Latribune.fr - 12.01.2012
Entretien avec Max Gallo
Propos recueillis par Mathilde Farine du quotidien le Temps
L'analyse de la crise de la dette en Europe ne peut être faite sans prendre en compte la confrontation des États-nations la formant, estime Max Gallo. Une interview par notre partenaire suisse Le Temps de ce "souverainiste" sur les maux frappant actuellement la zone euro.
Le Temps : comment avez-vous analysé le résultat du sommet européen des 8 et 9 décembre ?
Max Gallo : il reflète une prise en compte partielle, mais effective de la réalité. Le Traité de Maastricht a notamment été complété en réglant, d'une manière dont on peut discuter, la question de la Grande-Bretagne, qui était à la fois présente et absente. Autre avancée, la question de la gouvernance économique avec l'inclusion de sanctions quasi automatiques. Surtout, on laisse jouer à la BCE un rôle discret mais réel en accordant des prêts de 36 mois aux banques à un taux d'intérêt de 1%. Ce dernier point est à peu près le seul positif, car on peut penser que ce jeu de la BCE permettra des rachats de dette souveraine. Par ce biais, on pourra se fixer sur la croissance et pas seulement - c'est le principal reproche à cet accord - sur la rigueur budgétaire. Mais tout cela est mobile, complexe, ambigu et imparfait et ne résout pas la question de l'origine de la crise.
- Où voyez-vous l'origine de la crise ?
- Je suis très sensible à l'argumentation de Martin Wolf (chroniqueur au Financial Times, ndlr) qui met l'accent sur les déséquilibres des balances commerciales. Les pays qui souffrent le plus de la crise ne sont pas ceux qui ont les déficits budgétaires les plus marqués, mais ceux dont la balance commerciale est la plus déficitaire. C'est là que se situe l'origine de la crise: l'Europe est consommatrice en dernier ressort et ne fabrique plus. Les zones productrices se sont déplacées vers l'Asie. On ne sortira de la crise que si l'on recommence à produire mais avec une productivité accrue, ce qui suppose du temps et de grands bouleversements économiques dans les pays de l'Union européenne. Il ne faut pas non plus négliger dans cette analyse des causes de la crise la guerre des monnaies. C'est une réalité entre d'une part le dollar qu'on peut imprimer à satiété grâce à la Fed, la livre sterling qui bénéficie de la politique de rachat de dettes de la Banque d'Angleterre et l'euro d'autre part. Cette guerre, consciente ou pas, reflète la volonté de faire exploser l'euro de la part des Anglo-Saxons.
- Qu'en est-il des divergences entre les Européens ?
- Il faut aussi prendre en compte la question de la position de l'Allemagne qui met l'accent sur le rôle très important des histoires culturelles dans la crise. Il existe une culture des pays méditerranéens, de la France et de l'Allemagne, qui peut-être s'enracine dans le protestantisme. Rappelez-vous Luther: il protestait contre les indulgences, l'inflation des indulgences et de la permissivité. J'ai été frappé par une phrase du ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, déclarant qu'il faut que les pays occidentaux apprennent à envisager une limitation de la croissance. Cela ajoute à la complexité du problème. Au final, le sommet n'est ni la victoire de l'Allemagne sur la France, ni l'inverse. Les deux ont réellement fait des pas dans la direction l'un de l'autre. Ils sont embarqués dans le même bateau.
- Le retrait de la Grande-Bretagne constitue-t-il un drame ?
- Il ne faut pas oublier que c'est une île et que, de ce fait, elle s'est toujours tenue à l'écart du continent. Elle ne s'est impliquée que contrainte. Elle va pouvoir continuer à participer aux réunions et soumettre des propositions. Je ne doute pas qu'elle conduise, comme l'ont dit certains observateurs, à une véritable guérilla juridique à l'intérieur des institutions européennes. En même temps, que l'on soit souverainiste ou non, il faut être pour la construction d'une Europe puisqu'il y a une civilisation commune, des intérêts communs et un marché énorme. Nous sommes une zone riche: ne pas être capables de nous mettre d'accord est un scandale historique. Mais je n'oublie pas ma vocation souverainiste: on ne peut pas faire comme si les nations n'existent pas. Il faut à la fois les faire converger, tout en se rappelant qu'on ne peut pas faire fi dans la construction européenne du rôle des nations, des élus de ces peuples et donc des gouvernements. D'où l'importance de l'intergouvernementalisme.
- L'Europe doit faire face à une autre menace: la montée en puissance des grands pays émergents...
- On revient à la question du déficit de la balance commerciale. Le monde bascule vers ces pays émergents. L'Europe a intérêt à trouver une solution, mais la menace n'est pas celle qu'on craignait de la part des Soviétiques: une menace militaire, d'occupation, de changement de régime. La Chine, l'Inde ou le Brésil veulent que l'on achète leurs produits, mais pas installer leur drapeau place de la Concorde.
- La menace économique n'est donc pas si importante ?
- Elle est extrêmement importante. Si nous voulons rester une zone démocratique de niveau de vie élevé, elle exige que l'on résolve les crises. Mais aussi que l'on pense à la croissance et que l'on accentue la convergence. Il faut aussi que l'on prenne des décisions à la majorité qualifiée, plutôt qu'à l'unanimité. Car, n'oublions pas un élément essentiel des motifs de la crise: on ne peut pas prendre des décisions à 27. On voit immédiatement resurgir les intérêts nationaux. Le terme peut paraître extrême mais il faut un putsch franco-allemand dans lequel on ose dire: oui, nous sommes les deux grandes puissances de cette région, nous discutons, nous arrivons à un compromis, nous l'imposons aux autres et, s'ils ne sont pas d'accord, ils partent. Or, c'est ce qui est arrivé et c'est le seul moyen d'avancer. Ce n'est pas possible si l'on considère que, formellement, Malte ou la partie grecque de Chypre ont autant de poids dans un vote qu'une autre puissance.
- Dans les autres exemples de crises européennes, est-ce qu'il y a des éléments qui donnent un espoir de déblocage ?
- Oui. Malgré le regain du discours national, l'espoir de déblocage réside dans le fait que tout au fond, les citoyens de l'Europe savent bien que leur intérêt est quand même de rester unis. C'est vrai dans tous les pays. Il y a un désir d'Europe, même s'il ne peut exister qu'à la condition que les spécificités nationales soient préservées. C'est là toute la difficulté. On a entendu pendant des décennies le discours assurant que les nations sont obsolètes et qu'il faut construire les États-Unis d'Europe. Puis Jacques Delors a parlé de la fédération d'États-nations et, aujourd'hui, on parle de l'intergouvernemental, ce qui montre que l'on a pris conscience de l'importance de ce fait national. Il faut combiner le sentiment naturel d'un mélange pour les nouvelles générations et le respect d'une histoire et de l'existence d'un sentiment national fort.
- Un économiste disait récemment: il ne faut pas oublier le rôle de vigie qu'ont joué les marchés car finalement ce sont eux qui ont poussé les politiques à trouver des solutions à la crise. Partagez-vous ce point de vue ?
- Non, parce que cela signifierait que les marchés ne sont que des observateurs objectifs ou des vigies dans un phare, observant les marrées. Ils constituent au contraire des acteurs majeurs de la situation économique et financière. Ils cherchent des bénéfices. Ils sont très heureux de voir que la BCE va prêter de manière illimitée aux banques à une durée de 36 mois, ce qui leur permettra de prêter ensuite aux États en réalisant un gain. Les marchés, les banques, sont partie prenante du jeu financier. Il ne faut pas laisser détruire le système bancaire et le renflouer si nécessaire. Mais la régulation, le rôle des États, puisque les institutions européennes n'y parviennent pas, est capitale.
(http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20120112trib000677600/l-europe-est-en-crise-parce-qu-elle-consomme-mais-ne-fabrique-plus.html)