Slate.fr - 24.11.2011
par Tom Malinowski
Le dictateur qui dirige l’Ouzbékistan est un Kadhafi en devenir. Le réalisme politique est une chose, mais il ne faut pas avoir peur d’appeler le diable par son nom.
« Si vous êtes fort, tout le monde est gentil avec vous. Sinon, au revoir. » C’est ce que déclarait il y a quelques mois Saïf al-Islam, fils de l’autocrate libyen récemment déposé Mouhammar Khadafi, lorsqu’on lui demandait pourquoi les Occidentaux s’étaient retournés contre son père.
Et qui pourrait lui jeter la pierre? Pendant des années, les États-Unis et l’Europe ont négligé la brutalité de Khadafi afin de s’assurer sa coopération et son pétrole. Pour 2.7 milliards de dollars, ils l’ont laissé leur acheter leur pardon pour l’attentat de Lockerbie. En échange de son aide contre Al Qaida, ils ont ramené à ses prisons les militants libyens qu’ils avaient capturé partout dans le monde. C’est par la formule « Cher Moussa » que débutaient les lettres chaleureuses que les responsables du renseignement américains et britanniques envoyaient au chef de la sécurité de Khadafi, Moussa Koussa, pour organiser ces détentions.
Ainsi donc, on peut saluer les tyrans lorsqu’ils ont au sommet? La question est peut-être inutile en ce qui concerne Khadafi, mais c’est un choix que les responsables américains doivent faire tous les jours - pas seulement dans le monde arabe, mais également face à d’autres « alliés » brutaux et antidémocratiques, par exemple en Asie centrale.
« Les sociétés bâties sur la peur et la répression offrent peut-être l’illusion de la stabilité pendant un certain temps »
En se penchant sur la Libye, on pourrait constater que oui. Après tout, quelques signes d’amitié de la part de l’Ouest ont suffi à Khadafi pour abandonner son programme nucléaire et suspendre son soutien au terrorisme. Ce n’étaient pas des concessions sans conséquences.
Et de toute façon, avec qui pouvait-on bien traiter en Libye sinon avec Khadafi? Les militants pour les droits de l’homme à Benghazi? Ils ne semblaient être qu’une poignée d’avocats à la tête d’un tribunal, lorsqu’ils n’étaient pas eux-mêmes en prison. Rares étaient ceux qui imaginaient que ceux-là pourraient un jour inspirer une révolte et aider à diriger leur pays. Les dissidents libyens étaient certainement des gens très bien, du genre de ceux que l’on invite à un débat sur le rôle de la société civile, lors de la visite d’un dignitaire étranger, ou que l’on envoie faire un voyage d’étude en Suède. Pas du genre de ceux que l’on prend au sérieux.
Cultiver des relations avec le dictateur libyen avait pourtant aussi un coût. Cela a renforcé le cynisme attribué par beaucoup de gens au Moyen-Orient aux États-Unis et aux Européens qui prétendaient défendre des « valeurs » dans leur région. Comme on a pu le constater, ce cynisme était partagé par les Khadafi eux-mêmes. Cela a pu contribuer à leurs erreurs de mars dernier, lorsqu’ils ont ignoré la requête du conseil de sécurité de l’ONU de mettre fin à leur offensive militaire brutale contre les zones occupées par des opposants.
La famille Khadafi pensait clairement que si elle parvenait à écraser rapidement la révolte libyenne, ou du moins à tenir bon suffisamment longtemps, les puissances occidentales finiraient par revenir mendier du pétrole – comme cela s’était passé la précédente fois où elles avaient essayé d’isoler le pays. Pour les Khadafi, l’idée que l’Occident puisse défendre fermement les droits de l’homme ou quoi que ce soit d’autre, paraissait être, comme l’a répété Saif al-Islam aux journalistes, une « blague ».
Le président américain a tiré avec raison les leçons de l’attitude des États-Unis à l’égard de ses alliés autoritaires au Moyen-Orient. Il a déclaré que les États-Unis avaient des intérêts de sécurité qu’ils continueraient de mettre en avant, ce qui nécessitait de travailler avec les gouvernements qu’ils connaissaient. En même temps, il a souligné que « l’échec à répondre aux aspirations générales des gens continuerait à alimenter le soupçon que les États-Unis poursuivent leurs intérêts à leurs dépens ». Il a également reconnu que « les sociétés bâties sur la peur et la répression offrent peut-être l’illusion de la stabilité pendant un certain temps, mais elles sont construites sur des lignes de faille qui finiront toujours par trembler. »
Islam Karimov, le nouveau Kadhafi des États-Unis?
Le gouvernement américain peut-il transformer un regard rétrospectif en un enseignement pour l’avenir? Revenons juste en arrière, vers la région touchée par le printemps arabe et vers le régime centre-asiatique d’Ouzbékistan. Avant que le candidat à l’investiture républicaine à l’élection présidentielle américaine Herman Cain ne se rende célèbre pour l’avoir appelé « Ubeki-beki-beki-beki-stan-stan », le pays était plutôt connu pour être l’endroit où un dictateur faisait bouillir ses ennemis vivants.
Son leader, l’ancien apparatchik Islam Karimov, dirige un État corrompu et impitoyable, qui emprisonne et torture quiconque ose s’ériger en champion d’une alternative démocratique. Il se dit qu’il entretient l’espoir de transmettre le pouvoir à sa fille, que des câbles américains révélés récemment considèrent la personne comme la plus détestée du pays. Ses sujets ont bien essayé de se révolter, en 2005, mais ils ont été massacrés. Ils semblent aujourd’hui plus passifs, mais souffrent en silence. Le gouvernement a promis aux occidentaux qu’il allait se réformer, mais il ne fait rien pour cela.
En cela, l’Ouzbékistan rappelle la Libye de Khadafi. En revanche, il présente une caractéristique que n’a pas la Libye: il est frontalier de l’Afghanistan. Le Pentagone a besoin d’itinéraires de transit pour délivrer des vivres et faire transiter les troupes. Il a donc besoin d’une zone d’autorisation de survol au dessus de l’Ouzbékistan. Pour payer le péage, le gouvernement a demandé au Congrès de retirer des restrictions sur l’aide militaire à l’Ouzbékistan, lesquelles avaient été imposées la dernière fois que les forces de sécurité du pays avaient tiré sur des manifestants. La secrétaire d’État Hillary Clinton s’est rendue à Tachkent, la capitale ouzbek, il y a deux semaines pour consolider cette amitié.
Pendant des années, les administrations américaines successives ont déclaré au gouvernement ouzbek – et ses opposants réunis - que l’aide ne serait jamais fournie tant qu’il n’y aurait pas d’améliorations dans le domaine des droits de l’homme.
Aujourd’hui, les Ouzbeks courent le danger d’apprendre ce que les Khadafi croyaient savoir: si vous possédez quelque chose que les Américains désirent, tenez bon, ils ne vont pas s’accrocher à ce principe pour toujours. C’est là que réside le danger. Si des hommes comme Karimov pensent que les principes américains sont malléables, ils ne vont pas croire les États-Unis la prochaine fois qu’ils les menaceront de sanctions justifiées notamment par leur attitude face aux droits de l’homme.
Quand les États-Unis diront «bye-bye» à Karimov?
Il ne serait donc pas surprenant si Obama considérait que les besoins de 100 000 soldats américains en Afghanistan priment sur ceux des dissidents en Ouzbékistan. C’est ce genre de choix que les réalistes nous disent que les présidents doivent parfois faire. Cela dit, je pense que l’administration pourrait avoir été plus ferme envers l’Ouzbékistan. Karimov n’aurait pas dû être sollicité ainsi pour aider les États-Unis à être victorieux en Afghanistan; il bénéficie déjà de la stabilité et des profits importants liés aux contrats militaires américains.
De plus, s’ils souhaitent se positionner comme réalistes, les responsables américains devraient au moins tâcher d’être réalistes lorsqu’ils s’intéressent à des États comme l’Ouzbékistan. Au lieu de ça, ils parlent d’insérer son économie sclérosée dans une « Nouvelle route de la soie » reliant l’Asie centrale à l’Europe. Ils disent croire Karimov lorsqu’il promet de transmettre un pays démocratique à ses enfants – tout comme certains espéraient voir un jour rendus dociles Khadafi ou le président syrien Bachar el-Assad.
Un véritable réaliste comprendrait que de telles choses n’auront pas lieu. Il est probable qu’il y ait stagnation et répression en Ouzbékistan jusqu’à ce que les lignes de faille bougent enfin. Et les États-Unis seront alors confrontés à un choix tristement familier.
Il serait préférable que les États-Unis ne répètent pas avec Karimov et d’autres comme lui ce qu’ils avaient vécu avec tant de leurs alliés répressifs au Moyen-Orient. Mais si les dirigeants américains pensent que les intérêts de sécurité le justifient, ils devraient au moins être assumés honnêtement, ce qu’ils font : éviter les beaux discours sur les lendemains qui chantent que promettent leur engagement, et forger une relation d’échange se limitant à ce qui est nécessaire tout en condamnant systématiquement les atteintes aux droits de l’homme, en faisant pression pour la mise en place d’améliorations concrètes et l’implication de la société civile. Et se tenir prêt pour le jour où il sera temps de dire, selon l’expression de Saif al-Islam, «bye-bye».
En d’autres mots, négociez avec le diable quand cela est absolument nécessaire mais appelez-le toujours par son nom, et n’oubliez pas de lui réserver le sort qui lui est dû.
Traduit par Felix de Montety
http://www.slate.fr/tribune/46601/karimov-ouzbekistan-dictature-dictateur)