague de révoltes va mourir d’elle-même... Ils comptent surtout sur les capacités de résistance de Saleh, de Bachar, de Kadhafi, du roi de Bahreïn… S’ils tombent, leur tour arrivera mais, pensent-ils, on n’en est pas encore là. Même dans les pays où il ne s’est encore rien passé, les peuples ont déjà gagné. Dans les Républiques, il ne pourra plus être question de transmission héréditaire du pouvoir, de présidence à vie ou de candidature unique. En attendant mieux. Dans les monarchies, le pouvoir absolu, sans assemblées parlementaires élues, n’est plus concevable. Les peuples qui veulent la liberté et la démocratie savent qu’elle a un prix. Et la mercuriale est affichée.
N. B.

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Gaia Tafrent




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MessageSujet: A propos de reformer peuple et pouvoir de Mr N.Boukrouh soir d’Algérie du 14/04/2011 N°6231    Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptyVen 22 Avr - 1:07

Me sentant provoqué, je me retrouve dans l’obligation d’apporter certaines remarques à cette logorrhée de M. Boukrouh et cela en qualité de simple citoyen que je suis et que je représente dignement et fièrement.

M. N. Boukrouh ignore sans doute jusqu’à l’existence de psychiatre ou psychanalystes de l’envergure de Freud, en l’occurrence le non moins célèbre feu le Pr Mahfoud Boucebsi, qui disait dans Algérie Actualités (été 1994) en substance ceci, "Nous les Algériens, nous sommes libres, mais pas encore libérés des complexes choyés et développés en nous par le système".

N. Boukrouh qui trouvait le parapluie islamique encombrant, se retrouve comme par enchantement à quémander la baraka d’ibn Taimiya, sans toutefois ignorer que ce dernier n’est pas indemne et cela de par la nature et le caractère de tous soupçons de responsabilités dont il avait eu la charge. N. Boukrouh ! ceux que vous avez qualifiés, il n’y a pas si longtemps, la plèbe ne sont pas dupes. Au lieu de citer ibn Taimiya, il aurait été plus judicieux de vous référer à feu M. Arkoun qui disait aux musulmans, dont vous faites partie je pense, "Faites la relecture du Coran".

Quand à dire la vérité au peuple, T. Djaout a dit "si tu dis tu meurs, si tu te tais tu meurs, alors dis et meurs". Idem pour Kamal Irchene, martyr du mouvement des aàrchs qui a écrit "liberté" avec son propre sang avant de rendre l’âme, suite a une balle assassine tirée par un gendarme.

Dire la vérité au pouvoir, l’ouvrage de Gustave (la psychologie des foules) renseigne on ne peut mieux sur vos desseins inavoués.

S'agissant de votre Noukta, en guise d’histoire populaire et de son éclatante éloquence morale, je vous répondrais par ceci : "Les Algériens de cette époque-là ne manquaient pas de génie créateur. J’en veux pour exemple que ces gens-là usaient de géniaux stratagèmes pour chasser les maraudeurs, en enfouissant leurs déjections à la lisière de leurs vergers après avoir pris le soin de les couvrir de terre."

Quant à A. Ben bella, qui voyait en Djamel Abdennacer l’icône du 20ème siècle, il ne pouvait aucunement éradiquer la corporation des cireurs de chaussures, ne vous en déplaise, car ce Nacer disait "l’Algérie nous suffit et vous suffit". Par ailleurs, je me permets de porter à votre connaissance cette anecdote qui est vraiment d’une éclatante éloquence et qui plus est renseigne sur la vivacité d’esprit d'une intelligence sans faille. Lors d’une remise de prix dont le lauréat fut un Algérien, un des membres qui avait une dent contre les Algériens, dont il nourrissait et cultivait une haine viscérale, entreprit d'humilier le lauréat en commençant par serrer la main des membres du jury. Arrivé ensuite à sa hauteur, il lui tendit son pied. Mais, comme "À son piège est pris celui qui croyait prendre", dit le dicton, le lauréat lui saisit le pied de ses deux mains, le regarde fixement dans les yeux et lui dit "salut le chien ! il n’y a que le chien qui donne sa patte."

M. Boukrouh ! vous êtes sinon atteint de cécité intellectuelle, du moins d’amnésie. Dans les deux cas l’histoire mémorisera cet acharnement méprisant de la société et du peuple que vous cultivez. Pour ma part, je vous conseille et recommande de lire "écoute petit homme" de wilheim Reich.



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Mahmoud

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MessageSujet: Re: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptyDim 24 Avr - 9:55

Le Soir d'Algérie - 24.04.2011
par Nour-Eddine Boukrouh

Réflexion - La malédiction de la Constitution

Bon nombre de nos compatriotes de tous âges, sexes, régions et niveaux intellectuels croient au sort, aux prédictions et aux histoires surnaturelles. Ça fait partie de notre culture. Nous croyons pour la plupart aux miracles, aux contes et légendes, au merveilleux, à la prédestination, dont celle de l’homme providentiel ou du cheikh inspiré qui ne sont souvent, on commence enfin à s’en rendre compte, que des Djouha en habit moderne ou en tenue dite islamique. Des fois, ils alternent les deux. Dans l’esprit de beaucoup, ces croyances sont assimilées à la foi révolutionnaire ou à la religion. Quand l’horizon national est bouché comme ces temps-ci, que nous n’entrevoyons plus de solution à nos problèmes et à ceux du pays, nous laissons percer notre désespoir et soupirons, abattus : « Nous sommes maudits ! Une malédiction doit peser sur nous ! Ça sera toujours comme ça ! Jamais nous ne nous en sortirons ! » C’est un tel état d’âme qui a dû inciter Bouazizi à s’immoler par le feu en Tunisie, et une vingtaine d’autres Bouazizi chez nous. Et si c’était vrai ? Et si une malédiction pesait effectivement sur nous ? A l’heure où il est question de réviser la Constitution, je voudrais faire état d’un sortilège qui serait lié à la Constitution algérienne. La cause en serait la trahison du sang des Martyrs, l’assassinat de la Constitution au moment où elle devait voir le jour. Au lieu d’émaner du peuple à travers les représentants qu’il avait mandatés, la loi fondamentale qui devait dessiner l’organisation politique et l’avenir du pays au sortir de la guerre de libération lui a été arbitrairement imposée. Au terme de cette malédiction, tout président de la République qui toucherait à la Constitution serait condamné à perdre son poste dans les trois années qui suivraient. Jugeons-en.

Le président Ben Bella a empêché l’Assemblée constituante, élue pour donner à l’Algérie sa première Constitution, d’accomplir sa mission et confié son élaboration au parti FLN. Moins de trois années après, il était délogé du pouvoir par le coup d’État de Boumediène et enfermé pendant quatorze ans. Ce dernier gèle la constitution adultérine et gère le pays hors de tout cadre constitutionnel durant onze ans. En 1976, il décide de donner une nouvelle Constitution au pays. Moins de trois années après, il était arraché au pouvoir par une mort mystérieuse sur laquelle on s’interroge à ce jour. En 1989, son successeur, Chadli Bendjedid, fait réviser la Constitution de 1976 sous la pression des évènements d’Octobre 1988 pour y introduire le multipartisme. Moins de trois années après, il était évacué du pouvoir. Il a affirmé, des années plus tard, qu’il avait démissionné, mais on se rappelle de l’air défait et renfrogné qu’il avait à la télévision ce soir-là : ce n’était pas celui, soulagé, de quelqu’un qui était heureux de partir. Liamine Zéroual a changé la Constitution de 1989 pour créer le Sénat et limiter le nombre des mandats présidentiels à deux. Trois ans après, il démissionnait sans qu’on n’en connaisse jusqu’à maintenant les raisons. Lui, par contre, avait bien l’air de quelqu’un qui était content de rentrer chez lui. Son successeur, Abdelaziz Bouteflika, a touché à la Constitution de 1996. Cela remonte à il y a deux ans et quelque...

Chose curieuse, le président qui a limité le nombre de mandats présidentiels à deux est celui-là même qui a quitté ses fonctions de son propre gré et vivant. Il ne portait pas en lui le virus du despotisme, c’est pourquoi il n’a pas été « puni ». Tous ses prédécesseurs, sans exception, ont quitté le pouvoir de force (Ben Bella et Bendjedid) ou morts (Boumediène et Boudiaf). Sinon, ils seraient à ce jour à la tête de l’État. Je parle de ceux qui sont encore en vie, sinon il n’y aurait pas de liste du tout. Détail encore plus curieux : sur les six chefs d’Etat que l’Algérie a comptés, Zéroual est le seul dont le nom ne commence pas par la lettre B : Ben Bella, Boumediene, Bendjedid, Boudiaf, Bouteflika. Je n’ai pas oublié Ali Kafi qui a remplacé au pied levé Mohamed Boudiaf à la tête du Haut- Comité d’État après son assassinat. Il n’a été ni élu, ni «programmé» par l’armée. Il était là, dans le HCE, et le poste était devenu vacant. On peut relever que malgré leur évidente intention de ne pas quitter le pouvoir (à l’exception de Zéroual, toujours), aucun président n’a été au bout de son ou de ses mandats. Ben Bella n’a pas terminé son mandat, Boumediène n’a pas achevé le sien (il a été élu en 1976), Bendjedid a été «libéré» à michemin du troisième mandat, Boudiaf a été assassiné six mois après sa prise de fonction à la tête du HCE, Zéroual a démissionné avant la fin de son mandat. Par ailleurs, aucun président n’est resté au pouvoir au-delà de treize ans.

Après Boumediène et Chadli, Bouteflika en est à la douzième année. Entre la Constitution de Ben Bella et celle de Boumediène, il s’est écoulé treize ans. Entre celle de Boumediène et celle de Chadli, il s’est écoulé treize ans. Entre celle de Zéroual et celle de Bouteflika, il s’est écoulé, à quelques mois près, treize ans. Treize ! Le chiffre qui symbolise le malheur. Les deux chefs d’Etat qui ont quitté leurs fonctions sous la contrainte (Ben Bella et Chadli) sont toujours en vie, alors que leurs remplaçants sont morts, l’un d’une maladie unique en son genre (Boumediène), l’autre assassiné (Boudiaf). On a dernièrement vu ensemble à Tlemcen les présidents Ben Bella et Bouteflika. Tous les deux faisaient partie du même gouvernement en 1962, sont originaires de la même wilaya, et possèdent les mêmes initiales, AB. Le premier a été le premier chef d’État de l’Algérie, et le second le dernier puisqu’il est en fonction. Les Constitutions de 1963 et de 1976, de type soviétique, ont institutionnalisé le pouvoir personnel et le parti unique. Les libertés individuelles et publiques étaient ignorées, mais c’était dans l’esprit du temps. Les seuls apports positifs faits à la Constitution depuis 1963 sont ceux conçus à l’initiative de Chadli et de Zéroual. Le premier en créant le poste de chef de gouvernement qui n’existait pas sous Boumediène, et plus tard le multipartisme, le second en créant le Sénat et en limitant le nombre de mandats présidentiels. En 2008, Bouteflika a annihilé les apports positifs de ceux qu’il a qualifiés de présidents «stagiaires». Il a supprimé le poste de chef de gouvernement et la limitation des mandats, mais je parie qu’ils seront prochainement rétablis. Celui qui a eu à diriger le pays dans les pires conditions sécuritaires, climatiques et financières de son histoire, a été Zéroual. Celui qui a eu à le diriger dans les meilleures conditions climatiques et financières depuis l’indépendance, est Bouteflika : 500 milliards de dollars de recettes entre 2000 et 2010 !

Que veut dire tout cela ? Pour l’esprit rationnel, rien d’autre que des superstitions. Mais si tous les ennuis de l’Algérie venaient réellement de là ? Je crois qu’il faut écouter d’une nouvelle oreille ce que répète inlassablement M. Hocine Aït Ahmed depuis cinquante ans à propos de la Constituante sans qu’on le comprenne. Il est un des chefs historiques de la Révolution encore en vie, il était un des élus de l’Assemblée constituante et, chose à ne pas négliger dans l’ambiance de cet écrit, il descend d’une lignée spirituelle vénérée en Kabylie. C’est dire qu’il a toutes les qualités pour en parler. Si le président du FFS avait expliqué son attachement à la Constituante dans ce langage, celui du peuple, sa revendication serait certainement devenue nationale, et peut-être même que le Conseil de sécurité de l’ONU aurait voté une résolution allant dans ce sens pour régler une fois pour toutes le problème algérien. Le président Bouteflika qui est sensible aux traditions, qui a rendu aux zaouïas leur influence sur la société, et qui s’apprête à toucher de nouveau à la Constitution, devrait considérer les choses sous ce nouvel éclairage. Il faut voir comment exorciser cette malédiction, et lui seul est compétent en la matière. Non pas qu’il soit exorciste, mais parce que la Constitution dépend de lui. Elle dépend de lui, comme il nous en a administré la preuve, plus qu’il ne dépend d’elle.

Les experts en droit constitutionnel qui vont être requis seront certainement très compétents, mais il n’est pas sûr que la bénédiction des martyrs de la Révolution de Novembre leur soit acquise. Quoi qu’ils fassent, leur responsabilité sera bénigne. Elle incombera entièrement par contre à ceux qui vont leur donner les orientations et les axes de travail, et singulièrement à celui que la Constitution désigne comme étant son gardien sacré, son protecteur : le président de la République. Si, abusant de ce privilège, de cette « amana », il se comporte avec elle comme si elle n’était que de l’encre sur du papier, ou sous prétexte qu’«elle n’est pas le Coran» comme aiment à dire les valets de chambre, s’il ne la regarde que sous l’angle de son intérêt personnel, comme il l’a fait en 2008, c’est sur lui que la malédiction retombera, et lui seul. Il faut renoncer aux arguments éculés du genre : « Ce qu’un président a fait, un autre peut le défaire ; si tel président a changé la Constitution, pourquoi pas moi… » Il faut se mettre à raisonner comme les Américains à propos de leur Constitution qui a plus de deux siècles d’âge, et non comme Bokassa devant la sienne. Il faut prendre exemple sur le meilleur, et non sur le pire. Le monde a beaucoup changé depuis quelques mois.

Le peuple, entre autres reproches à lui faire, enfreint allègrement le code de la route dès lors qu’il n’y pas un gendarme ou un policier pour lui retirer le permis de conduire. Les dirigeants enfreignent encore plus allègrement la Constitution depuis l’indépendance sauf qu’eux, personne n’est là pour leur retirer le permis de diriger. Ce « personne n’est là », ce gendarme hypothétique, ce policier virtuel, n’est autre que le peuple souverain dont parlent les Constitutions algériennes sans exception. En fait il était là, mais il a détourné la tête, il a fait comme s’il n’avait rien vu parce qu’il n’en avait cure, parce que, pensait-il, la Constitution ne le nourrit pas, parce qu’il était affairé à chercher sa « loqmat-al-aïch » dans les Souk-el-Fellah. C’était une époque. Aujourd’hui, il n’a qu’à allumer sa télé pour voir ce qu’est un peuple, une nation, un État, et le rapport de causalité existant entre une Constitution démocratique et la «bouchée de pain». Même si c’est le même pain noir, il a meilleur goût.

Chez nous, la notion de « pouvoir » implique, parmi les prérogatives dévolues à son détenteur (son « propriétaire », devrais-je dire) le droit naturel de piétiner toutes les lois, du plus petit arrêté communal à la Constitution, pour peu que ça lui chante. Sinon, il ne passerait pas, à ses yeux comme à ceux des autres, pour « puissant ». S’il est limité par quelque chose, par quelque chiffon de papier, par quelque policier ou gendarme, c’est qu’il n’a pas vraiment le pouvoir. Le « pouvoir », dans notre inconscient collectif, qu’il soit de nature politique, économique ou physique, que nous le subissions ou le faisions subir aux autres, est synonyme d’élévation au-dessus de tout : usages, civisme, savoir-vivre, droits des autres, barrières, lois, Constitution... Pas nécessairement par bravade, par méchanceté ou par vantardise, non. C’est tout simplement ainsi, c’est tout banalement comme ça ; c’est dans notre culture et dans nos têtes. C’est avec ce naturel, ce bon aloi, que peuple et dirigeants comprennent les choses depuis les premiers Aguellids, depuis les « Mille et une nuits », depuis l’indépendance. C’est comme ça que, du chef de l’État au plus humble gardien de parking sauvage, les choses sont vues, vécues et pratiquées.

Les différences d’un cas à un autre résultent de la position qu’on occupe dans la hiérarchie sociale. Autrement, c’est de cette façon que tout le monde se comporte chez soi, au travail, aux guichets de l’administration, dans les arcanes du pouvoir, dans la rue, à pied, en voiture... Très peu de gens croient à la loi, au droit, au bon exemple. Par contre, le mauvais exemple est religieusement suivi. La majorité d’entre nous ne croient qu’en la force brute, la force des armes, la force physique, la force du rang social, la force de l’argent, la force de la fourberie… Entre les mains des puissants, la loi est une télécommande : on appuie négligemment dessus pour récompenser ou sévir puisqu’on a le privilège de pouvoir déroger à tout. On fait beaucoup de lois, d’ordonnances, de décrets, de circulaires, mais on ne veille à leur application « avec la dernière rigueur» que lorsqu’on veut enrichir ou ruiner quelqu’un, l’élever ou l’abaisser, lui passer ses caprices ou le jeter en prison s’il s’est mêlé de « ce qui ne le regarde pas ». Les règlements, l’ordre, les interdictions, les autorisations, la paperasse infernale, la chaîne, c’est pour les assujettis : pour leur « montrer leur place », les occuper, les contenir, les humilier, les écraser, leur faire mettre genou à terre comme on dit dans le langage populaire. Voilà d’où provient la dictature des grands et des petits. Heureusement que tout le monde n’a pas tout le pouvoir tout le temps.

Ce n’est pas le sort qui nous accable de malédictions, c’est l’égoïsme, la méchanceté, l’ignorance, l’incivisme, le penchant pour la duperie de tous qui, en se rencontrant et en s’entrechoquant dans le quotidien, génèrent le despotisme, la « hogra », la méfiance, l’anarchie, la violence, les déperditions de temps, de moyens et d’énergie, dont nous souffrons et nous plaignons unanimement. Nos malédictions, nous les tissons de nos propres mains : ce sont les milliers de petits problèmes que nous créons inconsciemment les uns aux autres ; les milliers de petits malheurs que nous nous occasionnons réciproquement avec sadisme ; les milliers de « petits riens » avec lesquels nous nous empoisonnons mutuellement la vie. Elles ne sont que les termes génériques qui désignent nos mauvaises actions, nos devoirs non accomplis, notre travail mal fait, nos ruses.

Depuis l’indépendance, nous sommes poursuivis par trois malédictions : celle de la Constitution, celle du pétrole et celle de l’islamisme. Comment les exorciser ? En commençant par le commencement, en suivant l’ordre dans lequel elles sont apparues. En trois mots, il faut une Constitution démocratique INTANGIBLE dans ses dispositions principales, un État légitime et compétent, et une économie créatrice d’emplois et de richesses grâce à la re-motivation de la société, des investisseurs et des autres agents économiques. Ceux qui, quels qu’ils soient, seront appelés à plancher sur la Constitution pourraient faire une petite place dans leur esprit à ces « superstitions », sans risque pour eux d’être distraits outre mesure de leur tâche. L’âme tourmentée des martyrs trahis par les démons du despotisme qui se sont emparés de nos dirigeants, avant même l’indépendance, ne connaîtra le repos que le jour où l’Algérie sera dotée d’une Constitution digne des idéaux pour lesquels ils se sont sacrifiés, une CONSTITUTION STABILISÉE POUR UN SIÈCLE, qui consacrerait la souveraineté, les droits et devoirs du peuple, et non les intérêts conjoncturels d’un homme ou d’un clan. C’est un argument supplémentaire en faveur de la démocratie, de nature mystique celui-là, mais il aura peut-être plus d’effets sur nos esprits crédules que les arguments rationnels.
N. B.

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Lam

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MessageSujet: Re: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptyMer 27 Avr - 9:38

Le Soir d'Algérie - 27.04.2011
Par Nour-Eddine Boukrouh

Réflexion - Les origines du despotisme algérien

« La Révolution algérienne est l’œuvre d’un peuple qui n’a pas d’élite : l’historien y trouvera toutes les vertus populaires, mais aucune des qualités propres à une élite. La Révolution algérienne : un dépôt sacré entre des mains sacrilèges. » (Malek Bennabi)

En engageant une guerre de libération contre le colonialisme entre 1954 et 1962, le peuple algérien a cessé d’être "colonisable". Sa récompense a été la reconquête de sa souveraineté. Le jour où il engagera un combat contre le despotisme, comme sont en train de le faire un certain nombre de peuples arabes, il se libérera du despotisme et sa récompense sera la démocratie.

Comme on l’a déjà dit, le phénomène despotique est une culture, une manière de voir et de comprendre les choses portée aussi bien par le despote que par la majorité des individus composant le peuple. Il repose sur l’interaction des deux. On a mis aussi en parallèle les revendications corporatistes et les positions antagoniques des partis et conclu qu’elles avaient peu à voir avec le combat contre le despotisme.

Le despotisme ne se combat pas en brûlant les services administratifs, en pillant les commerces, en s’en prenant aux forces de l’ordre, ni même en chassant les détenteurs du pouvoir pour les remplacer au pied levé par les aventuriers et les charlatans que manquent rarement d’engendrer les évènements révolutionnaires. Tout ce qu’on peut gagner, c’est un autre despotisme dont l’espérance de vie peut être longue. C’est ce qui a failli arriver dans le sillage d’Octobre 1988. C’est ce qui est arrivé aux Français après 1789 : des révolutionnaires sont devenus des dictateurs (Robespierre) ou des empereurs (Napoléon). C’est ce qu’on a vu à peu près partout où il y a eu des révolutions.

Le despotisme se combat en préparant l’alternative à lui substituer, mais celle-ci n’est pas encore au point chez nous. Il est temps d’y travailler.

En Tunisie, en Égypte et au Yémen, on peut dire que le peuple a réuni les conditions nécessaires à la formation de la «volonté populaire» puisqu’on a vu et entendu cette volonté : "ech-Châab yourid !" ("Le peuple veut !").

Le despotisme est inconcevable dans un pays où il y a une société civile mobilisable, une conscience politique citoyenne, et un corps électoral qui croit à l’importance du bulletin de vote.

Ce n’est pas parce qu’il n’y avait plus de candidats au despotisme, de généraux menaçants ou d’hommes politiques avides de pouvoir que la démocratie est apparue dans les pays démocratiques. Au contraire, la démocratie est le produit d’une lutte séculaire contre le despotisme religieux, monarchique ou prétorien. Le despotisme, en tant que dérive psychologique, qu’instinct de domination, qu’inclination à l’imperium (le commandement en soi) existe et existera toujours dans la nature humaine, surtout chez ceux qui gravitent autour des centres de décision, politiciens et chefs militaires. La démocratie est un complexe de parades, un dispositif de protection, un ensemble de digues contre ces penchants. Tout homme en situation de pouvoir est porté au despotisme, ce sont les institutions et l’opinion publique de son pays qui brident ses pulsions.

De Gaulle et Churchill ont joué en tant que personnes un rôle prépondérant dans la libération ou le sauvetage de leurs nations pendant la Seconde Guerre mondiale, mais ils ne se sont pas prévalus de cette qualité, de leur «légitimité historique», pour imposer leur prétention à diriger leurs pays.

Au lendemain de la guerre, ils se sont présentés l’un et l’autre devant les électeurs, n’ont pas été élus, et se sont retirés de la vie politique. Le premier reviendra au pouvoir en 1958, rappelé par une Quatrième République sur le point de s’effondrer à cause de la guerre d’Algérie, mais il le quittera dix ans plus tard en démissionnant après que le peuple français ait rejeté le projet de réforme constitutionnelle qu’il lui avait soumis par voie référendaire. Les deux grands hommes pouvaient légitimement nourrir l’envie d’être placés à vie à la tête de leurs pays en considération de leurs aptitudes exceptionnelles et des éminents services rendus à leurs patries, ils pouvaient en tant qu’être humains être taraudés par l’instinct de domination, mais ils n’auraient jamais violé la Constitution ou trafiqué les élections pour assouvir leur passion du pouvoir.

La société à laquelle ils appartenaient était immunisée par sa culture et ses lois contre de telles envies, de tels instincts, et la fraude électorale est un délit qui peut conduire son auteur en prison. Le despotisme ne peut pas s’imposer dans un pays démocratique quels que soient les évènements qui peuvent y arriver, l’ambition qui peut animer les meilleurs de ses hommes, leurs états de service, ou leur état mental.

Si l’Algérie avait obtenu son indépendance à la manière tunisienne, marocaine, ou africaine, et non après une féroce lutte armée, ce sont les "politiques" comme Messali Hadj, Ferhat Abbas, Salah Bendjelloul, Cheikh Bachir El- Ibrahimi ou d’autres, qui auraient tout naturellement dirigé le pays puisqu’il n’y aurait pas eu de «moudjahidine», ni d’«armée des frontières». Mais comme il y a eu une féroce lutte armée, ce sont ceux qui portaient les armes qui ont pris le pouvoir. Pas ceux qui étaient à l’intérieur du pays, mais ceux qui étaient à l’extérieur. Un autre exemple : si le FIS avait accédé au pouvoir en janvier 1992 par la voie des urnes, ce sont les "politiques", Abassi Madani, Ali Benhadj, Zebda ou d’autres, qui auraient tout naturellement gouverné le pays. Mais il y a eu l’arrêt du processus électoral.

Supposons maintenant que les "djihadistes" du GIA, de l’AIS, du GSPC, c’est-à-dire l’armée du FIS, soient parvenus à prendre le dessus sur les forces de l’ordre. C’est le «général» Chebouti, les «émirs» Layada, Madani Mazrag, Hattab ou d’autres, qui seraient actuellement à la présidence, au gouvernement et au ministère de la Défense.

Eux n’avaient pas d’armée des frontières. Ils auraient bien sûr fait une place dans la vitrine aux "civils" et "politiques", dont ceux de Sant’Egidio, qui auraient accepté de leur servir de trompe-l’œil. Ils auraient aussi liquidé quelques-uns de leurs anciens collègues risquant de leur faire de l’ombre, ou qui se seraient réfugiés à l’étranger pour leur faire de l’opposition.

La révolution du 1er-Novembre 1954 a été déclenchée par un groupe de vingt-deux anciens membres de la branche armée du PPAMTLD créée en février 1947 sous le nom d’Organisation spéciale (OS). La mèche de la révolution allumée, les uns se sont répartis sur les wilayas combattantes, les autres ont été arrêtés, et d’autres encore ont quitté le pays pour s’installer au Caire ou à Tunis. La première direction officielle de la Révolution s’est formée au Congrès de la Soummam en août 1956 sous le nom de "Comité de coordination et d’exécution" (CCE) qui comprenait cinq membres. Après l’arrestation de Ben M’hidi le 23 février 1957, le CCE quitte l’Algérie. Yacef Saâdi, dans son livre en trois tomes, La Bataille d’Alger, résume le sentiment des combattants de l’intérieur après ce départ : « Nos leaders avaient non seulement accompli un acte monstrueux, mais toute honte bue, ils avaient la prétention de continuer à diriger le combat de l’extérieur. En s’expatriant volontairement, ils nous avaient froidement livrés au brasier… » Dans ses Mémoires (Autopsie d’une guerre et L’indépendance confisquée), Ferhat Abbas rapporte de son côté les propos tenus par Larbi Ben M’hidi au premier jour de la grève des Huit jours en janvier 1957 : « Lorsque nous serons libres, il se passera des choses terribles. On oubliera toutes les souffrances de notre peuple pour se disputer les places. Ce sera la lutte pour le pouvoir. Nous sommes en pleine guerre et certains y pensent déjà… Oui, j’aimerais mourir au combat avant la fin… » Ben M’hidi mourra au combat quelques semaines plus tard.

En août 1957, Abane Ramdane est au Caire. Il confie à Ferhat Abbas, parlant des chefs militaires : « Ce sont de futurs potentats orientaux. Ils s’imaginent avoir droit de vie et de mort sur les populations qu’ils commandent. Ils constitueront un danger pour l’avenir de l’Algérie. Ce sont tous des assassins. Ils mèneront une politique personnelle contraire à l’unité de la nation. L’autorité qu’ils ont exercée ou qu’ils exerceront les rend arrogants et méprisants. Par leur attitude, ils sont la négation de la liberté et de la démocratie que nous voulons instaurer dans une Algérie indépendante. Je ne marche pas pour un tel avenir. L’Algérie n’est pas l’Orient où les potentats exercent un pouvoir sans partage. Nous sauverons nos libertés contre vents et marée. Même si nous devons y laisser notre peau. » Il la laissera effectivement, assassiné par ceux auxquels il s’était opposé.

Un deuxième CCE est mis en place en septembre 1957 et annule les principes arrêtés par le Congrès de la Soummam : primauté de l’intérieur sur l’extérieur et primauté du politique sur le militaire. Sur les quatorze membres qui ont pris la décision de cette annulation dont les conséquences seront catastrophiques pour le pays, trois sont en vie : Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed et Abdelhamid Mehri. Les deux premiers étaient bien sûr en détention en France. Il faut dire que le premier CCE avait lui-même enterré le principe de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur en quittant le territoire national. Lorsque, en septembre 1958, le GPRA et le CNRA sont proclamés au Caire, leurs membres ne sont pas désignés par le CNRA, comme le prévoyaient les textes, mais par le CCE. La primauté du militaire (incarné par les "trois B") sur le politique entrait dans les faits. Elle perdure à ce jour.

En juin 1959, le colonel Lotfi accompagne Ferhat Abbas en visite officielle en Yougoslavie. Fustigeant les rivalités entre les colonels, il lui dit : « J’ai observé chez le plus grand nombre d’entre eux une tendance aux méthodes fascistes. Ils rêvent tous d’être des sultans au pouvoir absolu. Derrière leurs querelles, j’aperçois un grave danger pour l’Algérie indépendante. Ils n’ont aucune notion de la démocratie, de la liberté, de l’égalité entre les citoyens. Ils conserveront du commandement qu’ils exercent le goût du pouvoir et de l’autoritarisme. Que deviendra l’Algérie entre leurs mains ? » Lotfi tombera le 30 mars 1960, les armes à la main, dans la région de Béchar.

Ferhat Abbas rapporte aussi une confidence que lui a faite le psychiatre et écrivain antillais Frantz Fanon, qui avait rejoint la Révolution algérienne, au sujet des incessants conflits entre les responsables militaires : « Un colonel leur réglera un jour leur compte, c’est le colonel Boumediene. Pour celui-ci, le goût du pouvoir et du commandement relève de la pathologie. » Après l’Indépendance, beaucoup d’anciens du PPA-MTLD, du CRUA et de l’OS qui avaient préparé et déclenché la lutte armée, de libéraux de l’UDMA, de membres dirigeants des «Oulamas » et de cadres du Parti communiste algérien, qui avaient pourtant tous rejoint la Révolution, seront interdits d’activité politique et d’expression, emprisonnés et quelques-uns assassinés.

Ceux qui ont donné le plus à la Révolution sont ceux qui sont restés sur le champ d’honneur, tués par les forces d’occupation ou assassinés par leurs "frères" pour des considérations de pouvoir. Ceux qui ont donné le moins sont par contre ceux qui ont pris le plus. La logique de la force est donc ce qui a caractérisé le pouvoir algérien depuis sa formation pendant la Révolution. Il est né dans une ambiance pleine de sacralité, une guerre de libération qui l’a paré d’une aura messianique, leurré le peuple et servi à cacher sa nature despotique ainsi qu’en ont témoigné les héros de la Révolution. Il est né de l’imperium, de l’autorité en soi, indiscutable et irrécusable. Sa venue au monde ayant chronologiquement précédé celle de la nation souveraine, il n’attendait pas de cette dernière qu’elle lui confère une légitimité que "la Révolution", que "l’Histoire" lui avait donnée. Il s’est institué sans le peuple, hors du peuple, pour "commander" le peuple. Les hommes ayant constitué les équipes qui ont dirigé le pays depuis l’Indépendance sont tous imprégnés de cette mentalité.

A la veille du cessez-le-feu, Bennabi rédige un texte intitulé "Témoignage pour un million de martyrs", daté du 11 février 1962, et destiné au CNRA qui devait se réunir en mai à Tripoli pour préparer la relève de l’État français. Il s’en prend témérairement au GPRA et à l’état-major de l’armée des frontières qui se disputaient le pouvoir, et propose la convocation à Alger d’un "congrès extraordinaire du peuple algérien" avant la mise en place de toute institution. Bien sûr, il n’a pas été écouté. Il n’avait pas de bataillons pour appuyer sa proposition, mais juste un stylo.

Les révolutions arabes ont commencé dans les pays où le despotisme s’est exercé au nom de la légitimité "révolutionnaire" ou "historique", même s’il s’est, ultérieurement, mâtiné de démocratie "à l’arabe". L’Égypte était une monarchie jusqu’à ce que les "Officiers libres" la renversent en 1952. La Libye aussi, avant le coup d’État de Kadhafi en 1969. La Tunisie, elle, était une régence gouvernée par un bey jusqu’à ce que Bourguiba la remplace par la République. Il n’a pas pris le titre de bey, mais celui de "Combattant suprême".

À sa place, n’importe lequel de nos dirigeants se serait bien vu, non pas en bey, mais en dey. Peut-être même en sultan de la Sublime Porte. Je ne plaisante pas, les Algériens ne savent pas à quoi ils ont échappé. En effet, avant l’Indépendance, avant même le déclenchement de la Révolution, il s’en est trouvé qui voyaient la future Algérie en monarchie. C’était en avril 1953, lors du Congrès de l’aile "centraliste" du PPA-MTLD où la question de la nature du futur État algérien était venue en discussion. Parmi les congressistes, il en est qui ont proposé le système monarchique, et d’autres la République islamique, mais, heureusement, les deux formules ont été écartées.

Revenons "au n’importe quel dirigeant" qu’on a imaginé à la place de Bourguiba. Il ne se serait pas demandé s’il avait la légitimité, le niveau et l’allure pour être dey ou sultan, mais il se serait tout simplement dit et [aurait] dit à ses concurrents car il y en aurait eu : "Pourquoi pas moi ?" Un vieil adage algérien dit : « L’âne de chez nous est préférable au mulet du voisin. » C’est une façon d’exprimer la primauté de la "confiance" sur la compétence. Dans les temps modernes, cet adage est devenu une philosophie présidant aux nominations aux hautes charges de l’État.

Un jour, un haut responsable m’a dit, pour justifier une nomination qu’il voulait faire : « Quelqu’un que je connais vaut mieux que quelqu’un que je ne connais pas. » Quelque temps plus tard, ce quelqu’un qu’il croyait bien connaître le trahissait. C’est dans un tel milieu d’inculture que s’est formé le royaume où les borgnes sont rois, et qu’il s’est perpétué même quand les aveugles sont devenus de bons voyants.

La "légitimité révolutionnaire", ou "historique", est la justification du droit de gouverner non par référence au droit ou aux élections, mais à un acte révolutionnaire, qu’il soit une guerre de libération ou un coup d’État. C’est une qualité qui appartient au même registre que le droit divin dont se prévalaient les monarchies. Même les doctrines soi-disant scientifiques et laïques comme le communisme et le baâthisme n’ont pu contrer l’apparition du despotisme, de la présidence à vie et de la dynastie. C’est un virus qui n’a trouvé son antidote que dans les démocraties libérales où la recherche en virologie est très avancée. Les despotes n’ont que le mot démocratie à la bouche, et l’appellation officielle de leurs pays est parfois encombrée de termes y afférant comme pour cacher la réalité sous un amoncellement de mensonges.

À ce propos, l’Algérie est l’un des derniers pays au monde à s’appeler officiellement "République démocratique et populaire", alors que les trois mots ont la même signification : "république" signifie chose du peuple, "démocratie" signifie pouvoir du peuple, et "populaire" signifie propre au peuple. Pourquoi cette inflation, cette répétition, sinon l’expression d’un zèle de la part de dirigeants par ailleurs absolument convaincus que le peuple n’est qu’un faire-valoir ? Pour montrer au monde qu’ils sont plus "démocrates" et plus soucieux des intérêts du peuple que le reste de l’univers ? Ou simple ignorance du sens des mots et de la mesure ? C’est comme le nom donné par Kadhafi à la Libye, un nom à coucher dehors. N’aurait-on pas pu s’appeler modestement "République algérienne" tout en traduisant dans la réalité tant d’amour et de respect pour son peuple ? Non, car l’Algérie n’a jamais appartenu au peuple. Ce n’était qu’une remarque à l’adresse de ceux qui vont réécrire la Constitution et qui n’en tiendront pas compte bien sûr. Non pas que ce ne soit pas vrai, mais par simple "khéchinisme" : "Hakda ! zkara !" Et le khéchinisme est la forme de despotisme la mieux partagée chez nous depuis l’aube des temps, et du plus humble au plus puissant.
N. B.

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Faïza

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MessageSujet: Re: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptyJeu 5 Mai - 16:57

Le Soir d'Algérie - 5.05.2011
Par Nour-Eddine Boukrouh

Réflexion - La conscience des peuples

«Toute vérité n’est pas bonne à dire.» (Proverbe)

Il y a une quarantaine d’années, dans l’ambiance du premier choc pétrolier de 1973 qui a plongé la France dans la crise économique, le président Valéry Giscard d’Estaing disait aux Français, pour leur redonner le moral : « Nous n’avons pas de pétrole, mais nous avons des idées. » Depuis, la formule est devenue célèbre. C’est le même qui, visitant l’Algérie en 1975, déclarait à sa descente d’avion, devant la presse et le président Boumediene venu l’accueillir : « La France historique salue l’Algérie indépendante. »

Comme beaucoup d’Algériens, j’avais ressenti à ces propos une sorte d’humiliation parce qu’il me semblait qu’ils contenaient une pointe d’insinuation blessante. Historique, la France l’était assurément depuis un millénaire. Indépendante, l’Algérie l’était fraîchement, depuis à peine treize ans. Mais ce n’était pas son âge, elle était beaucoup plus vieille que le président français ne voulait le croire. En tout cas, le qualificatif «indépendante» avait résonné en moi comme s’il signifiait orpheline, récente, improvisée.

Mais avec le temps, je me suis demandé si nous n’avons pas méjugé le président français, si nous ne lui avons pas fait un procès d’intention car après tout, il peut y avoir une autre manière de voir les choses. Giscard devait savoir combien les Algériens sont chatouilleux sur leur indépendance. C’était leur maître-mot, et le monde n’entendait que ce terme dans leurs bouches. Il a voulu peut-être leur faire plaisir, les flatter, en leur donnant à l’entendre prononcer par l’ancienne puissance occupante et, cerise sur le gâteau, par quelqu’un qui avait été plutôt « Algérie française ». Les nôtres ont peut-être pris ainsi ces propos, comme une reconnaissance de notre souveraineté reconquise par les armes (mais aussi un peu, quand même, grâce à la diplomatie) et il en a peut-être été remercié. En tout cas, l’homme est toujours en vie et un journaliste pourrait lui poser la question, sinon on la traînera encore longtemps.

La France n’avait donc pas de pétrole (en fait elle en a, jusqu’à aujourd’hui, représentant 1% de sa consommation, et un peu plus de gaz, représentant 2% de sa consommation), mais elle vient de découvrir d’importantes réserves de gaz de schiste estimées à environ 5 000 milliards de m3, quand les nôtres, en gaz naturel, se situent entre 4 000 et 4 500 milliards. L’État français était heureux que les premières recherches aient mis au jour de telles quantités, suffisantes pour couvrir une décennie de consommation au moins, mais tout de suite il a dû déchanter car les citoyens qui habitent les régions où ce gaz « non conventionnel » a été trouvé ont manifesté leur opposition à son exploitation. Le gouvernement, qui se faisait du souci pour son endettement public, son déficit budgétaire annuel autour de 7% du PIB, et ses exportations en recul à cause de la faiblesse du dollar et du yuan, voyait d’un très bon œil cette manne, mais son enthousiasme a été refroidi par la réaction de la conscience française. Il ne parle plus, ces jours-ci, que de permis de recherche à titre « expérimental » dans un ou deux sites.

Les citoyens français auraient pourtant individuellement gagné à la mise en exploitation des gisements découverts car c’est une énergie qui devient de plus en plus chère chez eux, en dépit de l’effondrement des prix du gaz sur le marché spot depuis 2008.

Son prix à la consommation a augmenté de 25% ces dernières années. Et, plus que jamais depuis le tsunami qui a endommagé quatre réacteurs japonais, ils souhaitent sortir du nucléaire. Malgré tout, ils persistent à refuser la mise en exploitation de ce filon à cause de la pollution qu’elle entraînerait et des quantités faramineuses d’eau qu’il faudrait pour le monter à la surface.

Ils n’ignorent pas les avantages que les Américains ont tirés de l’exploitation de ce nouveau type de gaz, eux qui ont inventé la technologie de son extraction : ils sont passés de la position d’importateur à celle d’exportateur, le réajustement de l’offre qui s’en est suivi a ramené les prix de 14 à 4 dollars le MBTU, et ils sont depuis 2009 le premier producteur mondial de gaz avec 624 milliards de m3 par an (contre une centaine pour nous). Ils ont pensé aux équilibres naturels de leur pays, à leurs ressources hydriques, à l’avenir de la planète, plus qu’au profit qu’ils auraient personnellement tiré de cette aubaine. C’est ainsi qu’ont réagi aussi les Canadiens alors qu’ils ont de l’eau à n’en savoir que faire.

Les deux peuples ont vu loin, ils ont pensé à plus tard, à dans un siècle. Ils ont refusé la rente et la vie facile qu’ils auraient pu regretter par la suite. La malédiction des hydrocarbures frappe dans les pays irrationnels, pas dans les pays rationnels.

La donnée écologique est depuis un bon bout de temps au centre des préoccupations des Occidentaux, États-Unis mis à part. Elle est devenue une norme de leur vie quotidienne, une norme de construction, une norme industrielle, une norme fiscale…

Ils économisent l’énergie et achètent des voitures plus petites et moins polluantes, en attendant l’arrivée des véhicules électriques. Rouler en 4x4 passe pour une provocation, une honte, un crime contre l’environnement. Ils se préparent à vivre sans pétrole, sans nucléaire, comme ils ont appris, dans de larges proportions, à vivre sans tabac.

Les Français, pour revenir à eux, ont été élevés dans les enseignements gaiement formulés dans les Fables de La Fontaine. Ils les ont apprises par cœur dans leur enfance, et s’en souviennent une fois adultes. Ils peuvent même ne pas s’en souvenir car les moralités de ces fables ont pris depuis longtemps le chemin de leurs gènes. Ils agissent dans leur vie comme les fourmis mises en scène par leur fabuliste dans « La cigale et la fourmi » : ce qu’ils font aujourd’hui, ils le feront demain et dans mille ans. C’est ainsi que sont et font les peuples qui ont une « conscience historique », qui portent en eux le «sens historique». C’est cette conscience, cette attitude, cette disposition qui a permis qu’il y ait une « France historique », et à Valéry Giscard d’Estaing de s’en vanter à raison chez nous.

Ils n’ont pas raisonné comme nous qui, dans le même cas de figure, aurions répondu à nos autorités : « Nourris-moi aujourd’hui et tue-moi demain ! » D’ailleurs, elles viennent de signer avec ENI un contrat pour la mise en valeur de notre potentiel de ce gaz sans demander l’avis de quiconque. Nous, nous faisons le contraire, nous fonctionnons à l’inverse des autres, nous sommes des cigales : ce que nous faisons en été (compter sur le pétrole et le gaz, subventionner les prix, soutenir à bout de bras une économie éclopée), nous ne sommes pas sûrs de pouvoir le refaire en hiver. Nous comptons sur une sentence aux allures d’oracle : « Dieu y pourvoira ! »

C’est cette inconscience historique, cette attitude à l’envers, cette disposition à ne penser qu’à l’immédiat qui conduit à la colonisation, à l’indépendance qui coûte un million de morts, et accessoirement à la destruction de l’environnement. Comment dès lors espérer devenir « historique » ? Un hadith dit : « Quand vous entendrez sonner l’heure de la fin du monde et que vous avez une pousse dans la main, plantez-la ! » Pourquoi sommes-nous portés à écouter Djouha, plutôt que le Prophète alors que nous sommes si sensibles à la fibre islamiste ? En tout cas, le gagnant dans le dilemme franco-français c’est finalement nous : Sonatrach va continuer à livrer à la France les 10 milliards de m3 qu’elle nous achète annuellement.

Si nous gagnons à tous les coups, c’est que nous devons être les plus malins. C’est possible, mais on sera fixé dans les années, ou au plus tard les deux décennies à venir.

Il en est des despotes comme des statues de bronze qu’ils érigent de leur vivant à leur propre gloire. La statue peut tenir des années, des décennies, des siècles, si elle repose sur un socle stable. Ce socle, c’est le peuple, c’est sa conscience politique. Quand celle-ci est inerte et bien plane, la statue tient bon ; quand elle bouge, la statue s’écroule. Or, nous assistons depuis quelques mois à la réanimation de cette conscience, suivie dans chaque cas de la chute fracassante d’une statue. Et parce que ce réveil semble aller dans le sens de l’histoire, les révolutions arabes constituent un tournant psychologique, culturel et politique de la plus haute importance aussi bien pour les peuples qui les ont faites que pour ceux qui les regardent. Pour la première fois, ces peuples n’ont pas regardé en arrière, ils n’ont pas cherché dans le passé les solutions à l’avenir, ils n’ont pas confié leurs espérances à des « leaders charismatiques » en tenue militaire ou en turban « islamique ». C’est pour cela que je ne me lasse pas d’en parler. Ce merveilleux et tragique spectacle à la fois se renouvelle quotidiennement. Il n’y a que le nom du pays qui change. Si on ne nous le disait pas, s’il n’y avait pas les drapeaux pour nous renseigner, encore qu’ils se ressemblent souvent, on ne saurait où se passe la scène : mêmes foules, mêmes revendications, mêmes vendredis « millionnaires »… Les despotes aussi se ressemblent à s’y méprendre : même discours, mêmes mensonges, même répression.

Nul ne peut rester insensible devant ces images, même s’il n’est pas concerné par le despotisme, et qu’il n’y a pas de raisons locales de se soulever.

Mais pour un Algérien il y a, à côté de ce plaisir, une douleur : celle de lire dans le miroir des révolutions arabes les raisons de l’échec de notre « printemps démocratique ». Ce « printemps », qui a duré de 1989 à 1991, ne ressemble pas à ce que nous voyons à la télévision depuis quatre mois. Les révolutions arabes n’ont pas été préparées comme on prépare des plans d’embrigadement de foules hystériques pour les jeter dans l’inconnu, ou des actions de guérilla contre des positions ennemies, mais comme on prépare une conscience nationale à une cause nationale : la démocratie. Souvenons-nous, en effet, de notre pays divisé en « musulmans » (les partisans du FIS) et en « non-musulmans » (le reste), en « croyants » ayant un ticket pour le Paradis, et en « mécréants » condamnés à la Géhenne. Il n’y avait pas dans nos rues, dans les marches, dans les sit-in, un peuple homogène, mais d’un côté les « islamistes », et de l’autre les « laïco-communistes », selon le mot de Belaïd Abdesslam.

Dans les révolutions arabes, on n’a pas vu des meneurs d’un côté, et des foules hébétées d’idolâtrie de l’autre. Il y avait une société en mouvement avec toutes ses composantes, une société où tout le monde était leader et foule à la fois, une société agencée comme une chorégraphie. Il n’y avait pas dans les mosquées, dans les places publiques, dans les stades, d’un côté les leaders, voyants ou non-voyants, en tenue immaculée comme celle des Anges ou du Ku Klux Klan, et de l’autre une foule en adoration devant les faux prophètes de l’Apocalypse.

On n’a pas impliqué Dieu dans l’affaire, ni recruté le Prophète dans ses rangs. L’affaire concernait le peuple et le despote, c’est tout. Si en Russie, Raspoutine a précédé Staline, chez nous Raspoutine s’apprêtait à succéder à Staline. Il nous préparait un despotisme qui aurait collé à nos cheveux comme le chewinggum, à notre peau comme une tique que nulle coalition mondiale n’aurait pu nous aider à retirer. Il n’y a qu’à voir l’Afghanistan.

C’est parce que les régimes arabes n’ont pas voulu évoluer dans un monde transfiguré par la démocratie, c’est parce qu’ils ont bloqué la croissance des organismes sociaux que sont leurs peuples, que le flot révolutionnaire les a emportés. Tous les pouvoirs despotiques sont rigides, repliés sur eux-mêmes, secrets. La vie politique, quand elle est tolérée, est orchestrée d’en haut, balisée, entourée de fils barbelés pour que personne n’y entre ou n’en sorte sans passer par leur contrôle. La conduite du pays est illisible, soumise à l’injonction et à la fantaisie du despote.

L’humeur, l’impulsivité, l’intimidation, tiennent lieu d’orientations. Il n’y a ni stratégie à long terme, ni vision d’avenir, ni pensée cohérente. C’est la courte vue qui est privilégiée dans la navigation, la courte échelle qu’on utilise dans les promotions, et les décisions sont tirées à la courte paille. C’est la course derrière les solutions provisoires, la fuite éperdue devant les problèmes imprévus, le sempiternel cache-cache avec les ONG et la presse internationale.

C’est ainsi aussi qu’est dirigé notre pays : à coups de mesures ponctuelles, d’avancées et de reculs, de « karr » et de « farr », d’ordonnances et de lois de finances complémentaires. On a vu des circulaires suspendre des ordonnances, et des dispositions constitutionnelles suspendues par téléphone. Au temps où l’Algérie se voulait socialiste, elle s’est dotée d’un État gérant. Au temps où elle voulait passer à l’économie de marché, dans les années 90, elle a essayé de se doter d’un État garant. Aujourd’hui qu’elle n’est ni socialiste ni libérale, elle a créé l’État errant. L’État qui erre, complètement déboussolé, entre des mesures socialistes et des mesures libérales, entre une «nafha» (fantaisie) et une autre, entre la démocratie dont il a peur et le totalitarisme qui le tente. Si ça va pour l’instant, c’est parce que nous avons plus d’argent que nous n’en avons besoin. Et le jour où il y en aura moins ? « Dieu y pourvoira ! » laisse tomber dévotement le pouvoir. « Nourris-moi aujourd’hui… » menace la conscience populaire.

Les peuples arabes n’ont pas encore tous vaincu leurs despotes, mais ils n’ont pas baissé les bras, ils continuent la lutte au Yémen, en Libye et en Syrie. Quand ces régimes tomberont, ça fera cinq, et il ne restera que deux ou trois républiques despotiques. Je ne compte pas l’Irak et le Liban qui sont deux cas à part. Ni la Somalie, qui est une anarchie.

À part Djibouti, tous les autres sont des monarchies. Les chaînes arabes ne nous montrent plus ce qu’il se passe dans certaines d’entre elles où quelque chose a bougé — Bahreïn, Oman, Arabie Saoudite — parce qu’elles appartiennent à quelques-unes d’entre ces monarchies. Les révolutions arabes n’ont pas toutes mûri, mais les premiers fruits sont déjà là : les républiques héréditaires et la présidence à vie sont mortes, le despotisme a été détruit ici, ébréché là, et en sursis ailleurs. Là où l’aspiration à la démocratie est bloquée, la crue est inévitable. C’est une affaire de grossissement du débit, de prise de conscience, et de temps.

Il y a une toute petite lettre de différence entre les mots « évolution » et « révolution », mais combien cette différence peut peser dans la balance : des centaines, voire des milliers de vies humaines, des centaines de millions, voire des milliards de dollars de dégâts, des traumatismes durables, voire des fractures irréparables dans le corps et l’esprit de la nation. L’évolution, c’est la croissance naturelle d’un organisme, le débit régulier du fleuve, le cours normal des choses qu’il faut parfois aider lorsqu’une force contraire les bloque ou les dérègle. Il faut savoir aussi leur imprimer une accélération lorsque le besoin se fait ressentir. L’évolution est une suite, la révolution une rupture. L’évolution est un processus, la révolution une explosion. L’évolution est une harmonie, la révolution un désordre. L’évolution est pacifique, la révolution violente. L’évolution est maîtrisée, la révolution subie. L’évolution est une solution, la révolution un problème. L’évolution se déroule à l’intérieur des institutions et dans le dialogue, la révolution dans la rue et l’affrontement.
N. B.

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Oussan

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MessageSujet: Re: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptySam 7 Mai - 13:18

Le Soir d'Algérie - 7.05.2011
Par Nour-Eddine Boukrouh

Réflexion - L'ONU et le despotisme


Le monde arabe est composé pour moitié de républiques despotiques et pour moitié de monarchies absolues. Monarques et présidents à vie se ressemblent, comptent le même nombre d’années au pouvoir en général, et ont en commun d’être impitoyables envers leurs peuples. Les monarchies n’ont pas évolué vers le système républicain, ce sont les républiques qui ont dégénéré en système monarchique : "Avancez à l’arrière !" comme disent les receveurs de nos transports publics. C’est dans les "républiques" que les révolutions ont le mieux pris jusqu’ici. Ce qui s’y est passé est comparable avec les révolutions qui ont libéré les anciens pays de l’Est : continuum géographique, même aire culturelle, même organisation politique. Elles sont toutes libres aujourd’hui, et rejoignent les unes après les autres l’Union européenne.

Selon le proverbe, un homme averti en vaut deux. Et un despote ? "Aussi !" serait-on tenté de répondre spontanément. Eh bien non ! Car s’il en vaut deux, cela veut dire qu’il va doubler ses problèmes avec son peuple, et qu’il devra par conséquent être déposé et pendu deux fois.

S’il n’en vaut que 1, cela suffira pour l’exposer à une révolution, à une déposition et à une pendaison. S’il ne vaut que la moitié de 1, il devra être démocrate pour l’autre moitié. Il ne faudrait alors qu’une demi-révolution, une demi-déposition et une demi-pendaison. Peut-on pendre quelqu’un à 50% ? En tout cas, la bonne réponse à la question de départ était : que vous l’avertissiez ou non, un despote ne vaut jamais que rien.

Qu’auraient dû faire Ben Ali et Moubarak pour que la révolution n’arrivât pas chez eux ? Rien, car ils étaient prisonniers de leur culture politique et du système qu’ils ont mis en place depuis longtemps. Moubarak aurait pu tirer des leçons de ce qui venait d’arriver chez son homologue tunisien, mais il ne l’a pas fait. Aujourd’hui, il est sous la menace d’une pendaison. Une fois le feu déclaré, l’un et l’autre ne se sont pas résignés à des changements immédiats et radicaux, mais ont louvoyé, menacé puis réprimé. Le premier a demandé à son armée de bombarder Kasreïne, ce qu’elle a sagement refusé, tandis que le second a fait voler en rase-mottes des F16 au-dessus de la place Tahrir avec on ne sait quelles intentions. C’est Kadhafi qui nous renseignera finalement sur ce que peuvent être de telles intentions. Décidément, les despotes ne reculent devant aucune extrémité : tous les trois ont pensé aux frappes aériennes contre leurs peuples ! Que doit faire le pouvoir chez nous pour que rien de fâcheux n’arrive ? A lui de voir. Si la révolution éclate, ce sera à cause de son aveuglement. Si elle n’éclate pas, ce sera grâce au discernement du peuple, mais à condition qu’il ait obtenu le minimum démocratique lui permettant, pour la première fois de son histoire, de dire son mot dans la conduite de ses affaires. Il existe bien une science des révolutions, la "staséologie", mais elle n’aide pas à les prévenir, elle les étudie une fois survenues. Il y a par contre des leçons à tirer des révolutions en cours. Nos dirigeants ne jurent-ils pas, depuis le 5 Juillet 1962, que notre pays est une partie indissociable du monde arabe ?

Or, il y a comme une gêne inexprimée, une attitude ambiguë dans les sphères dirigeantes. On sent que ces révolutions ne sont pas les bienvenues. L’Algérie qui a toujours soutenu "l’autodétermination des peuples" et prôné un "Maghreb des peuples", elle qu’on a désigné comme "La Mecque des révolutionnaires", a subitement perdu la voix.

Ne risque-t-elle pas, en abjurant ces principes, de perdre ses derniers soutiens dans le dossier du Sahara occidental ? Aux yeux du monde, elle est déjà dans le camp de Kadhafi. Et quand il ne sera plus là ? Dans les années 1970 et 1980, elle formait avec la Syrie et la Libye le fameux "Front du refus". Aujourd’hui, c’est à la démocratie et à leurs peuples que les pays de l’ancien "Front de la fermeté" (on l’appelait comme ça aussi) résistent avec fermeté et emploient des armes dans le cas des deux derniers, des armes qu’ils se sont gardés d’utiliser contre l’ennemi. Les quatre Constitutions que s’est données l’Algérie (1963, 1976, 1989, 1996) n’ont pas émané du peuple, d’une instance qu’il aurait désignée à cette fin, mais ont été concoctées dans le secret des bureaux des dirigeants avant d’être soumises à son plébiscite ou à l’approbation du Parlement. Le pouvoir constituant imputé au peuple par ces Constitutions ne lui a jamais appartenu et il ne l’a jamais exercé. Cette fois peut-être ?

Ben Bella et Boumediene étaient des hommes qui aimaient le pouvoir. Ils l’ont assez démontré. Seule la force, pour le premier, et la mort, pour le second, le leur a arraché des mains. Sinon ils seraient encore en poste, comme Castro (jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus), Kadhafi ou Mugabé. Mais on peut considérer rétrospectivement que beaucoup de leurs erreurs sont à mettre sur le compte de l’esprit du temps. La moitié du monde était socialiste ou communiste, et la dictature et le dirigisme étaient le propre de la majorité des États. Les Constitutions que l’un et l’autre ont infligées au pays étaient des copies conformes des constitutions en vigueur dans les "démocraties populaires" : État-nation, parti unique, centralisme démocratique, candidature unique aux élections, socialisme, télévision unique, presse publique…

Quand Bouteflika est arrivé au pouvoir, le monde socialo-communiste avait disparu et les dernières dictatures militaires étaient tombées. Il a trouvé une Constitution qui se rapprochait davantage des constitutions démocratiques que des constitutions autocratiques. On pensait qu’il allait l’améliorer, la moderniser, la rapprocher de celle des États-Unis ou de la France. Sans parler des réformes de l’éducation, de la justice et de l’État sur lesquelles avaient travaillé des hommes compétents qui ont livré dans les délais leurs copies.

Il n’en fut rien, et les progrès enregistrés sous Chadli et Zeroual furent éradiqués, nous faisant "avancer à l’arrière". Alors que les mandats présidentiels en France n’étaient pas limités, Chirac a transformé le septennat en quinquennat, et Sarkozy a fixé leur nombre à deux alors qu’il est jeune. Au temps de Mitterrand, un président de la République pouvait rester à son poste quatorze ans, au temps de Chirac douze, et au temps de Sarkozy, s’il est réélu l’an prochain, dix. Soit, pour lui, une perte sèche de quatre années. Les deux hommes, qui savent compter naturellement, l’ont fait en connaissance de cause.

Un président américain, pour sa part, ne peut totaliser en deux mandats que huit années. Aucun de ces chefs d’État n’a pensé à s’inspirer de Ben Ali ou de Moubarak, aucun d’entre eux n’a estimé qu’il était une bénédiction divine pour son pays et qu’il ne devait quitter l’Élysée ou la Maison-Blanche que pour rejoindre le Seigneur.

La Constitution n’a aucune valeur dans un pays où le chef de l’État, censé garantir son inviolabilité et sa pérennité, est le premier à la malmener. Pour l’avoir permis en 1963, en raison de la confiance (aveugle) qu’il avait en ses leaders et des proportions qu’avait l’analphabétisme, le peuple algérien en a payé le prix. Il a subi le despotisme dans ses formes les plus mesquines. S’il le permet encore à l’avenir, il ne méritera pas le despotisme, mais l’esclavage. Et ce, quelle que soit la formule d’adoption qui sera proposée : référendum ou vote parlementaire. Nous allons théoriquement entrer, avec l’annonce de réformes tendant à prémunir l’Algérie d’une révolution, dans une période fondatrice. Or, nous vivons une période qui ressemble à celle qu’a connue la Tunisie avant que Ben Ali ne renverse Bourguiba pour des raisons médicales. Espérons que notre pays fera l’économie d’une parenthèse qui a duré vingt-trois ans chez nos voisins et s’est achevée par une révolution. Nous ne voulons plus "avancer à l’arrière", tout comme nous voulons garder notre aviation au sol. Si nos dirigeants s’obstinent à ne rien lâcher, il faudrait se tourner vers l’ONU en lui présentant les quelques suggestions qui suivent.

La Première Guerre mondiale a accouché de la SDN, et la deuxième de l’ONU. La création de ces institutions est venue en réponse aux vœux des nations ruinées par la guerre. Les deux conflits ont provoqué près de cent millions de morts et entraîné la destruction de pays entiers. L’ONU a remplacé la SDN parce que cette dernière a été dépassée par l’évolution des rapports internationaux.

Or, un mouvement d’opinion à travers le monde est de plus en plus convaincu que l’ONU ne satisfait plus dans son format actuel aux besoins des relations multilatérales. Les révolutions arabes en cours confortent cette tendance et y ajoutent une nouvelle interrogation. L’objectif principal de l’ONU, c’est d’assurer la paix entre les nations. Mais que doit-elle faire lorsque des peuples, entrés en conflit avec leurs dirigeants, ne s’estiment plus représentés par leurs gouvernements ? Doit-elle continuer à être l’Organisation des Nations unies, ou faut-il l’appeler l’Organisation des gouvernements unis ? C’est ce qu’est déjà la Ligue arabe. Il est question depuis longtemps de la réforme de l’ONU dont le fonctionnement, régi par la Charte de San Francisco qui remonte à 1945, est de plus en plus contesté, mais rien de tangible n’a encore été fait. Le débat s’est enlisé dans la problématique de l’élargissement du Conseil de sécurité et du nombre et de l’identité des pays appelés à y siéger en permanence. Le fait que cet organe ne compte que cinq membres permanents, et le droit de veto attaché à chacun d’eux, montre que cette instance universelle ploie elle aussi sous le despotisme. Un quintette d’États, se prévalant de son statut de vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, dicte ses desiderata au reste du monde. Il en découle qu’un seul État peut bloquer le fonctionnement de l’Organisation, et même la roue de l’histoire. En 1945, il y avait une centaine d’États-membres en moins qu’aujourd’hui.

Une révolution démocratique s’impose donc à l’ONU si elle veut accompagner la marche de l’humanité vers les idéaux mis en avant dans ses activités.

Il s’agirait d’aller dans le sens des aspirations démocratiques des peuples et de leur souhait d’une meilleure gestion de leurs ressources par leurs dirigeants. Il y a mieux à faire que d’envoyer les armées de l’OTAN régler par la force, ici ou là, des problèmes qu’on aurait pu éviter si on les avait pris à la racine, si on les avait anticipés en réformant les missions de l’ONU.

Pourquoi, tirant les enseignements de ses échecs, ne ferait-elle pas preuve de créativité en traitant autrement les causes de ces problèmes, épargnant ainsi des vies humaines et les ressources de la planète ? Elle pourrait le faire en amendant sa Charte et en introduisant dans le droit international de nouvelles dispositions relatives à la bonne gouvernance dans le monde. Le droit international prime le droit national. Dans un effort d’adaptation aux nouveaux besoins du monde, l’ONU a mis en place ces deux dernières décennies une Cour internationale de justice ; elle a ordonné des actions militaires contre des États qui violaient le droit humanitaire ; des chefs d’État ont été arrêtés pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide, déférés devant le tribunal pénal international, jugés et condamnés. D’un autre côté, des directives ont été émises à l’échelle internationale pour retracer les mouvements de fonds destinés au terrorisme et au blanchiment de l’argent provenant du trafic de drogue.

Pourquoi, dans le même élan innovateur, n’édicterait-elle pas des règlements visant à protéger les peuples du despotisme et de la corruption de leurs dirigeants ?

Ces règles entraîneraient le réaménagement des conditions afférentes à la qualité de membre de l’ONU, et disposeraient que ne seraient considérés comme représentatifs de leurs nations que les États dont les dirigeants auraient été démocratiquement élus. Il en découlerait que l’ensemble des États-membres seraient tenus de se doter de constitutions démocratiques garantissant les droits de l’homme et de la femme, la liberté de conscience, d’expression et d’opposition, des élections sincères, etc.

Cela reviendrait à rendre contraignantes les dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les nouveaux amendements de la Charte, ainsi que d’autres dispositions des conventions internationales allant dans ce sens. L’instance onusienne pourrait même proposer un canevas de Constitution applicable aussi bien par les républiques que par les monarchies constitutionnelles. Les pouvoirs publics du monde entier auraient une organisation démocratique. Même le nombre de mandats pourrait être limité dans ce cadre.

On a conçu en 1948 une Déclaration universelle des droits de l’homme, on a œuvré à travers l’OMC et le FMI à la globalisation de l’économie, on ne cesse d’évoquer depuis la crise financière de 2008 la nécessité de moraliser les pratiques financières… Pourquoi ne penserait-on pas à un ordre éthique international ? La mondialisation ne doit pas être qu’économique.

Le FMI et la Banque mondiale sont des institutions qui font partie du système de l’ONU. Imaginons qu’en tant que tels ils publient chaque année un état des avoirs des dirigeants des pays avant d’entrer en fonction, et après. Techniquement, c’est faisable étant donné les liens de ces organismes avec les Banques centrales des États-membres et le système bancaire qui s’est largement internationalisé. Mais l’ONU est-elle qualifiée pour promouvoir un ordre éthique international, elle qui a été incapable d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité sur la Palestine ? Elle, qu’Israël humilie quotidiennement depuis plus de soixante ans ? Elle, qui a été incapable d’imposer une solution au problème du Sahara occidental ? Comme il ne faut pas s’attendre à ce que cet idéal se réalise avant une ou deux décennies, les peuples arabes et africains doivent compter sur eux-mêmes pour se dépêtrer du despotisme.
N. B.
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Lam

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MessageSujet: Réflexion - À quoi bon ?   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptySam 14 Mai - 10:21

Le Soir d'Algérie - 14.05.2011
Par Nour-Eddine Boukrouh

Réflexion - À quoi bon ?

Pour répondre à cette question, le langage populaire algérien possède une expression : « Pousser un âne mort ! » C’est ce qu’on dit à quelqu’un d’assez sot pour vouloir s’attaquer à un obstacle qui paraît si gros qu’il est vain d’essayer de le faire bouger. C’est ce qu’on m’a dit aussi dernièrement : « Tu pousses un âne mort, tu te fais des ennemis pour rien. Ni le pouvoir ni le peuple ne changeront… »

Du coup, mon conseilleur "réaliste" a fait remonter dans mes souvenirs une légende chinoise, une réponse que m’a faite un vice-Premier ministre chinois il y a quelques années, et un propos livresque de Nietzsche. Il m’a aussi inspiré une pensée sur lui que j’ai tue pour ne pas le blesser. Elle a emprunté la forme de la métaphore qu’il a utilisée. Je me suis dit : « Celui-là, cet homme bien vivant, sera plus lourd à pousser qu’un âne mort. »

La légende est rapportée par Mao Tsé Toung dans son petit Livre Rouge. Il l’a exhumée pour la désigner comme source d’inspiration à son peuple pour libérer la Chine et la reconstruire avec les moyens du bord. Je la raconte de mémoire : il y a quelques millénaires, un paysan chinois était contrarié par un problème : une montagne barrait l’horizon de son lopin de terre et gênait son ensoleillement. Un jour, il résolut de le résoudre, prit une pioche et attaqua la montagne à la base. Un voisin, croyant qu’il était devenu fou, lui dit, narquois : « A quoi bon mon ami ? Tu ne peux pas venir à bout de cette montagne avec une pioche ! » Et Yukong, le paysan en question, de lui répondre : « Si haute que soit cette montagne, elle ne repoussera pas. Après moi, mes fils continueront à la saper, puis les fils de mes fils, puis leurs descendants, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus. »

Aujourd’hui, la Chine rivalise avec les États-Unis d’Amérique, détient des centaines de milliards de dollars de créances sur eux, et Dieu seul sait jusqu’où elle ira dans sa progression. Il y a encore vingt ans, elle était classée par son revenu moyen par habitant parmi les PMA, les pays les moins avancés. La moralité de cette légende est que lorsqu’un homme ou quelques hommes sont convaincus de la nécessité d’une action, rien ne peut les arrêter. Les exemples fourmillent dans l’histoire réelle, et le plus proche de nous est celui des «22» qui ont déclenché la révolution du 1er-Novembre 1954.

C’est ce que leur disaient aussi les leaders du mouvement national : « À quoi bon ? Les conditions ne sont pas réunies pour la lutte armée… » Ils se sont attaqués à la pioche au colonialisme, ont été relayés par le peuple et atteint ensemble le but visé : l’indépendance nationale. L’Histoire, c’est quand une conscience se réveille, quand une idée soulève une nation. Et l’Histoire, en ce moment, ce sont les révolutions arabes grâce au geste d’un homme qui ne s’est pas dit « A quoi bon ? » Mohamed Bouazizi.

Depuis, un régent est en fuite, un pharaon est entre les mains de la justice, la mort sous les décombres menace un troisième, le Tribunal pénal international guette un quatrième, et les despotes restants ne dorment plus que d’un œil. Et quand ils ouvrent les deux, c’est pour avoir les yeux de Chimène pour leurs peuples. Quel cauchemar pour les puissants ! Heureux les faibles, les opprimés, les simples, « car ils hériteront » ainsi que l’a promis Jésus.

Avant, l’Histoire ne se passait pas comme ça en terre arabe. Tout se réglait en haut, entre dirigeants, entre chefs militaires et civils, dans les arcanes du pouvoir, du parti unique ou de la secte religieuse. Le peuple, on parlait en son nom, on lui dédiait la «révolution» ou le coup d’État, mais on n’en tenait pas compte. Il fallait juste ne pas trop jouer avec les prix du pain, de la semoule, du sucre, de l’huile ou du carburant. La seule souveraineté qu’il ne fallait pas lui disputer, en vertu d’un pacte tacite, était celle qu’il exerçait sur les produits de première nécessité.

Or, subitement, tout a changé : « loqmat alaïch », la danse du ventre, les films débiles, les chansons insipides qui durent des heures, la peur du despote, tout cela a magiquement cessé d’agir sur les esprits, laissant place à une maturité insoupçonnée.

Plus personne ne pourra « la ramener » avec ces gens-là. Vous le verrez la prochaine fois que vous irez passer vos vacances en Tunisie ou en Égypte. Vous n’aurez plus affaire à la docilité, mais à la fierté bien placée. Et si vous élevez le ton, vous risquez de vous entendre répondre : « Dégage ! »

Même les pays où il ne s’est rien passé et où l’on continue de professer « À quoi bon ? » ont profité de ces révolutions. Les interdits sont levés, les revendications sociales sont satisfaites, des réformes constitutionnelles sont initiées, les étudiants réapparaissent sur le devant de la scène, les journaux s’enhardissent, l’opinion publique voit le jour, les exilés rentrent, les morts se réveillent, les paralytiques bougent, les muets retrouvent la parole, les résignés reprennent goût à la vie, les désespérés renouent avec l’espoir…

Les despotes qui croyaient que tout était plié, vendu, rouvrent leurs cartons et refont leurs comptes. Ils se demandent avec angoisse où l’Histoire va frapper la prochaine fois, et dans quel pays les gens vont cesser de prêcher « À quoi bon ? »

Les idées deviennent une source d’action à partir du moment où elles sortent des légendes, des écrits ou des forums de discussion d’Internet pour prendre place dans la tête des hommes. Pas de tous les hommes nécessairement, une « minorité créatrice » comme dit Toynbee, ou une « minorité agissante » comme disent les radicaux de toutes les idéologies, peut suffire. Elles peuvent passer par le haut ou par le bas, prendre le chemin des élites ou celui des révoltes populaires, mais c’est ainsi qu’elles procèdent pour modifier le cours de l’Histoire et transformer un état de choses négatif. Ce sont les Upanishad, la Thora, les Évangiles et le Coran qui ont façonné les civilisations. Ce sont les écrits de Rousseau, de Voltaire et de Diderot qui ont ouvert la voie à la révolution française. Ce sont les écrits de Marx, d’Engels et de Lénine qui ont mis en place le socialisme. Ce sont les écrits d’Adam Smith, de Ricardo et de Stuart Mill qui ont créé le capitalisme. Ce sont les livres de Mawdudi et de Sayyed Qotb qui ont fondé l’islamisme. C’est le Livre vert de Kadhafi qui a ruiné la Libye. Comme avait fait jadis Mein Kampf d’Adolf Hitler avec l’Allemagne.

Le livre de Samuel Huntington, Le clash des civilisations, était à l’origine un article publié dans une revue. Devant son succès, il le développa en livre qui est devenu, avec les écrits de Bernard Lewis, la Bible des néoconservateurs qui ont présidé à la politique mondiale américaine sous les deux mandats de Bush-fils. L’État errant dans lequel nous vivons, lui, n’a pas besoin d’écrits qui le gêneraient dans sa liberté d’errance, ni même d’une Constitution qui restreindrait sa libre fantaisie. Dans l’État errant, les idées ne sont rien, les personnes sont tout. On pratique le troc, l’oralité, l’échange de la main à la main, et tout est dans la besace. Comme au Néolithique. Mais lorsque les idées deviennent un sens commun, des lieux communs, des thèmes de débat sur les réseaux sociaux, il n’est plus besoin de livres ou d’idéologies pour conduire les pas des peuples. Il n’est plus indispensable de faire la leçon aux gens, de leur faire la dictée pour qu’ils comprennent et bougent. L’Histoire fonctionne ainsi, et c’est pourquoi on dit que « les idées mènent le monde ». La réponse du haut responsable chinois est venue alors que je lui présentais au siège de l’OMC à Genève les félicitations du gouvernement de mon pays après l’admission de la Chine à cette institution. Dans la discussion, j’avais évoqué le nouveau rang de la Chine dans le monde.

Quelle ne fut ma surprise de l’entendre dire : « Non, la Chine est un pays en voie de développement. » Peut-être même qu’il a dit « pauvre », je ne me souviens pas exactement mais c’est dans ce sens qu’allait sa réaction. J’avoue que j’en suis resté confus car ses paroles et son air sincère m’avaient désarçonné. A sa place, je vois sans peine un des nôtres répondre : « Nous sommes en voie de devenir Dieu ! » Déjà qu’avec pratiquement rien dans notre bilan nous sommes persuadés d’être « châab-al-mou’djizate ! » (le peuple des miracles !) comme l’assuraient Boumediene et Abassi Madani...

Je n’ai jamais compris d’où, de quoi au juste nous tirions cet incommensurable orgueil. A part la Révolution, je ne vois vraiment pas. On n’a pas bâti il y a vingt-deux siècles la Grande muraille de Chine, longue de plus de 5 000 km, on n’a envoyé personne dans l’espace, on n’a pas construit les autoroutes de la Chine, les logements antisismiques du Japon ou les barrages hydrauliques de l’Italie ; ce sont ces pays qui construisent les nôtres contre l’argent venu du pétrole et non de notre travail. On n’a pas réalisé le « barrage vert », on mange le soir ce qu’on fait rentrer le matin, les lendemains sont incertains, on n’a pas assez de parkings dans les villes pour garer les véhicules, et pourtant nous sommes fiers comme personne y compris, et peut-être surtout, de nos défauts. L’humilité du vice-Premier ministre chinois, il l’a héritée de Confucius et de la culture plurimillénaire de l’Empire du Milieu. Les Chinois méritent plus que les musulmans d’être qualifiés de « Oumma wasata » (la nation du juste milieu) dont parle le Coran. Après tout, ils ont été dirigés à un moment de leur histoire par une dynastie musulmane, et ils ne sont pas connus pour être portés à l’extrémisme.

Le propos de Nietzsche, c’est celui où il dit dans L’Antéchrist : « La foi ne déplace pas les montagnes, elle en met là où il n’y en a pas. » C’est ce qu’a fait l’islamisme durant ces dernières décennies, et avant lui la culture arabo-musulmane conservatrice, rétrograde, hostile à l’innovation et à l’idée de liberté. L’un n’est que le produit de l’autre, sauf qu’il a inventé les attentats-suicides contre ses coreligionnaires et accessoirement contre les judéo-chrétiens. A eux deux, ils ont bouché l’horizon des peuples, dressé des montagnes, des Himalaya devant eux pour les obliger à ne regarder que leurs pieds ou en arrière. C’est pour moi l’acquis le plus extraordinaire des révolutions arabes, et c’est ce que j’ai dit dès le premier paragraphe du premier épisode de cette série : elles ont réconcilié l’homme arabe avec le sens du monde, avec la modernité, avec la démocratie, avec la citoyenneté, avec le reste de l’univers. Il s’est mis à regarder devant lui, par-dessus l’épaule des despotes et des « oulamas ». Cet acquis est infiniment plus important que le renversement des régimes.

Ce ne sont pas seulement des despotes qui ont été chassés, c’est le despotisme qui a enfin été expurgé de la culture arabe après quatorze siècles de domination du conscient et de l’inconscient collectif. Les musulmans non arabes comme les Malaisiens, les Indonésiens et les Turcs ont accompli cette révolution intellectuelle et mentale plus tôt, et c’est ce qui explique leur développement.

Pour ceux qui croyaient que l’Histoire habite dans les livres et n’apparaît que dans les romans ou les films, la voilà à l’œuvre sous leurs yeux, plus vraie que nature. Pour ceux qui ne parlaient d’elle que comme les mémoires du passé, la voilà brûlante d’actualité. Pour ceux qui pensaient qu’elle se déroule toujours loin, la voilà toute proche. A tout moment elle peut jeter les foules par millions dans la rue et leur faire faire ce qu’elles n’ont jamais imaginé faire.

C’est la marche des légions humaines vers la démocratie, la force colossale qui immobilise les blindés des régimes qui n’ont plus de racines dans le peuple, c’est la lutte entre le bien du peuple et le mal du despotisme. C’est mieux qu’une superproduction, qu’un best-seller, que Nabuccode Verdi.

C’est une épopée réelle, une saga vivante, une fresque animée. Il faudrait un Homère tunisien pour raconter cette Odyssée, un Victor Hugo égyptien pour la romancer, un Tolstoï yéménite pour décrire le réalisme des scènes, un poète libyen pour en chanter les exploits, un peintre syrien pour l’immortaliser. Le meilleur cinéaste arabe qui aurait pu la mettre en scène, Mustapha al-Akkad, l’auteur du Message et d’Omar al-Mokhtar, a été tué en 2006 à Amman dans un attentat terroriste. De tels génies pourront apparaître à l’avenir, quand le soleil de la liberté de pensée, de conscience, d’expression et de création se sera levé sur la nation arabe.

C’est mathématique : là où il y a un bon pouvoir et un bon peuple, la révolution n’a pas lieu d’être. On est dans le gagnant-gagnant. Là où il y a un mauvais pouvoir et un bon peuple, la révolution est inéluctable. On est dans le perdant-perdant. Là où il y a un mauvais pouvoir sans que le peuple bouge, c’est qu’il n’y a pas de peuple. Ce qui lui tient lieu serait bon à jeter à la mer, comme Ben Laden, s’il avait été une unité. Mais comme ce sont des multitudes innombrables et que tous les porte-avions du monde ne suffiraient pas pour les transporter jusqu’au large, il faut être patient. Le pouvoir algérien ne doit pas en déduire que tant qu’une demande « proprement politique » ne s’est pas manifestée, il peut « continuer ». Ce serait la pire des erreurs. La prise de conscience est déjà là, la nouvelle vision du monde est en formation, la demande viendra inéluctablement. Il faut juste faire à temps ce qui doit être fait. Les moyens existent, le pays est stable et il n’est pour l’heure soumis à aucune pression extérieure.

C’est l’entêtement des despotes qui a été à l’origine de l’intervention étrangère, et non la demande de liberté, de dignité et de démocratie des peuples. Nous sommes un si grand pays qu’on ne pourra pas le maintenir en l’état si nous ne déployons pas de nouvelles capacités managériales dans tous les domaines. On a si longtemps dormi sur les lauriers de la Révolution du 1er Novembre qu’ils se sont fanés, desséchés. On ne peut pas le garder en main avec l’anachronisme, l’imprévisibilité et l’illisibilité qui caractérisent l’État errant. Ce grand Sud où nous n’avons pas fait grand-chose peut nous filer des doigts si on ne fait pas attention. Même quand il n’y aura plus de pétrole, il y aura les immenses réserves d’eau du sous-sol saharien, l’énergie solaire et l’étendue. Ces données naturelles, pour nous, sont des facteurs économiques et des atouts stratégiques pour ceux qui voient loin, ceux que n’arrêtent pas les réflexes fatalistes du genre « À quoi bon ? ».

Les forces étrangères qui ont pris position non loin de nos côtes et de nos frontières pourraient y demeurer longtemps, et à tout moment une nouvelle idée pourra germer dans les esprits. Nous avons déjà un GPK. Un GPS (S pour Sahel ou Sud) pourrait s’y joindre pour revendiquer comme solution au problème algérien la mise en place des États-Unis d’Algérie.
N. B.

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Moussa




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MessageSujet: Re: Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions   Boukrouh revient avec de nouvelles réflexions EmptyLun 30 Mai - 12:23

Le Soir d'Algérie - 30.05.2011
Par Nour-Eddine Boukrouh

Réflexion - J'ai rêvé que notre pays...

On ne se souvient avec clarté que des rêves qu’on fait juste avant de se réveiller. Hier, je me suis levé l’esprit plein des visions sensationnelles que je venais d’avoir. J’ai couru à mon ordinateur pour noter ce que j’ai vu de peur que les images ne s’estompent avec les premiers soucis de la journée. On sait que l’activité onirique échappe aux règles de la réalité et de la raison : tout est parfait, il n’y a pas d’invraisemblance, le temps ne compte pas, on se déplace comme si on était des êtres célestes, et on ne doute pas de la véracité de ce qu’on voit ou vit. Logique, c’est le lieu mirifique où tout est possible.

J’ai rêvé que notre pays était devenu un pays fantôme, à l’arrêt, vidé de ses habitants, de ses voitures, de ses policiers, de ses bus, de sa cohue, de son nouveau tramway… Je planais dans le ciel et me déplaçais à la vitesse de la lumière pour avoir une saisie d’ensemble. Il n’y avait pas âme qui vive dehors, pas de circulation, pas de trains, pas de bruit, pas de stress, et cela dans toutes les villes ou communes. Les cités populeuses étaient silencieuses, on voyait les véhicules stationnés mais pas de signes de vie. Les cafés, les boutiques, les marchés, les établissements scolaires, les administrations, les services de santé, les usines, les entreprises, les exploitations agricoles, les champs de pétrole et de gaz, les ports, les aéroports, les gares, les banques, les postes, les stations-service, tout était fermé. Il n’y avait pas d’employés, d’agents ou de fonctionnaires pour faire marcher quoi que ce soit d’une frontière à l’autre de notre immense et désertique pays à 90%. Tout était en ordre cependant, et il faisait très beau. Le pays était coupé du monde, les communications avec l’extérieur ne passant pas. Les étrangers qui n’avaient pas quitté l’Algérie à l’annonce du mouvement ont constitué des stocks comme les nationaux et se sont enfermés chez eux. Les visites de délégations étrangères ont été reportées sine die.

Dans les maisons, le téléphone était coupé, le portable mort, l’écran de télévision noir, la radio muette, la connexion à internet suspendue. Il n’y avait ni hélicoptères, ni avions dans le ciel, mais le drapeau flottait partout, propre et ses couleurs éclatantes. A tous les balcons des appartements et des villas pendait une banderole sur laquelle figurait un seul mot : «Dégagez !» Mais la nuit venue, à partir de 21h, le pays fantôme reprenait vie comme par enchantement. On ne voyait pas d’êtres humains, mais on entendait un concert de casseroles et de voix scandant : « Achâab yourid iskat système ! » Car certains avaient des mégaphones.

Ce qui était arrivé ? La contagion des révolutions arabes ! Quand il comprit qu’il était atteint à son tour, le peuple algérien, traumatisé par ce qu’il avait vu en Libye et en Syrie, décida dans un mouvement de prise de conscience général et fulgurant d’assumer ses destinées mais en ayant les plus grands égards pour la vie des siens et le pays. Les "Chouhada" étaient revenus et le fixaient du regard. Tout le monde sentait le poids de ce regard et en tremblait. Les Algériens savaient que l’heure était venue, mais ils angoissaient : comment s’y prendre pour transcender les divisions politiques et partisanes, se libérer des "açabiyate", neutraliser la jalousie et la méfiance réciproques, convaincre les "zaïmillons" de faire cause commune, se protéger des manipulations des «Services» ? Jusqu’alors le pouvoir avait gagné sur toute la ligne. Face à des rangs de manifestants clairsemés, à des marches drainant peu de monde et à des sit-in isolés, il avait été imbattable. Il fallait par conséquent quitter les sentiers battus, innover, essayer autre chose, réfléchir à fond et faire participer le maximum de gens à la recherche de la panacée. Les échanges d’idées entre les citoyens se faisaient sur internet ou par sms, téléphone et journaux interposés. Dans une première étape, on forma des comités de synthèse des propositions jaillissant du débat. Dans une seconde, on passa en revue les modus operandi utilisés depuis Spartacus pour se libérer de l’esclavage, de l’occupation étrangère, de la dictature, ou du despotisme au nom de "la légitimité révolutionnaire".

Parmi les propositions, une avait particulièrement retenu l’attention. Elle provenait de compatriotes émigrés en Extrême-Orient et suggérait de s’intéresser aux idées de Lao Tseu, un philosophe chinois du Ve siècle avant J.-C., contemporain et rival de Confucius. Alors que ce dernier a développé une philosophie du bien agir pour parvenir à une vie harmonieuse, Lao Tseu a élaboré une contre-philosophie permettant de parvenir à moindre frais au même but : le non-agir. Cette doctrine est exprimée dans l’ouvrage qui lui est attribué, Tao Tô King, et est connue sous le nom de Taoïsme. D’autres compatriotes, établis en Inde, proposèrent de s’inspirer de la spiritualité qui a sous-tendu le combat de Gandhi contre le colonialisme britannique, la Non-violence. Puisqu’il est question d’opposer à l’entêtement du pouvoir une résistance passive, une révolte silencieuse, il n’y avait pas mieux que cette stratégie d’autant qu’elle a son pendant dans le Coran ("Rabitou wa sabirou"). Dans l’Évangile aussi ! compléta un concitoyen chrétien. Jugées compatibles, les deux pistes furent retenues, à charge pour les Algériens de les adapter à leur mentalité. N’ayant pas jusqu’ici réussi à agir de concert, ils allaient peut-être trouver leur compte dans le non-agir de concert.

C’est vrai, il faut peut-être voir dans certains instruments de la lutte politique moderne comme la désobéissance civile, les manifs relaxe, les sit-in conviviaux, les marches bohèmes, les grèves foraines, des expressions profanes de ces principes de la sagesse asiatique. Il n’y a qu’à se rappeler la façon dont les Japonais font leurs grèves : ils se rendent à l’usine, travaillent, mais portent un brassard ou un bandeau convenu, comme le ruban noir que les chrétiens arborent pour indiquer qu’ils sont en deuil. Bref, les Algériens finirent par tomber d’accord sur la manière de faire pour atteindre leur objectif : déposer avec douceur le pouvoir, sans émeutes, ni cocktails Molotov, ni pillage, ni mort d’hommes : "billati hiya ahçan". On retint la période allant du 25 juin au 4 juillet pour la mettre en exécution. Les journaux avaient accompagné depuis le début l’évolution de l’idée et contribué à rallier la nation à ce mode opératoire. La détermination était grande d’échapper une fois pour toutes à la poigne du pouvoir, à ses lois, à son discours et à sa vue. Advienne que pourra ! Il lui avait donné un délai de dix jours. S’il n’était pas parti au bout de ce laps de temps, le mouvement serait reconduit et ainsi de suite jusqu’à l’issue finale.

Las d’être pris depuis l’Indépendance pour un troupeau de bestiaux, le peuple a été acculé à se retirer de la vie nationale, à déserter les lieux de travail et les espaces publics, à s’occulter comme ont fait les imams cachés du chiisme "duodécimain", et ce, pour changer définitivement ses conditions de vie et se mettre enfin à ressembler aux peuples libres et développés. La méthode en question consistait en une grève totale et multiforme, impliquant tout le monde, sans exception. Il ne reviendrait à la vie citoyenne, à l’activité économique et administrative, au marché, au café et à la mosquée, que le jour où le pouvoir aurait été dissous. Et cela dans un silence national sépulcral pendant la journée. Le silence en impose plus que la tchatche. «Seul le silence est grand», a dit un sage asiatique. On sait que, conjugués, l’absence et le silence ajoutent au mystère de l’autorité. Dans la sagesse extrême-orientale, le mutisme, la mesure et l’harmonie sont les maîtres-mots. L’univers est silencieux, la nature et les abysses aussi, et beaucoup d’animaux n’émettent aucun son audible par nous. La parole n’a été donnée qu’à l’homme. Malheureusement, elle a souvent servi dans la bouche des hommes politiques à déparler, à mentir, à faire des discours démagogiques, ou à dire des âneries.

La consigne était donc que tout ce que compte le pays comme population doit rester chez soi et ne même pas apparaître à la fenêtre. L’économie serait paralysée, la société dispersée, et toute communication rendue impossible. Le peuple a donné la préférence à l’immobilité sur les marches, à l’occultation sur la manifestation, au silence réprobateur ("ghadhab") sur les slogans violents. Tous les Algériens étaient disposés à se faire soufi, ascète, anachorète, pour les besoins de la cause. Pour se hisser à la hauteur du défi, le peuple en avait appelé au retour aux fondamentaux, aux valeurs ancestrales : la solidarité, l’hospitalité, la fraternité, le partage, l’égalité, la concertation… Au plan logistique, on devait prendre ses dispositions pour s’assurer des stocks nécessaires à une réclusion d’un mois. Les foyers qui n’en avaient pas achetèrent des "tabouna" et des bouteilles de gaz pour cuire la galette, ainsi que des quintaux de produits entre semoule, sucre, légumes secs, pâtes, conserves, lait en poudre, café, thé, cigarettes et "chemma"… On a pensé aussi aux sans-logis, aux mendiants, aux aliénés mentaux. Chaque quartier, chaque village, était tenu de recourir à la "Touiza" pour les héberger et les nourrir. Même les malfaiteurs ont suivi le mouvement : ils observeraient une trêve comme le jeûne pendant le Ramadhan.

Que pouvait craindre le peuple ? La mise à pied, la traduction devant le conseil de discipline, le licenciement, les arrêts de rigueur pour les policiers et les militaires, les retenues sur salaires, les suspensions de salaires, les poursuites judiciaires ? Que pouvaient faire les autorités ? On ne licencie pas de son travail tout un peuple, on ne gèle pas les salaires de toute une population, on n’attaque pas en justice une nation entière. N’oublions pas que les magistrats étaient du coup. D’un autre côté, il n’y avait pas de meneurs à arrêter ou d’armes à saisir. Le pouvoir, qui avait perdu la confiance du peuple, perdait maintenant le peuple lui-même. Ce dernier lui avait brusquement tourné le dos, lui signifiant sa répudiation, son renvoi. Il le démettait de ses fonctions, lui dérobait la matière sur laquelle il a longtemps exercé ses "nafhate" et son diktat. Telle une Assemblée nationale dans un régime parlementaire, il lui retirait sa confiance, votait une motion de censure contre lui, le renversait. Il avait changé les règles du jeu et signé le décret souverain par lequel il dissolvait l’État errant. Le contrat social était unilatéralement rompu.

C’était la meilleure Assemblée constituante qu’on pouvait concevoir, l’exercice le plus direct de la démocratie. Le slogan de 1962 prenait enfin son sens : « Un seul héros, le peuple ! » A l’époque, ce slogan faisait l’affaire de ceux qui voulaient s’emparer du pouvoir parce qu’il leur permettait de cacher leur véritable apport à la Révolution.

Un État, même errant, se compose d’un territoire, d’une population et d’une administration. En Algérie, il y avait toujours le territoire mais il était vidé de ses habitants. Et sans les habitants, il n’y a ni administration, ni Etat. Le pouvoir était réduit à quelques dizaines d’individus bloqués chez eux pour la plupart car leurs chauffeurs ne sont pas venus les chercher depuis le 25 juin. Au quatrième jour de la grève totale, il avait perdu la capacité juridique de représenter le pays devant la communauté internationale. Il n’avait plus au nom de qui parler ou contracter. Il avait perdu son fonds de commerce, son registre de commerce, son enseigne et sa délégation de signature. Il ne pouvait plus promulguer de lois «Au nom du peuple». Il était destitué de facto, licencié, frappé d’ostracisme, reclus dans ses bureaux.

Au bout de huit jours (comme en 1957) le Conseil de sécurité de l’ONU, qui en était au sixième renversement de régime dans le monde arabe et qui avait mis en place une jurisprudence ad hoc, vota une résolution recommandant la fin de la reconnaissance du pouvoir algérien, le gel des avoirs d’une trentaine de responsables, et l’ouverture d’une enquête par la Cour pénale internationale sur les pertes humaines causées par la crise.

C’étaient les malades décédés du fait de la fermeture des services de santé. On estimait qu’il pouvait s’agir d’un crime contre l’humanité puisque c’est à cause du pouvoir que tout est arrivé. Il fallait anticiper, et il ne l’avait pas fait. Le problème n’avait pas échappé au peuple, mais on n’avait pas trouvé le moyen de faire observer la règle d’occultation générale tout en tolérant des exceptions pour une raison ou une autre. Les malades eux-mêmes avaient compris et admis le risque, comme les héros des causes justes. Trois jours après l’adoption de la résolution onusienne, le peuple sortait manifester dans la joie sa victoire. On était le 5 juillet.

On peut se demander ce qu’il en était des militants des partis administratifs sur lesquels s’appuyait le pouvoir. Un correctif d’abord : il ne reposait pas sur eux, ce sont eux qui reposaient sur lui, et se reposaient du même coup. Dès qu’ils ont compris que c’était sérieux, que la parade habituelle n’allait pas être fructueuse, ils firent comme le peuple de peur d’être repérés et mis en quarantaine dans l’Algérie de demain. Ils s’étaient évaporés comme les millions de militants de Ben Ali et de Moubarak. Ce sont eux d’ailleurs qui avaient les mégaphones, gardés depuis la dernière campagne électorale.

Les Algériens ne le savaient pas mais moi, spectateur virtuel dans le songe, je pleurais d’émotion et de fierté en constatant à quel point ils avaient bouleversé l’opinion publique mondiale. Il n’y avait qu’éloges pour eux dans la presse internationale et les chaînes de télévision. Ils avaient retrouvé le prestige et le respect dont ils étaient entourés dans les années cinquante. Les Etats-Unis et l’Union européenne offraient de supprimer le visa pour eux. Le Canada déclara qu’il était prêt à accueillir tous les Algériens qui souhaitaient s’installer chez lui sans restriction de nombre. Nos ambassades et consulats étaient assaillis de demandes de visa. Les investisseurs étrangers se bousculaient à leurs guichets pour venir travailler chez nous, promettant de résorber le chômage en deux ou trois ans. Les pays nordiques menaient campagne pour que le prochain prix Nobel de la paix leur soit attribué. Aucun peuple, même ceux qui ont donné naissance à Lao Tseu et à Gandhi, n’aurait pu rêver d’une telle prouesse. C’était une première mondiale, une opération sans précédent dans l’histoire humaine. Un stratège chinois des temps anciens a dit que la meilleure victoire est celle qu’on remporte sans livrer de combat. Les Algériens l’ont fait : ils ont remporté la victoire sans coup férir, sans brûler aucune école, aucune bibliothèque, aucun bus ; sans casser une seule vitrine et sans blesser un seul membre des forces de l’ordre. Ce n’était qu’un rêve, et cet écrit lui-même n’est peut-être qu’un moment de ce rêve. Mais si, à en croire Freud, le rêve est la réalisation d’un désir, le facteur déclencheur doit en avoir été les révolutions arabes. Je vais me pincer pour voir.
N. B.

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