Marianne2.fr - 16.12.2011
par Régis Soubrouillard
Deux mois après la chute de de Kadhafi, la Libye cherche toujours le chemin de la paix. Siège de la révolution libyenne, Benghazi n'en a pas fini de s'enflammer. Réclamant de la transparence dans la gestion de la transition, des milliers de manifestants ont réclamé une deuxième révolution, en appelant au départ du CNT. Entre la prolifération des armes, la montée en puissances des islamistes et la guerre des milices, la Libye cherche encore le chemin de la paix.
L’état de grâce n’aura pas duré longtemps pour le CNT. Kadhafi à peine tombé de son trône, on se demande déjà si le Conseil national de transition passera l’hiver ? Depuis plusieurs jours, Benghazi, le berceau de la révolution libyenne, vit au rythme des manifestations. Les protestataires dénoncent la corruption, la confiscation du pouvoir, réclament de la transparence dans la gestion de la transition et jugent très sévère l’attitude du CNT envers les combattants pro-Kadhafi.
Le 12 décembre dernier, des milliers de manifestants ont investi la place al-Chajara de cette ville pour demander le départ pur et simple de ceux qui ont libéré la Libye du joug de Kadhafi. Cinq mille manifestants selon les autorités, trente mille selon les organisateurs, venus crier « à bas les autorités ». Du jamais vu depuis la chute de Kadhafi.
Le mécontentement augmente chaque jour parmi la population qui remarque que ses conditions de vie n’ont pas changé depuis une année. Empêtré dans des querelles intestines, le CNT dirigé par Mustapha Abdeljalil semble aujourd’hui incapable de transformer l’essai et de jeter les bases d’un État moderne, au point que certains manifestants réclament déjà une « deuxième révolution ».
Les optimistes y verront un simple mouvement d’impatience, un rapide apprentissage des règles de base des luttes sociales ou de l’usage de la liberté d’expression, les autres, les premiers symptômes d’une Libye qui connaîtrait les mêmes soubresauts post-révolutionnaires que la Tunisie et surtout l’Égypte.
La montée en puissance des islamistes
Dans ces deux pays, s’ils n’étaient pas impliqués dans les mouvements révolutionnaires, les islamistes se sont révélés les grands gagnants des élections qui ont suivi : « Le point commun entre ces pays était la dénonciation des pratiques autoritaires. Mais, dans la gestion des transitions, chacun a son propre rythme. En revanche, en Syrie ou en Libye, où il y a des fractures communautaires, régionales et ethniques, une solution comme en Égypte ou en Tunisie est impossible » commente Bernard Rougier, directeur du Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej) au Caire.
Une complexité que souligne l’International Crisis Group, une ONG spécialisée dans la prévention des conflits, dans un rapport sur « les défis de la Libye en matière de sécurité ». En vrac, le rapport cite une centaine de milices armées « qui ont joué un rôle décisif dans la chute de Kadhafi » mais qui se disputent aujourd’hui le pouvoir et s’envisagent comme autant d’armées régulières et légitimes avec chacune leur propre chaine de commandement, des procédures pour mener des enquêtes et des opérations de sécurité, délivrer des mandats, arrêter et détenir des suspects. Et les experts de l'OTAN de redouter que l'avenir de la Libye ne relève de la « guerre des milices ».
L'aéroport de Tripoli a ainsi été fermé suite à une bataille rangée entre la milice de Tripoli et celle de Zenten qui contrôle l’aéroport de la capitale. Dans un aveu de faiblesse, le Premier ministre libyen a déclaré que la question du désarmement des milices était « plus complexe qu'il n'y paraît ».
Pour exemple, la milice du gouverneur de Tripoli, Abdelhakim Belhaj, ancien du Groupe islamique combattant libyen (GICL) forte de 300 hommes est financée par le...Qatar.
La prolifération des armes – près de 15.000 missiles sol-air seraient en circulation – fait craindre une militarisation à la somalienne. Au total, l'ONG estime à 125.000 le nombre de libyens armés qui ne se reconnaissent pas dans le nouveau pouvoir dépourvu d’armée nationale: « Le cœur de la question est politique. La fragmentation du paysage en matière de sécurité et la réticence des milices à déposer les armes reflète la méfiance à l’égard du CNT et sa légitimité à mener le processus de transition. Bien qu’ils y soient largement représentés, beaucoup d’islamistes trouvent le CNT trop laïque ». Depuis la chute de Kadhafi, les Frères Musulmans – mais également d’autres mouvements islamistes – tentent de s’imposer dans le nouvel espace politique. Les Frères Musulmans affirment ainsi que leur nombre de fidèles a doublé depuis février 2011, ils seraient également très présents dans les conseils locaux et milieux d’affaires et convaincus de « posséder la rue ».
« Actuellement, les acteurs locaux et internationaux se concentrent sur d'autres tâches, et en l'absence d'interlocuteurs clairement identifiés au sein du CNT, une grande partie du travail de reconstruction politique et de sécurisation a été reporté. Il est temps de bouger à nouveau » conclut le rapport. Difficile de savoir comment seront reçues les récentes déclarations du procureur général de la Cour pénale internationale de la Haye, Luis Moreno Ocampo qui a estimé que la manière dont Kadhafi a été tué par les insurgés avec l'appui de l'OTAN pourrait constituer un crime de guerre.
Du pétrole pour les multinationales
C’est dans ce climat de tensions qu’Alain Juppé s’est rendu en Libye mercredi et jeudi pour rencontrer le chef du Conseil national de transition (CNT) Moustapha Abdeljalil. L’occasion pour le chef du quai d’Orsay d’annoncer le déblocage d'une partie des fonds libyens gelés pendant la guerre : 230 millions d’euros, de l’argent de poche par rapport au coût de reconstruction d’une Libye démocratique, et surtout quand on sait que la totalité des fonds libyens gelés à l’étranger sont évalués à 150 milliards de dollars.
À la fin novembre, seulement 18 des 150 milliards de dollars d’avoirs gelés avaient été débloqués à titre exceptionnel par le comité des sanctions du Conseil de sécurité de l’Onu. Et encore, les nouvelles autorités libyennes n’en ont effectivement reçu pour l’heure que 3 milliards.
L’argent, le nerf de la paix ? Pas certain. La Libye possède les premières réserves de pétrole d’Afrique. Les ministres de l’Opep réunis mercredi à Vienne se sont félicités de constater que la production libyenne augmentait plus vite que prévu et pourrait atteindre 1,3 millions de barils par jour au premier trimestre 2012. Une bonne nouvelle… à relativiser. Le groupe pétrolier italien ENI, premier producteur d’hydrocarbures en Libye, a placé ses hommes au sein du CNT. Abdelrahmane Ben Yazza, le nouveau ministre du… pétrole et du gaz est l’ancien responsable de la société. Les multinationales du pétrole ont déjà retrouvé la route de l’or noir. Le peuple en verra-t-il un jour la couleur ? En Libye, les doutes jaillissent de partout.
(http://www.marianne2.fr/Libye-mecontentement-social-islamisation-et-guerre-des-milices_a213613.html)