LEMONDE | 15.03.12 |
par Hélène Sallon
Carnoux (Bouches-du-Rhône) Envoyée spéciale - "Je suis né dans un pays qui n'existe plus. Maintenant, je n'ai qu'un seul pays, c'est la France." Né en 1937 à Bône, l'actuelle Annaba, dans une famille de transporteurs installée en Algérie depuis cinq générations et "exilé" en Provence le 5 juillet 1962, Julien Fenech récuse toute nostalgie. Pourtant, comme pour nombre de pieds-noirs échoués à Carnoux (Bouches-du-Rhône), l'Algérie n'est jamais loin.
Une Algérie mythique, qui ne survit que sur des photos vieillies et dans ses souvenirs. À sa seule évocation, le fil de la mémoire se déroule dans un flot ininterrompu, ponctué de dates et de noms sus par cœur. Les yeux rougis, la gorge serrée. Une mémoire encore à vif, cinquante ans après.
Dans ce petit vallon encaissé, entre Cassis et Aubagne, 60 % des 7 000 habitants sont pieds-noirs et descendants de pieds-noirs. Ils ont reconstruit à Carnoux une vie heureuse dans le souvenir des "années bonheur". "La vie qu'on avait là-bas, on l'a plus ou moins retrouvée ici", dit Pierre Massia, né à Oran en 1928 dans une famille d'immigrés espagnols devenus torréfacteurs. Chez les Massia, comme dans beaucoup de familles du coin, aucun souvenir d'Algérie n'a jamais été tabou. Chaque discussion est prétexte à évoquer cette vie douce passée au sein d'une communauté européenne avant l'heure, vivant "en bonne entente" avec les Algériens.
"Ma grand-mère surtout et mes parents me racontaient leur vie là-bas, la plage, les réunions familiales, avec beaucoup de nostalgie", se souvient Gérard Gonzalez, parti d'Oran en juin 1962, à l'âge de 6 ans. Sans taire non plus le souvenir des huit années de guerre vécues dans la peur des attentats et des enlèvements. Avec leurs cicatrices indélébiles. "Dans la famille, l'absence de certains fait toujours mal. La rancœur pour les morts et les destructions ne passera jamais", dit Brice Beaumont, né en France d'une mère pied-noire et d'un père originaire du Gard, appelé en Algérie. À Carnoux, le ressentiment envers le Front de libération nationale (FLN), qui a imposé "par la menace" ses vues aux Algériens, et envers "De Gaulle qui a bradé l'Algérie", est la chose la mieux partagée. Le "gâchis" que le pays est aujourd'hui devenu en témoigne, s'accorde-t-on à dire, plaignant "les Algériens, victimes comme nous".
Le plus douloureux pour certains, peut-être, est d'avoir cru jusqu'au bout qu'ils pourraient rester. Début 1962, Julien Fenech achetait encore des camions pour son entreprise. "Quand j'ai envoyé ma femme en France, le 22 juin, je pensais qu'elle reviendrait." C'est lui qui l'a rejointe, le 5 juillet, avec quelques valises, conscient de vivre "le point de non-retour". Pierre Massia, lui, pensait revenir. "Je m'étais dit : ce ne sera plus comme avant, mais je me voyais toujours à Oran après, comme le prévoyaient les accords d'Évian."
"L'incarnation de l'exil"
À l'arrivée, personne ne les attendait. "Les autorités n'avaient tablé que sur 100 000 arrivées, les fonctionnaires, les gros colons, mais ça a été dix fois plus", explique Christian Fenech, le fils de Julien. La Coopérative immobilière française qui leur avait vendu, par le biais des publicités dans la presse algérienne, des lopins de terre à Carnoux ne pensait pas non plus qu'ils viendraient. Le terrain des Fenech a été vendu plusieurs fois. Il a fallu se débrouiller dans ce qui n'était encore qu'un vallon sans rues, ni eau ni électricité.
"Ceux qui ont le plus souffert, ce sont mes parents. Nous, on n'a pas eu le temps de nous appesantir sur ce qui nous tombait dessus", explique Pierre Massia. Ni sur les stéréotypes dont on les gratifiait en métropole, où leur arrivée massive a éveillé craintes et animosités. Andrée Massia se souvient encore de l'exclamation, entendue du haut de ses 10 ans : "Encore des pieds-noirs !" Quelques "écorchés vifs" en gardent un fort ressentiment. D'autres veulent désormais "avoir enfin voix au chapitre". "Que l'État reconnaisse qu'on a été des victimes sacrifiées, trahies. Qu'on était des gens comme les autres, ni meilleurs ni pires. Pauvres pour la plupart, s'insurge Pierre Massia. Moi, j'ai jamais fait suer le burnous à personne !" Une reconnaissance que des descendants attendent aussi, comme Christian Fenech, président de l'association Racines pieds-noirs.
Conçu "dans un immeuble de Bône", dont il garde précieusement la photo, il fête cette année ses 50 ans. "Je suis l'incarnation de l'exil", se plaît-il à dire, "un pied sur les deux rives" et peut-être un jour "le fer de lance des contacts au-dessus de la Méditerranée". "On n'est pas nombreux à s'intéresser à ça", admet-il. "Il y a ceux dont les parents en ont trop parlé et qui ont gonflé les enfants. Mais beaucoup n'en ont pas parlé pour ne pas pénaliser leur intégration en métropole."
C'est "par sa faute" que son père, Julien Fenech, est retourné en Algérie en 2006. Pour l'accompagner dans son "voyage initiatique". "Je ne voulais pas y aller, dit le père. J'ai eu la confirmation que ce n'est plus mon pays. J'aurais préféré garder mon souvenir d'avant." Les photos du périple trahissent pourtant l'émotion qu'il a ressentie sur les lieux de son enfance. Il est difficile pour ceux qui ont fait le voyage de ne pas s'émouvoir de l'accueil chaleureux des Algériens qu'ils retrouvent, aux cris de : "Bienvenue chez vous !" Certains n'iront pourtant jamais, car "ils ne veulent pas voir ce que les Arabes en ont fait", explique Pierre Massia, retourné en Algérie en 2003, à la demande de son petit-fils. "Avec mes enfants, cette mémoire va être perdue", regrette Gérard Gonzalez. Qu'en sera-t-il dans quinze ou vingt ans du besoin de mémoire ? Chez les plus jeunes générations, le désintérêt prévaut.
(http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/03/15/le-souvenir-a-vif-des-pieds-noirs-de-carnoux_1669674_3212.html)