LEMONDE | 25.01.12 |
Umberto Eco vient de retrouver son bureau de Milan, après un voyage à Paris où Nicolas Sarkozy lui a remis les insignes de commandeur de la Légion d'honneur, troisième grade hiérarchique de cet ordre. "C'était au moment où la France se battait pour ne pas perdre son triple A, mais Sarkozy a quand même tenu à me la remettre en personne, j'ai apprécié. Mais je dois dire que j'ai été aussi très ému lorsque j'ai été décoré, en Grèce, de la grande croix du Dodécanèse : la remise de l'insigne a lieu dans la grotte de Patmos, où saint Jean a écrit l'Apocalypse !", s'exclame, en riant, l'écrivain et sémiologue italien.
"D'ailleurs, un des avantages de l'Europe est que le président allemand Christian Wulff ou le premier ministre espagnol Mariano Rajoy, que je ne connais même pas, me souhaitent mon anniversaire. Désormais, nous sommes européens par la culture, après l'avoir été des années durant par les guerres fratricides."
À travers les fenêtres du bureau d'Umberto Eco se détache la masse menaçante du château des Sforza, dont les tours et les créneaux rappellent les guerres du continent depuis l'époque du castrum portae Jovis, la forteresse de la porte de Jupiter, qui se trouvait déjà là au XIVe siècle, au temps du château des Visconti et des Sforza qui a été détruit lors de l'éphémère République ambrosienne, en 1447. Léonard de Vinci et Bramante ont travaillé entre ces murs. Les touristes viennent aujourd'hui y admirer La Pieta Rondanini de Michel-Ange.
"Face à la crise de la dette européenne, poursuit Umberto Eco, et je parle en tant que personne qui ne connaît rien à l'économie, nous devons nous rappeler que seule la culture, au-delà de la guerre, constitue notre identité. Des siècles durant, Français, Italiens, Allemands, Espagnols et Anglais se sont tiré dessus à vue. Nous sommes en paix depuis moins de soixante-dix ans et personne ne remarque plus ce chef-d’œuvre : imaginer aujourd'hui qu'éclate un conflit entre l'Espagne et la France ou l'Italie et l'Allemagne ne provoque plus que l'hilarité. Les États-Unis ont eu besoin de la guerre civile pour s'unir vraiment. J'espère que la culture et le marché nous suffiront."
L'ex-ministre allemand des affaires étrangères, Joschka Fischer, dans un discours prononcé en 2000 à l'Université Humboldt de Berlin, déclarait que "l'euro est un projet politique", autrement dit que, sans intégration européenne, la monnaie commune ne suffirait pas.
Umberto Eco boit son café tout en songeant à cette phrase. Il préfère les capsules postmodernes de style Nespresso, alors que sa femme, allemande, Renate Ramge Eco, défend la cafetière traditionnelle italienne Moka. "En 2012, l'identité européenne est répandue, mais shallow - j'utilise à dessein ce mot anglais, qui ne correspond pas complètement à l'italien superficiel et se trouve à mi-chemin entre surface, "surface", et deep, "profond". Nous devons l'enraciner avant que la crise ne la détruise entièrement. Les journaux économiques évoquent peu le programme d'échanges inter-universitaires Erasmus, mais Erasmus a créé la première génération de jeunes Européens. Pour moi, c'est une révolution sexuelle : un jeune Catalan rencontre une jeune Flamande, ils tombent amoureux, se marient, et deviennent européens, comme leurs enfants. Ce programme devrait être obligatoire, pas seulement pour les étudiants mais aussi pour les taxis, les plombiers, les ouvriers. Ils passeraient ainsi un certain temps dans les pays de l'Union européenne, pour s'intégrer."
L'idée est séduisante, mais dans les journaux populaires allemands comme au sein des partis populistes d'un peu partout, en Finlande, Hongrie, Italie ou France, la fierté européenne semble céder le pas au populisme, à l'hostilité envers les autres pays de l'Union. "C'est pour cela que je qualifie notre identité de shallow. Les pères fondateurs de l'Europe, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi, Jean Monnet, pouvaient avoir moins voyagé - De Gasperi ne parlait l'allemand que parce qu'il était né dans l'Empire austro-hongrois -, ils ne disposaient pas d'Internet pour lire la presse étrangère. L'Europe qu'ils ont construite était une réaction à la guerre, ils partageaient les ressources pour construire la paix. Aujourd'hui, nous devons travailler à l'élaboration d'une identité profonde."
Umberto Eco réfléchit à ce que l'historien anglais Geoffrey Barraclough appelle "la longue guerre civile européenne", du début de la première guerre mondiale en 1914 à la chute du mur de Berlin en 1989, une division profonde à laquelle l'Union européenne et l'euro ont mis fin, mais qui requiert du temps et de la patience pour cicatriser : "Quand j'ai proposé, lors d'un sommet des maires européens, mon idée d'un Erasmus étendu aux artisans et autres professionnels, un maire gallois s'est écrié : "Mes administrés n'accepteront jamais !" Et, alors que je parlais il y a quelques jours à la télévision anglaise, le présentateur s'est mis à me contredire, préoccupé qu'il était par la crise de l'euro, l'Europe supranationale et le fait que les gouvernements techniques de la Grèce, avec Lucas Papademos, et de l'Italie, avec Mario Monti, n'étant pas "élus", n'étaient donc pas "démocratiques". Que devais-je lui répondre ? Que notre gouvernement a été approuvé par le Parlement et proposé par un président de la République élu par ce Parlement ? Que dans toutes les démocraties il y a des institutions non électives, la reine d'Angleterre, la Cour suprême américaine, et que personne ne les considère comme étant non démocratiques ?"
Les symptômes de cette identité fragile, diagnostiquée par Umberto Eco, étaient déjà visibles avant la crise de la dette. Quand la Constitution fut rejetée par référendum, ce texte - écrit par des politiciens, qu'aucun homme de culture n'avait été autorisé à aider - abstrait, jamais discuté avec les citoyens. Ou bien lorsque les billets en euros ne furent pas imprimés à l'effigie de grands hommes et femmes, mais avec les images de panoramas aussi dépourvus d'émotion qu'un tableau de De Chirico.
Le problème remonterait-il à la question de la place de Dieu ? À la religiosité, qui s'accroît au XXIe siècle aux États-Unis tandis qu'elle diminue toujours plus en Europe ? "C'est ainsi. À l'époque, Jean Paul II était encore en vie, il fut beaucoup question de savoir s'il fallait mentionner dans la Constitution européenne les racines chrétiennes du continent. Les laïques séculiers l'ont emporté et on n'en a rien fait, malgré les protestations de l'Église. Il existait pourtant une troisième voie, certes plus difficile, mais qui, aujourd'hui, nous donnerait de la force : faire état dans la Constitution de toutes nos racines, gréco-romaines, juives, chrétiennes."
"Derrière nous, on trouve aussi bien Vénus que le crucifix, la Bible et les mythologies nordiques, dont nous nous souvenons avec la tradition de l'arbre de Noël, ou à travers les fêtes de Sainte-Lucie, Saint-Nicolas et Santa Claus. L'Europe est un continent qui a su être le creuset de nombreuses identités, qu'il a fondues sans pourtant les confondre. Dans cette particularité, que je qualifierais d'unique, réside son avenir. Quant à la religion, il faut faire attention. Nombreux sont ceux qui ne vont plus à la messe, mais succombent pourtant aux superstitions. Et combien de non-pratiquants trimballent dans leur portefeuille l'image pieuse de Padre Pio !"
Père de la sémiologie, spécialiste de la culture de masse, auteur d'essais très pointus et confidentiels comme de best-sellers mondiaux, depuis Le Nom de la rose (Grasset, 1980) jusqu'au dernier en date, Le Cimetière de Prague (Grasset, 2011), Umberto Eco, 80 ans depuis peu - s'il se fatigue dans l'ascension d'un escalier, il rit : "Eh, mon ami, nous n'avons plus 70 ans !" -, n'est pas pessimiste : "Malgré tous ses défauts, le marché mondialisé a le mérite de rendre la guerre plus improbable, même entre les États-Unis et la Chine. Il n'y aura jamais d'États-Unis d'Europe sur le modèle américain, un seul pays avec une seule langue (même, si en Amérique, l'allemand a menacé un temps la suprématie de l'anglais, aujourd'hui attaqué par l'espagnol). Nous avons trop de langues et de cultures, et ce supplément ("Europa", publié par six journaux européens) est une initiative méritoire, justement parce qu'un journal européen "unique" est pour l'instant une utopie. Le Web nous confronte cependant aux autres et, même si nous ne lisons pas forcément le russe, nous pouvons consulter les sites russes, nous avons conscience de l'existence des autres. Je continue à penser que, de Lisbonne à Varsovie, il n'y a pas plus de distance qu'entre San Francisco et New York. Nous resterons une fédération, mais indissoluble."
Et sur ces billets, alors, quelles effigies faudrait-il apposer, pour rappeler au monde que nous ne sommes pas des Européens shallow, mais profonds ? "Peut-être pas celles des politiciens, des condottieres qui nous ont divisés, ni Cavour ni Radetzky, mais plutôt celles d'hommes de culture qui nous ont unis, de Dante à Shakespeare, de Balzac à Rossellini. Étant donné que Pierre Bayard a raison, que nous connaissons tous des livres que nous n'avons pas même lus et avons des réflexes de cultures que nous ignorons, c'est ainsi que l'identité européenne se fera, peu à peu, plus profonde."
Gianni Riotta (La Stampa), traduit de l'italien par Florence Boulin
(http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/01/25/umberto-eco-la-culture-notre-seule-identite_1634298_3214.html)