LE MONDE | 26.06.2014 |
par Philippe Ricard et Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)
Jean-Claude Juncker, à Bruxelles, en mai. Le 27 mai, un Jean-Claude Juncker redevenu fringant et combatif a tenté de forcer le destin. Lors d'un sommet des dirigeants du
Parti populaire européen (PPE), la formation arrivée en tête du scrutin européen deux jours plus tôt, le chef de file de la droite réclame un mandat pour mener lui-même les tractations avec le Parlement européen en vue de son élection à la présidence de la Commission.
Peine perdue. Il se heurte à Angela Merkel, qui préfère confier au président du Conseil, Herman Van Rompuy, une mission de déminage : la chancelière allemande espère encore, ce jour-là, éviter une crise avec le Royaume-Uni et David Cameron, lequel juge M. Juncker trop fédéraliste.
Le clash est passé presque inaperçu, mais en dit long sur les arrière-pensées de la chancelière dans cette affaire, ainsi que sur la détermination de M. Juncker à remplacer José Manuel Barroso, le président sortant. Au printemps, Angela Merkel avait accepté du bout des lèvres la candidature du Luxembourgeois, préféré au Français Michel Barnier, pour mener la campagne électorale de la droite. Elle pensait alors être en mesure de l'écarter après le scrutin pour placer une personnalité plus en ligne avec les souhaits de David Cameron. Début mai, Mme Merkel est même allée sonder les intentions de Christine Lagarde, à Washington, avant de comprendre que François Hollande n'accepterait pas de soutenir la directrice générale du
Fonds monétaire international, ancienne ministre de Nicolas Sarkozy.
Mais rien ne va se dérouler comme l'espère la chancelière. Ce 27 mai, juste avant de regagner Berlin après un dîner informel organisé avec ses homologues des Vingt-Huit, elle est, face à la presse, assaillie de questions sur son rôle dans cette affaire. Elle comprend qu'elle ne peut plus refuser le poste au candidat de son parti, soutenu par une probable majorité d'eurodéputés. «
Une obligation démocratique », jugent en chœur les éditorialistes allemands et les élus de son parti, la CDU-CSU, tandis que la presse britannique se déchaîne contre celui que David Cameron range parmi les «
hommes du passé ». En version tabloïd, cela donne «
L'homme le plus dangereux d'Europe », dans
The Sun. Pour la première fois de sa vie, M. Juncker voit alors des paparazzis camper devant son domicile luxembourgeois. Une sorte d'insulte pour ce dirigeant qui a, jusqu'ici, soigneusement dissimulé sa vie privée. On sait seulement que son épouse lui aurait confié qu'elle refuserait, à tout jamais, d'être son «
pot de fleurs »…
M. Juncker ne mérite, en réalité, ni tant de haine ni tant de passion. Pendant des années, ce vétéran de la construction européenne, et de l'euro, ministre des finances pendant les négociations du traité de Maastricht, s'est taillé une réputation d'homme de consensus. Il s'est fait une spécialité de jouer les tampons entre la France et l'Allemagne, avant et pendant la crise de l'Union monétaire. «
Il est parfois considéré, de part et d'autre du Rhin comme le plus petit dénominateur commun, longtemps placé à la tête de l'Eurogroupe pour ne pas déranger », reconnaît un ancien commissaire français. Ce qui ne l'a pas empêché de ménager les intérêts du Grand-Duché, afin de préserver le plus longtemps possible ce secret bancaire et ce dumping fiscal qui ont fait la fortune de la place financière luxembourgeoise.
UN HOMME AU CARNET D'ADRESSES RICHESa longévité au poste de Premier ministre du Luxembourg – dix-huit ans, avant sa chute en décembre 2013, pour une sombre affaire de services secrets mal encadrés – en a fait un vieil habitué des réunions européennes. Un homme au carnet d'adresses riche en amitiés – et en petits calculs. «
Il aime les gens, il a le contact facile et une réelle capacité d'empathie », explique une fonctionnaire luxembourgeoise. Elle se souvient de l'avoir vu, lors d'un grand tournoi de football, sortir de sa voiture alors que la route était bloquée et célébrer une victoire avec des supporteurs portugais. Son équipe favorite, paraît-il. Information non recoupée, mais on relèvera que les Portugais forment la plus importante communauté étrangère au Luxembourg.
Qu'aime-t-il, en fait ? «
La politique, rien que la politique », confesse l'un de ses amis. Il lit surtout des essais et des analyses… politiques. En particulier celles de l'historienne américaine Barbara Tuchman qui a dépeint les prémices de la Première Guerre mondiale dans
The Guns of August (Août 14,
Presse de la Cité, 1962) et raconté dans
The March of Folly (La Marche folle de l'Histoire, Laffont, 1992), comment, de la guerre de Troie à celle du Vietnam, les grands dirigeants commettent des erreurs qui peuvent conduire aux pires des désastres.
La politique et l'Europe sont les deux moteurs de sa carrière. Il s'y est dévoué «
corps et âme », assure l'un de ses anciens adjoints. Et c'est parce qu'il aime à rappeler le passé et l'idée que l'Europe est, avant tout, un gage de paix que l'image d'un «
Juncker homme d'une époque révolue » s'est progressivement imposée. La campagne électorale que le P.P.E. lui a mitonnée, avec force recours aux nouvelles technologies et aux réseaux sociaux, visait à corriger cette réputation. Un succès ? Sans doute pas. Guère convaincante, en tout cas, pour ceux qui savent que le candidat-président à la Commission écrit avec un stylo
Montblanc et a appris sur le tard à envoyer un texto.
Doté d'une énergie hors du commun, il ne se fait toutefois pas d'illusion : «
La vie que je m'impose n'est pas bonne pour mon organisme », a-t-il parfois lâché à certains de ses collaborateurs après l'une de ces séances-marathon dont Bruxelles a le secret. Sa force : il est doté d'une bonne capacité de récupération. On l'a vu s'installer dans un siège de voiture, un fauteuil d'avion ou le canapé d'une salle d'attente et piquer illico du nez. Son talon d'Achille : une consommation que l'on dit importante de tabac et d'alcool dont s'est d'ailleurs moqué son successeur à la tête de l'
Eurogroupe, le Néerlandais Jeroen Dijsselboem, dans une émission de divertissement. Depuis, il tente de se mettre à la cigarette électronique.
Certains diplomates s'interrogent néanmoins sur sa capacité physique à tenir bon à la tête de la Commission – un paquebot dont le pilotage n'a rien à voir avec celui d'une cité-État. Pendant la campagne, le «
candidat » du P.P.E. est apparu usé par ces années de crise de l'euro, et facilement irritable. «
Les débats ne servent à rien », lui est-il arrivé de lâcher alors que son équipe l'astreignait à faire le tour d'Europe et des plateaux télévisés.
Son image n'est d'ailleurs pas son principal souci. Il lui arrive de sourire de ce qui s'écrit sur lui dans les journaux. Sauf quand des tabloïds britanniques affirment que son père était un sympathisant nazi – il fut, en réalité, enrôlé de force dans la
Wehrmacht, comme de nombreux jeunes Luxembourgeois.
« HOMME LIBRE »L'essentiel, pour lui, semble être de s'afficher comme un homme détaché du pouvoir – même s'il en raffole. Quand il a vu, naguère, des postes européens lui filer sous le nez ou lorsque trois partis se sont coalisés pour l'éjecter du gouvernement de son pays, à la fin de 2013, il s'est efforcé de philosopher. Il a parlé de lui comme d'un «
homme libre » qui n'aurait pas absolument besoin du pouvoir. Il a souligné qu'il n'était pas un «
politicien de métier » et rappelé que son vrai métier fut celui d'avocat – même si à Luxembourg personne ne se souvient de l'avoir aperçu au barreau. Il a même affirmé qu'il pourrait un jour se convertir au journalisme – sans convaincre personne.
Et pourquoi pas, en fait ? Car cet homme-là est capable de se fondre dans tous les milieux sans perdre sa spontanéité ni sa forme particulière d'humour qui a fini par agacer beaucoup de ses interlocuteurs mais qu'il continue de cultiver, en essayant cependant de la tempérer. Il sait que son amour des mots, si possible grinçants et piquants, lui a joué des tours – faisant même chuter le cours de l'euro à l'occasion – mais qu'elle plaît aux journalistes fatigués de la langue de bois des politiques et de l'
eurocratie. Ce fan de la presse, qui dévore tout ce qui s'écrit, connaît les ressorts de la sphère médiatique. «
Il voit tout, lit tout, sait tout », sourit un ancien ministre qui l'a longtemps côtoyé.
On ne devient pas le doyen des grand-messes bruxelloises sans susciter quelques inimitiés et frustrations. Nicolas Sarkozy le détestait et n'avait pas de mots assez durs pour critiquer son manque d'initiative au début de la crise financière. On n'efface pas non plus des positions à géométrie variable qui trahissent, pour le moins, une certaine inconstance. Ainsi, pressenti pour présider – déjà – la Commission de Bruxelles en 2004, quand Jacques Chirac lui demandait de délaisser son «
département des eaux et forêts », il y renonçait pour honorer sa promesse aux électeurs grand-ducaux, auxquels il avait juré qu'il ne les quitterait pas.
En 2009, tout en affirmant ne plus s'y intéresser, il a travaillé, en coulisses, à la conquête de la présidence du Conseil, finalement octroyée au Belge Herman Van Rompuy. Et après sa récente défaite politique à Luxembourg, il se voyait en chef de l'opposition à la Chambre des députés, avait-il affirmé dans l'incrédulité générale.
Peut-être ces zigzags publics n'étaient-ils qu'une façon d'habiller une ambition qui, elle, n'a jamais changé de cap. Peut-être aussi les diatribes de David Cameron ont-elles finalement été le meilleur gage de la réussite du revenant : renoncer à M. Juncker aurait donné raison au Premier ministre britannique et provoqué une grave crise avec le Parlement européen. Un scénario qui n'était pas du goût d'Angela Merkel, de François Hollande et de ses homologues continentaux.
(http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/06/26/jean-claude-juncker-le-revenant_4445669_3214.html)