L'Égypte un État à la dérive

Les affrontements qui ont opposé les pro-Mubarak aux anti-Mubarak se sont poursuivis toute la nuit d'hier et toute la journée d'aujourd'hui, causant au total, depuis hier, 8 morts, 836 blessés et un nombre indéfini d'arrestations.

L'armée, avec ses chars et ses canons, mais dirigée apparemment par des inconscients et des irresponsables, est restée ni totalement neutre ni ouvertement favorable au camp du pouvoir. Elle a laissé ce dernier pénétrer en nombre dans le périmètre de la place occupé par les manifestants anti-Mubarak sans opérer le moindre contrôle, sans vérifier la nature de son armement. Et c'est ainsi que des exactions d'une bassesse inouïe ont été perpétrées impunément et à grande échelle dans l'autre camp désarmé, où des malheureux ont été abattus froidement par armes à feu, où des centaines d'autres ont été blessés par des bombes Molotov, des tessons de bouteilles, des pierres ramenés à bord de véhicules civils traversant en toute liberté les barrages militaires. Certes, de temps à autre, des tirs en l'air ont été faits pour tenter de séparer les belligérants aux prises dans des bagarres interminables, certes aussi des soldats se sont interposés avec leurs camions et leurs chars entre les deux camps mais sans jamais réussir à stopper les flots continus de pro-Mubarak parvenant à se faufiler parmi eux et à se précipiter vers leurs adversaires pour les agresser à coups de machettes, de couteaux, de gourdins, etc.

En tout c'est l'image hideuse et désolante d'un pays sans âme, sans chef, sans armée, sans police et qui a failli sur tous les plans que l'Égypte a donné à voir au monde entier, image que les chaînes de télévision internationales ont pu relayer sans trêve à partir de la capitale égyptienne, où la chasse a même été donnée à des journalistes ou de simples curieux étrangers.

Le Premier ministre, Ahmed Chafik, dans une tentative de rompre l'isolement dans lequel son pays s'est placé depuis le début de la révolte populaire, a essayé, dans une conférence de presse visiblement improvisée, de gommer vainement les fâcheux effets de la contre-manifestation organisée par les siens, bien qu'il s'en défende. Il a voulu laissé accroire que les bandes de voyous dépêchés sur la place Tahrir n'avaient obéi à aucun ordre venant du pouvoir, n'étaient contrôlés par aucune autorité établie, n'étaient stipendiés par personne, promettant curieusement qu'une enquête ouverte déterminerait bientôt les tenants et aboutissants de leur activisme.

Chafik a laissé quasiment les journalistes sur leur faim, puisqu'il a éludé les principales questions de fond qui lui ont été posées. Il était d'ailleurs suffisamment clair que lui-même n'était finalement qu'un pion entre les mains de Mubarak appliquant aveuglément les instructions de ce dernier.

S'éloignant enfin du débat actuel, celui de la mise en place immédiate de la transition, telle que la réclament avec insistance le peuple égyptien, d'une part, et la communauté internationale, d'autre part, le Premier ministre s'est réfugié dans une soi-disant tradition égyptienne qui veut que l'on mette des formes pour éjecter le président Mubarak. Il a achevé sa conférence par l'invite faite aux jeunes manifestants de se disperser pour permettre au pays de reprendre vie.

Au final, el-Baradeï, l'ancien directeur de l'AIEA qui a affronté dignement en son temps les grands de ce monde à l'occasion du conflit de l'Irak et du problème du nucléaire iranien, a eu le mot juste à l'endroit des dirigeants égyptiens : "Un pays, qui n'est pas même capable d'assurer la sécurité de ses citoyens, qui recourt à des stratagèmes d'une telle bassesse pour réduire les manifestations pacifiques, qui ne contrôle ni police ni armée, peut-il se réclamer du concert des nations ? Non ! c'est le changement complet de régime qu'il faut désormais exiger."

L’on sait à présent pourquoi les agitateurs pro-Mubarak pouvaient franchir aussi aisément les barrages instaurés par les militaires interposés entre les deux camps de manifestants adverses. Les envoyés spéciaux de France.2, qui ont assisté aux heurts, ont montré un groupe de provocateurs capturés par les anti-Mubarak qui, après contrôle de leur identité, se sont révélés être des officiers des services de renseignements, autrement dit des subordonnés du vice-président Omar Souleimane. Ils étaient tous dans un piteux état. Certains présentaient même des pansements au visage, suite à un début de lynchage dont ils venaient d'être victimes.

Les gens qui les ont arrêtés et ligotés ont pris soin ensuite d’écrire sur la poitrine dénudée de l’un d’eux son identité complète et sa fonction de colonel au service des renseignements militaires. Ils ont exhibé alors en gros plan sa carte d’identité militaire qui en témoigne.

Avec un grade pareil, il est évident qu’aucun troufion de deuxième classe, qu’aucun officier subalterne faisant le pied de grue entre les belligérants n’a ni l’autorité, ni la volonté, ni le courage de refuser le passage à un supérieur d’un aussi haut grade.

Souleimane et Chafik, qui, lors de leur intervention télévisée, ont fait mine tous deux d’ignorer les commanditaires de ces groupes de sanguinaires qui ont agressé les manifestants pacifiques stationnant à la place Tahrir, ont donc abusé tout simplement les auditeurs. Non seulement ils ont porté un grave préjudice à l’autorité militaire à laquelle ils appartiennent mais ils décrédibilisent en même temps eux-mêmes et le soi-disant régime de transition qu'ils composent par eux-mêmes.

Les journalistes étrangers de toutes nationalités accrédités en Égypte, à l'occasion de la révolte populaire qui s'y déroule encore, ont fait l'objet d'atteintes physiques éhontées et inacceptables de la part de la clique des provocateurs appelés pro-Mubarak qui ont déferlé hier et aujourd'hui dans la capitale égyptienne.

Chauffés au rouge par la propagande officielle télévisée, les Égyptiens impliqués dans ces agressions sauvages ont cru identifier les ennemis de leur pays à travers ces journalistes étrangers couvrant les événements du Caire. Ils les ont souvent frappés violemment dans la rue ou à leur hôtel et confisqué sinon détruit leur matériel de travail. Ces nervis, à la solde du camp Mubarak, appartiendraient principalement à la police et aux services de renseignements militaires.

Un journaliste interrogé dans un hôtel a, lui, accusé directement le personnel de son hôtel qui lui a confisqué ses appareils de photographie, sous prétexte que son pays diffusait de fausses informations sur l'Égypte.

Contre de telles exactions gratuites et impunies, le premier ministre comme le vice-président Souleimane ne se sont pas trop étendus dans leur discours pour expliquer la raison de ces débordements d'autant plus condamnables que leurs auteurs relèvent des services de sécurité censés veiller sur la paix et la quiétude des visiteurs étrangers.

France24 a présenté ce matin le témoignage d'un Égyptien d'Alexandrie avouant avoir perçu 5000 livres égyptiennes du ministère de l'Intérieur pour aller manifester en faveur de Mubarak et cogner sur les manifestants du camp adverse.

Il s'est dit complètement désolé d'avoir répondu à cette offre qui lui permettait de faire face à des soins urgents de sa mère malade et qu'il regrettait amèrement de s'être impliqué de cette manière contre la volonté du peuple.

Sur la place Tahrir les manifestants arrivent par milliers pour montrer, en ce jour dit du départ (supposé de Mubarak), leur détermination à lutter jusqu'à la chute complète du dictateur en place.

Interrogés, certains d'entre eux déclarent redouter le jeu malsain de l'armée qui, derrière une fausse neutralité, penche en réalité bel et bien pour le pouvoir en place. Pour preuve, disent-ils, le déferlement des hordes pro-Mubarak ne s'est réalisé qu'avec la complicité de l'armée qui s'est fait par contre un devoir de contrôler et de fouiller minutieusement les manifestants anti-Mubarak passant devant les barrages militaires.

La manifestation tant attendue aujourd'hui dans les villes égyptiennes s'est déroulée avec un immense succès puisque des centaines de milliers de Cairotes ont été rassemblés sur la place Tahrir et qu'ils ont scandé pacifiquement des slogans demandant le départ du dictateur Mubarak.

L'armée semble avoir veillé, contrairement aux jours précédents, plus sûrement sur leur sécurité. Elle a organisé des fouilles complètes et des vérifications d'identité de tous les passants se dirigeant vers le lieu de rassemblement. Elle s'est même servie de chars pour refouler les bandes de voyous qui tentaient de semer des troubles dans le camp des manifestants.

Malheureusement l'objectif de ces derniers n'a pas été atteint, Mubarak refusant toujours de se démettre.

D'un autre côté, certains journalistes libérés par les services secrets qui les avaient interpellés hier ou avant-hier ont révélé les traitements inhumains et humiliants qu'ils ont subis pendant leur détention. Interpellés parfois dès leur arrivée à l'aéroport, ils ont été conduits directement avec leurs valises et les yeux bandés dans des locaux secrets pour y subir des interrogatoires musclés et maintes atteintes à leur dignité.

Les manifestants anti-Mubarak occupent toujours la place Tahrir où ils scandent des slogans hostiles au despote. Ils comptent y demeurer tant que celui-ci persiste à se maintenir au pouvoir.

Pendant ce temps, Omar Souleimane, qui refuse par ailleurs de laisser partir Mubarak avant le terme de son mandat, discute avec des mouvements politiques et des représentants de la société civile au sujet de la création d'un comité chargé de préparer les amendements à la Constitution.

Les Frères musulmans, le seul parti apparemment en ordre de marche, ont été reçus par Souleimane, avec qui ils ont abordé le problème politique : "Nous avons décidé de nous engager dans un cycle de dialogue pour évaluer le sérieux des autorités en ce qui concerne les revendications de la population et leur volonté d'y répondre", a indiqué hier un porte-parole de ce mouvement interrogé par Reuters. En fin de journée, les Frères considèrent que le pouvoir est resté très en retrait par rapport aux principales attentes populaires, notamment sur le chapitre des libertés .

La situation sur le terrain a enfin évolué aujourd'hui : les magasins, les banques et les écoles ont été rouverts timidement et les gens vaquent à leurs occupations habituelles.