atlantico.fr - 5.02.2015
Entretien avec Philippe d'Iribarne(*)
Le Coran n’exige, ni ne prohibe, la violence de manière générale. Celle-ci est ou non appropriée selon à qui on a affaire. Les Occidentaux tendent à projeter sur l’islam une vision, inspirée du christianisme, selon laquelle une religion est porteuse de valeurs.
Et l’autorité religieuse musulmane la plus respectée appela à "tuer, crucifier les terroristes de l’EI ou amputer leurs mains et leurs pieds" : et qu’en pensent ceux qui ne voient en l’islam “qu’une religion de paix" ?
Atlantico : Suite à l'exécution du pilote jordanien par l'État islamique mardi 3 février, le grand Imam d'al-Azhar, une des plus prestigieuses institutions de l'islam sunnite en Égypte a appelé à appliquer la punition prévue par le Coran à l'encontre des assassins : "la mort, la crucifixion ou l'amputation de leurs mains et de leurs pieds". Qu'est-ce qu'al-Azhar et qu'est-ce que ces déclarations révèlent de l'islam que d'aucuns décrivent uniquement comme une religion de paix ?
Philippe d’Iribarne : Le grand imam d’al-Azhar est une haute autorité morale de l’islam sunnite.
Ses propos, qui concernaient les membres du groupe État islamique, constituent une réaction à l’assassinat du pilote jordanien. Le verset du Coran auquel il se réfère appartient à un ensemble qui comporte également un verset couramment cité pour affirmer que l’islam est une religion de paix :
"Celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué, ou qui n’a pas commis de violence sur la terre est considéré comme s’il avait tué tous les hommes" (V 32).
"Telle sera la rétribution de ceux qui font la guerre contre Dieu et contre son Prophète, et de ceux qui exercent la violence sur terre : Ils seront tués ou crucifiés, ou bien leur main droite et leur pied gauche seront coupés, ou bien ils seront expulsés du pays. Tel sera leur sort : la honte en ce monde et le terrible châtiment dans la vie future - sauf pour ceux qui se sont repentis avant d’être tombés sous votre domination" (V 33-34).
L’horreur suscitée, au sein du monde musulman, par les images du pilote jordanien brûlé vif par l’État islamique a incité à regarder ceux qui ont agi ainsi comme des ennemis d’Allah et de son Prophète, et donc comme relevant du verset vengeur.
Plus précisément, quel rapport entretient l'islam avec la violence ? Et pourquoi refuser de voir cet aspect-là de la religion ?
Ph.I. - Certains affirment que l’islam est, de manière tout à fait générale, une religion de paix. Ils présentent ce trait comme relevant d’une position de principe, indépendante des circonstances, et professent que ceux qui tuent en son nom n’ont rien à voir avec lui. Ils citent à l’appui de leurs dires une version tronquée du verset V 32 qu’ils réduisent à : "Celui qui a tué un homme est considéré comme s’il avait tué tous les hommes" (V 32). En fait, ce n’est pas un homme quelconque dont la vie est sacrée mais seulement "un homme qui lui-même n’a pas tué, ou qui n’a pas commis de violence sur la terre". Le verset suivant précise bien que ennemis d’Allah et de son Prophète n’en font pas partie.
Le Coran n’exige, ni ne prohibe, la violence de manière générale. Celle-ci est ou non appropriée selon à qui on a affaire : "Muhammad est le Prophète de Dieu. Ses compagnons sont violents envers les impies, bons et compatissants entre eux" (XLVIII 29).
Les Occidentaux, me semble-t-il, tendent à projeter sur l’islam la vision, inspirée du christianisme, selon laquelle une religion est porteuse de valeurs qui concernent les rapports de chacun à autrui en général, quel qu’il soit, bon ou mauvais, proche ou étranger, ami ou ennemi. De ce fait, ils ont du mal à donner sens à l’opposition, centrale dans le Coran, entre les manières de regarder et de traiter les bons musulmans d’un côté et les mécréants de l’autre. De ce fait l’islam leur paraît contradictoire, alors que c’est eux qui ont du mal à saisir sa logique.
Alors qu'al-Azhar est une des institutions religieuses les plus respectées, comment expliquer qu'elle en appelle à faire appliquer le Coran à lettre ?
Ph.I. - Là encore, il faut éviter de projeter sur le monde de l’islam l’opposition chrétienne entre l’esprit et la lettre. Sans doute, nombre de musulmans modernistes, en fait inspirés par la culture occidentale, sont-ils prêts à faire cette distinction. Mais ils n’appartiennent justement pas à une institution religieuse respectée.
Qui aurait la légitimité de faire évoluer l'islam et à quelles conditions une évolution est-elle possible ?
Ph.I - Il y a des islams, entre sunnites et chiites, islam légaliste et islam mystique, islam indonésien métissé d’hindouisme et islam africain métissé d’animisme. Tous ne sont pas susceptibles d’évoluer de la même façon. À voir l’accueil qui leur est réservé, les tentatives de réformer l’islam pour l’accorder à la raison critique ne risquent guère, à vue humaine, de conduire à un islam renouvelé. Mais une autre voie, plus prometteuse sans doute, paraît se dessiner - une voie qui, à l’opposé de celle empruntée par les islamistes, plonge dans la tradition mystique de l’islam et n’accorde qu’une importance relative à l’organisation de la société.
Par ailleurs, sans mettre en cause les orientations fondamentales de l’islam, on peut attendre des autorités musulmanes qu’elles s’emploient à montrer que le contexte actuel est tel qu’il justifie, en particulier dans les rapports des musulmans à l’Occident, d’appliquer les prescriptions coraniques favorables à la paix et non celles qui sont favorables à la guerre.
Quelles sont les raisons théologiques et historiques qui expliquent la difficulté à réformer l'islam ?
Ph.I. - Le Coran est considéré comme étant la parole même de Dieu dans la forme précise, littérale, qui nous est parvenue. L’âge d’or de l’islam est perçu comme se situant dans le passé, du temps des pieux ancêtres et des califes bien guidés. Dans ces conditions, la réforme qui est bienvenue est un surcroît de fidélité aux origines. Et la soif de certitude et d’unanimité qui est au cœur de l’islam incite à faire rejeter comme apostats ceux qui se présentent ouvertement comme des novateurs.
Propos recueillis par Carole Dieterich
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(*) Diplômé de l'école X-Mines, Philippe d'Iribarne est directeur de recherche au CNRS spécialisé dans la diversité des cultures
(http://www.atlantico.fr/decryptage/et-autorite-religieuse-musulmane-plus-respectee-appela-tuer-crucifier-terroristes-ei-ou-amputer-mains-et-pieds-et-qu-en-pensent-1991413.html)