par Mohamed Rebah Alger 11 février 2012
À l'approche de la célébration du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, je voudrais associer à cet hommage particulier que nous rendons à un Algérien exceptionnel, l’ouvrier-tourneur Fernand Yveton, le souvenir de ses frères de combat, des travailleurs comme lui, Ahmed Lakhnèche et Mohamed Ouennouri, morts tous trois pour la même cause, le même jour, presqu’à la même heure, à deux et trois minutes d’intervalle, mêlant leur sang au pied de l’échafaud, et, à travers eux, dédier l’hommage d’aujourd’hui à toutes celles et tous ceux qui ont mis leur vie en péril en s'engageant dans la lutte pour l'indépendance nationale.
En évoquant le combat de Fernand Yveton, nous avons également une pensée pour Taleb Abderrahmane, l’enfant de Bir Djebbah, symbole de la jeunesse studieuse et travailleuse, qui a mis ses compétences en chimie au service de la Patrie. Il est mort sur l’échafaud, 135ème victime de la barbarie coloniale, le 24 avril 1958 à 3 heures 17. Il avait 28 ans.
Avec l'exécution de Fernand Yveton, le 11 février 1957 à 5 heures 10, sur l'échafaud dressé furtivement au milieu d’une nuit glaciale dans la cour de la prison de Barberousse, le bourreau attitré, Maurice Meyssonnier, descendant d'immigrés européens, patron de bar de son état, était à sa vingtième victime parmi les patriotes algériens. La première victime fut Ahmed Zabana (19 juin 1956 à 4 heures).
Fernand Yveton était lui aussi descendant d'immigrés européens. "C'était un pied noir typique: père français, mère espagnole", écrit son avocat parisien, Joë Nordmann, dans son livre "aux vents de l'histoire", paru aux éditions Actes sud, en 1996. Mais "celui-là n'est pas comme les autres", avait dit, un jour, Didouche Mourad à son ami Ahmed Akkache. S'il y en avait beaucoup comme lui, cela aurait changé bien des choses". C'était au quartier de La Redoute, voisin du Clos Salembier, vers la fin des années 1940.
Par "les autres", Didouche Mourad désignait ceux qui, contaminés par le racisme d’État, formaient la communauté française. Cette société des "Français d'Algérie" dont parle l’auteur de la Question, Henri Alleg, dans son livre "La Guerre d'Algérie" : "Si diverse et si contradictoire, écrit-il, (elle) avait au moins une certitude commune qui faisait la force idéologique et politique de la grosse colonisation. Elle ne jouissait de ces "privilèges", pour aussi misérables qu'ils fussent, que parce qu'elle était l'heureuse élite, celle à qui la providence avait confié la tâche de régner sur les indigènes. Cela chacun l'apprenait avant même de savoir lire." L'éducation familiale du mépris de l'indigène, du mépris de l’Arabe, était relayée par l'école.
L'école française – l’école conçue par Jules Ferry - a grandement contribué à la construction et à la diffusion du racisme, en Algérie, avec notamment l'institution de la section "A" pour les enfants européens et la section "B", avec un enseignement au rabais dans des classes surchargées, pour les indigènes, ainsi qu’à travers les livres et les manuels scolaires. C’était dans la logique des choses, car, comme l'écrit le poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire, "il n'y a pas de colonialisme sans racisme".
Au quartier populaire du Clos-Salembier où il est né le 12 juin 1926, Fernand Yveton, connu pour ses solides convictions communistes, était très estimé, pour sa droiture, par les militants du MTLD qu'il côtoyait au syndicat des gaziers-électriciens de la CGT. Il aimait l'ambiance sportive. Le samedi après-midi, on le trouvait sur un terrain de football avec ses camarades de travail, algériens et européens, portant les couleurs du club corporatif de l'EGA, affilié à la Fédération gymnique et sportive du travail (FSGT), raconte son camarade de lutte, Maurice Baglietto.
Fernand Yveton avait foi en une Algérie indépendante, juste et solidaire. Il avait suivi le chemin choisi par son père, militant communiste et syndicaliste, ouvrier à la société d'électricité Lebon avant qu'elle ne soit nationalisée en 1946.
Fernand Yveton acquit les principes de liberté et d'indépendance nationale au cours des luttes ouvrières menées côte à côte avec les travailleurs musulmans, en grande majorité des militants du MTLD, subissant avec eux la répression coloniale.
C'est sur le terrain des luttes ouvrières et politiques, qui connurent un essor formidable entre 1947 et 1954, qu'il faut chercher les racines de son intégration à la nation algérienne.
D’OÙ UN HOMMAGE PARTICULIER
Yveton était de cette élite ouvrière européenne qui a pu se dégager de la mentalité colonialiste. « Il avait très tôt assimilé cette notion d'indépendance, à l'image d'autres Européens militants du PCA, comme Henri Maillot, Maurice Laban, Maurice Audin et d'autres. La seule issue, à ses yeux, pour les Européens, était de se détacher du système colonial », témoigne Henri Alleg
Il s’engage dans la lutte armée, dès la création, en 1955, des Combattants de la libération - la branche armée du PCA - puis, à sa dissolution, en juin 1956, au sein du FLN, unique guide du combat libérateur
Il fit partie du groupe d’action du Champ de Manœuvres dirigé par M'Hamed Hachelef, ouvrier métallurgiste à l’usine Neyrpic et syndicaliste. « L’objectif des fedayin, clairement exprimé, était, selon l'idée émise par Fernand Yveton qui connaissait bien les lieux à l’usine à gaz du Hamma où il travaillait, de placer des bombes sous les tuyaux à un endroit choisi pour que les dégâts empêchent l'usine de fonctionner, privant ainsi Alger d'électricité », relate Jacqueline Guerroudj, rescapée de la guillotine, dans son livre-témoignage, « douars et prisons", paru à Alger en 2002.
Jacqueline Guerroudj, qui assurait la liaison au sein du groupe, était chargée de remettre à Fernand Yveton les deux bombes réglées par Abderrahmane Taleb pour exploser à 19 heures 30, à l’heure où l'usine est totalement vidée de son personnel.
Mais sa musette ne pouvant les contenir toutes les deux, il n'a pu en prendre qu'une seule. En arrivant à l'usine, il mit sa musette dans son placard. Son contremaître qui le surveillait de près, a entendu le "tic-tac" du réveil et avisa la police. Fernand Yveton, arrêté sur-le-champ, fut conduit au Commissariat central d’Alger.
Nous sommes le mercredi 14 novembre 1956. Durant trois jours, il est soumis à d'atroces tortures, tortures relatées dans un Mémoire qu'il remit à son avocat, Joë Nordmann.
Le 25 novembre 1956, il est condamné à mort par le Tribunal militaire d'Alger « au motif qu’il avait voulu faire sauter Alger », selon les propres mots de Jacques Soustelle, ancien gouverneur d'Algérie. Le procès se déroule dans un climat de haine raciale, alimenté et dirigé par des groupes fascistes, partisans féroces de l’Algérie française, qui avaient créé, en janvier 1956, un comité de Défense et d'Action pour l'Algérie française et qui, plus tard, formèrent l’OAS.
À l’aube du 11 février 1957, soit 80 jours à peine après son procès, la lame de la guillotine, symbole de la barbarie fasciste, s’abat sur sa tête. Dans le couloir qui le conduisit à l'échafaud, Fernand Yveton avait lancé un vibrant « l’Algérie libre vivra ».
C'est un des descendants de ces oiseaux de proie qui se sont abattus sur nos rivages dès 1831, « des trafiquants, aventuriers, spéculateurs, pègre des ports méditerranéens de France, d’Espagne, d’Italie, de Grèce, de Malte…, le patron de bar, Maurice Meyssonnier, qui fait tomber la lame. »
Le recours en grâce lui avait été refusé le 10 février 1957 par le Président de la République, René Coty, en accord avec le garde des sceaux, François Mitterrand et le secrétaire général de la SFIO, Guy Mollet, Président du conseil.
C'était le moment où, à l'Assemblée générale de l'O.N.U., était inscrite à l’ordre du jour, "la question algérienne". Le socialiste Guy Mollet avait adressé une lettre à cette haute institution internationale, dominée par les États membres de l’OTAN sous la houlette des États-Unis, pour dire que la guerre d'indépendance conduite par le FLN était, en fait, dirigée par les communistes à partir de Moscou. Il voulait créer un climat général de peur en exagérant la participation des communistes dans la guerre de libération nationale.
Pour le gouvernement français, qui s’appuyait sur la communauté européenne raciste pour garder l’Algérie française, la décapitation rapide du fidaï Fernand Yveton devait absolument servir d'exemple.
Elle fut effectivement un exemple. Un exemple qui a « éclairé la route » de milliers d’autres patriotes dans la longue lutte pour briser les chaînes séculaires de la servitude.
Au greffe, Fernand Yveton, calme et détendu, prononce ces paroles recueillies par son avocat, Maître Albert Smadja, commis d’office à deux jours seulement du procès : "La vie d'un homme, la mienne, ne compte pas. Ce qui compte, c'est l'Algérie, son avenir..." Ultimes paroles qu'il laisse comme un message aux générations qui auront à bâtir l'Algérie indépendante.
Avant d’aller au supplice, il embrassa ses frères de combat, Ahmed Lakhnèche et Mohamed Ouennouri, clamant à l’unisson, au pied de la guillotine, « Vive l’Algérie libre ! » Le cri des trois fedayin est repris en chœur par la prison toute entière. Des maisons de Bir Djebbah, dans la Casbah voisine, parviennent au lieu du supplice le chant patriotique « Min Djibalina, » et les youyous des femmes admirables de courage.
De cet homme aux vues lointaines, Joë Nordmann a gardé un souvenir fervent. « Sa droiture, sa clarté d’esprit, sa fidélité aux principes de liberté et d’indépendance m’impressionnèrent beaucoup lorsque, pour la première fois, je le rencontrai à la prison Barberousse d’Alger. Il avait trente ans », écrit-il dans ses Mémoires.
Un souvenir partagé par ses fidèles compagnons d'armes de l'ancienne Zone Autonome d'Alger, à laquelle il a appartenu, qui, chaque année, à la date du 11 février, comme aujourd’hui, se recueillent sur sa tombe, au cimetière de Saint Eugène (aujourd'hui Bologhine), évoquant son courage exceptionnel.
Un chapitre important est consacré au combat héroïque de Fernand Yveton dans un Mémoire de licence, soutenu en juillet 2011 par deux étudiantes de l’institut des sciences de l’information de l'Université d'Alger, sur l'engagement des Algériens d'origine européenne dans la lutte libératrice.