Géostratégie.com - 25 avril 2011
par Frédéric Delorca
Je viens de rencontrer hier des amis polonais qui rentraient de Tripoli où ils ont passé quelques jours comme observateurs. Voilà en résumé quelques-unes de leurs observations qui sont évidemment très partielles mais donnent un écho différent de celui qu’on entend le plus souvent, et qu’il faut aussi prendre en compte à côté des autres. C’est fourni ‘brut de béton » sans aucune opinion personnelle de ma part. Pour essayer de comprendre dans la jungle d’infos contradictoires qui nous tombent dessus :
- Ces amis étaient logés dans un hôtel au bord de la mer et donc dormaient très mal car il y avait juste à côté d’eux des batteries de DCA qui se mettaient à tirer à chaque passage des avions de la coalition humanitaire, mais ils ne descendaient pas dans les abris car personne à Tripoli ne pense se mettre dans les abris. Ce serait une honte ! La population vaque à ses occupations sans porter attention aux bombardements, inch’ Allah…
- La vie à Tripoli est normale comme si le pays n’était pas en guerre. On ne voit à Tripoli centre-ville la guerre qu’à la TV, dans le ciel …et quand on va dans les hôpitaux.
- Le régime organise des manifestations d’appui à Kadhafi (pour les étrangers) qui apparaissent très manipulées. En revanche, il suffit de se promener disent-ils dans les rues de la ville ou dans les villages environnant pour voir des gens qui d’une façon ou d’une autre témoignent spontanément de leur appui au régime contre l’intervention étrangère. L’impression générale est que, plus on descend dans l’échelle de la richesse, plus l’appui est fort, plus on monte, moins l’enthousiasme en faveur du régime est débordant. Les officiels de leur côté reconnaissent que si le peuple de l’ouest libyen est largement pro-Kadhafi, les tribus de l’Est, où était implantée l’ex famille royale, sont au moins en partie opposées au régime, et l’ont toujours été en partie. Ils ont tendance à présenter cela comme « Libyens modernes et éduqués » contre « Libyens archaïques et incultes ». « Islam dynamique » contre « islam conservateur ». « Nationalisme arabe contre tribalisme », « révolution contre réaction ». Mais on peut supposer que c’est « un peu plus compliqué que cela »….
- Cela étant, il y a en fait « trois Libye » : l’ouest qui se bat majoritairement pour Kadhafi, l’Est majoritairement rebelle, et les réfugiés en Égypte de la Libye orientale qui sont dans des camps dont personne ne parle, qui ont fui les violences et répressions des anti-Kadhafi et qui sont pro-Kadhafi. Et sur qui Kadhafi compte pour « rentrer » un jour par l’est, avec l’appui des Égyptiens en révolution pour marcher sur Benghazi. Car, selon les kadhafistes, l’opinion égyptienne est majoritairement contre les rebelles et surtout contre l’OTAN, et soutiendra bientôt avec les élections libres le camp « anti-impérialiste ». Déjà disent-ils des Égyptiens, et des tribus du côté égyptien de la frontière, aident les kadhafistes à rétablir des réseaux et des groupes armés dans l’est libyen, en particulier dans le désert au sud-est d’Ajdabiya.
- Les kadhafistes expliquent leur rapprochement avec les USA après 1991 par le soucis de préserver dans un monde désormais dominé par les USA les « acquis économiques et sociaux » du régime sur le plan intérieur, en renonçant à être présent sur la scène internationale et même arabe, …mais cela a semble-t-il permis l’émergence d’une bourgeoisie libyenne réellement pro-libérale et pro-occidentale, y compris au sein du régime kadhafiste, qui est la véritable source du conflit actuel et de la rébellion, en liaison avec les royalistes de Londres.
- A Misrata, la vie est disent-ils normale, sauf le quartier du port qui est aux mains des rebelles, mais cela ne concerne que quelques rues. La ville est très largement contrôlée par les kadhafistes et les administrations fonctionnent normalement. La TV gouvernementale libyenne a passé en boucle les « images de Misrata » qui passaient sur CNN …et qui se sont révélées être des images des bombardements de …Falloujah, en Irak. Ce qu’on pouvait facilement déceler en regardant les plaques des voitures ….incendiées. – Kadhafi n’a pas placé la grande partie de « son » argent (en valeurs occidentales) à l’étranger comme les princes du Golfe, ce qui fait qu’il est toujours en Libye, ce qui garantit aux Libyens qui vivent dans les zones gouvernementales au moins deux ans (en cas de blocus prolongé) de versements des prestations sociales (santé, assurance chômage, allocations familiales, salaires, etc…) versées par le régime à la population …Dans les zones rebelles, les versements ont cessé et le délabrement du système social, sanitaire et urbain commence …Kadhafi compte sur la lassitude de la population dans cette zone pour reprendre pied. Il compte sur le développement d’une « opposition à l’opposition » dans l’Est. Certains envisagent de recommencer déjà à verser les prestations sociales dans ces zones …sous condition d’allégeance politique.
- Les kadhafistes reçoivent des armes et des munitions via plusieurs pays africains qui l’aident, ce qui permet de contrebalancer l’effet des aides occidentales aux rebelles. Et les Africains ont très peur que la circulation des armes dans les zones mal gouvernées aux mains des rebelles ne généralisent les groupes armés et mafieux dans tous les pays du Sahel. D’où leur appui à Kadhafi qui a une vraie armée. L’Algérie partage apparemment aussi cette approche, mais c’est le Tchad qui est le plus actif.
- Les kadhafistes soupçonnent les occidentaux de vouloir que la Libye soit durablement divisée en deux parties dans une guerre longue, qui feraient leur affaire en casant durablement le monde arabe. Ils ont, pour éviter cela, offert à plusieurs reprises de négocier un gouvernement d’union nationale avec les rebelles. Et ils comptent sur les fissures qui vont apparaître dans l’OTAN pour favoriser ces initiatives. …en jouant en particulier sur la concurrence entre les grandes compagnies pétrolières, en particulier en Italie et en Allemagne. – Les kadhafites, mais plus largement la population dans la rue, ne semble pas comprendre « pourquoi la France est tombée si bas avec un Sarkozy « fou » et « guignol de cinéma » …Le thème de la « folie » des dirigeants de l’ouest semble revenir souvent à Tripoli …Comme en écho au « fou » Kadhafi présenté par nos médias.
- Kadhafi continue à exporter selon les contrats signés gaz et pétrole vers l’Italie, même s’il n’est plus payé par les Italiens, car il compte sur le fait qu’à moyen terme, l’Italie reviendra sur une position pro-Kadhafi dans le cadre de la rivalité Franco-italienne pour les contrats en Libye et quand elle aura compris que « le régime Kadhafi ne tombera pas » …Apparemment, Ashton aurait dit : « dans un an, nous serons bien obligé de recommencer à négocier avec Kadhafi puisqu’il n’est pas tombé et ne tombera donc pas ».
- les négociations sont pour le moment impossibles en raison des divisions dans les deux camps. Divisions chez les Occidentaux, mais aussi chez les Libyens. Chez les rebelles, il y a un conflit larvé entre les ex-kadhafistes qui représentaient le « lobby » pro-occidental dans le gouvernement libyen, ce que reconnaissent les officiels kadhafistes, et les différents groupes dits islamistes qui ne sont pas d’accord entre eux par ailleurs (Iran, Saoudie, salafi, Aqmi, « CIAlqaida » revenus d’Irak, etc…) et les royalistes liés à la Grande Bretagne. …Mais dans le camp Kadhafi il y a aussi des divisions. Seif el islam dirige la fraction prête à la négociation, à un compromis avec l’occident et les rebelles, et à un gouvernement d’union nationale avec Kadhafi sur le retrait avec une simple position honorifique de « conseiller », et la faction dure du régime qui veut mener le combat sur tous les fronts possibles, intérieurs et extérieurs, y compris en passant à la guérilla pour reconquérir les tribus de l’est …Cette faction s’appuie sur Aicha Kadhafi, la fille du « guide ».
- L’armée de Kadhafi n’a plus d’aviation mais plus de tanks non plus. Mais pour les combats de rues, c’est la kalachnikov et les mortiers qui suffisent, et entre les villes les embardées en pick-up.
- Les médecins libyens sont extrêmement inquiets des conséquences des bombardements à l’uranium appauvri pour l’avenir de la santé publique de la population. La véritable bombe à retardement de l’OTAN sur le peuple libyen, toutes orientations politiques confondues, comme en Irak, où les taux de mortalité infantile et de malformations natales chez les sunnites comme chez les chiites, les Kurdes ou les chrétiens, ont déjà atteint des sommets inconnus dans un pays « normal ». Selon eux, c’est là que se réalise le génocide réel des peuples arabes, en différé, et inéluctable. Il en est de même à Gaza d’ailleurs (et au Kosovo, Serbie, Bosnie). – les combats ne sont pas très durs dans les faits car, de part et d’autres, ce sont des Libyens, et aucun des deux camps n’a vraiment envie de tirer pour tuer sur ceux d’en face, qui sont souvent des mêmes familles ou des copains de lycée ou de promotion, ce qui explique les va et vient rapides des lignes, et le fait que très peu de soldats sont tués de part et d’autre. On fait beaucoup de bruit et on tue peu. Les militaires kadhafistes, eux même le reconnaissent, ils n’ont pas trop envie de tuer ceux d’en face, qui eux aussi font de même. …en revanche, ils ont envie de tirer sur les interventionnistes occidentaux et pensent que les simples combattants de ceux d’en face retourneraient leurs fusils contre les occidentaux si ceux-ci débarquaient avec des troupes dans le pays …ce qui explique pourquoi les militaires US ne veulent pas d’autre intervention que aérienne… ce qui en plus garantit une guerre longue, sans camp victorieux. – les conseillers militaires étrangers, surtout russes, ukrainiens et biélorussiens, qui travaillaient pour l’armée libyenne, travaillent toujours. Ils sont (bien) payés par les Libyens. Un salaire nettement supérieur à celui qu’ils reçoivent dans l’armée de leur pays. L’armée n’a pas besoin de « mercenaires étrangers », mais elle a besoin de ces conseillers.
- les kadhafistes préparent une campagne médiatique sur « les meurtres racistes et massifs de noirs, étrangers mais aussi libyens (populations Toubous originaires du sud libyen) qui ont été perpétrés dans la région de Benghazi » et sur les traitements dans les prisons aux mains des rebelles. – les entreprises et les chantiers sont la plupart fermés à cause du départ de la main d’œuvre étrangère. Beaucoup de boutiques aussi sont closes. Sur le long terme, cela menace l’avenir du pays.
- Beaucoup de Libyens parlent français et s’adressent spontanément aux étrangers dans la rue en français (plus rarement en anglais !). Les gens parlent spontanément aux étrangers et veulent surtout comprendre pourquoi, comme ils disent, « tant de haine en Occident contre le peuple libyen ».
http://www.geostrategie.com/3216/que-se-passe-t-il-reellement-en-libye/