Il était temps que le monstre Karadzic rende des comptes

La cavale de Radovan Karadzic s'est enfin terminée par son arrestation. C'est dans un bus desservant la banlieue de Belgrade que le criminel le plus recherché de la planète a été appréhendé, sans la moindre résistance, mercredi soir.

Poursuivi par le Tribunal pénal international, spécialement créé pour juger des crimes commis en ex Yougoslavie, l'ancien chef serbe devra désormais s'expliquer, tout comme Milozevic et une quarantaine d'autres compatriotes, sur le massacre, commis particulièrement en 1995, de 8000 musulmans bosniaques. Sous couleur d'épuration etchnique, les Serbes s'étaient engagés à l'époque dans une vague interminable de tueries à travers l'ensemble de ce qui furent les provinces yougoslaves de confession principalement islamique.

C'est aussi à Sarajevo que Karadzic s'était encore sauvagement distingué en faisant exécuter quelques 11 000 musulmans, tout au long du siège de la ville qui avait duré quatre longues années.

Si Milozevic, l'ancien président serbe, a été arrêté et était en cours de jugement, l'an passé, avant de perdre la vie dans un accident de santé, le tour est à présent celui de Karadzic, l'homme le plus sanguinaire de l'histoire, de s'expliquer devant ses juges.

Complètement métamorphosé sous une barbe hirsute, sous des fringues de moine et une paire de lunettes le vieillissant d'un quart de siècle, le chacal avait donné bien du mal à tous les services secrets étrangers qui étaient sur ses trousses. C'est d'ailleurs à l'un d'eux et non à la police serbe que le monde doit son arrestation. Par la lenteur de ses recherches pour le choper, le gouvernement serbe en était arrivé à se rendre complice de sa cavale, aux yeux de la communauté internationale. L'Europe avait d'ailleurs fait de l'arrestation de Karadzic et de son chef d'état-major, Mladic, une condition sine qua non du dépôt de candidature à l'admission de la Serbie à l'union.

Aussi, cette dernière se doit-elle d'activer ses investigations pour capturer Mladic, sans quoi les portes de l'Union européenne resteront pour elle fermées.

Les journaux foisonnent de commentaires à propos de ce personnage à mille facettes, qui aura fait longtemps courir et les forces de l'ONU déployées dans le pays et les services d'espionnage étrangers qui étaient à ses trousses.

Ce médiocre psychiatre, fils d'un cordonnier et d'une paysanne, cultivait en vérité nombre de complexes inhérents à ses origines montagnardes. Piètre poète aussi, Karadzic avait besoin de se distinguer par des actions d'éclat, à la manière en quelque sorte de Jacques l'éventreur qui mettait quelque raffinement à l'exécution de ses crimes à seule fin de faire parler de lui, d'obtenir ainsi quelque célébrité.

Karadzic s'est laissé glisser sur la même pente, quasiment pour se venger de la société, souligne-t-on, mais aussi des quelques mois de prison passés en 1985 pour avoir monnayé des certificats médicaux de complaisance et détourné un emprunt immobilier. Ainsi, il est entré en politique par effraction pour assouvir sa passion, celle de se frayer un chemin vers les cimes du pouvoir, quitte à déborder largement sur le crime génocidaire, quitte à montrer l'exemple de ce qu'un paysan borné et vindicatif est capable de réaliser contre l'espèce humaine elle-même.

Le plus navrant dans cette histoire est que, avec son arrestation, l'on découvre, treize ans après les violences dont il s'est rendu coupable, comment les gouvernements principalement américain et français ont longtemps cédé à la tentation de le blanchir de ses crimes, au grand dam des soi-disant droits de l'homme inscrits au frontispice de ces deux pays. L'on apprend encore que le gouvernement serbe, agissant de concert avec les ultranationalistes dont se réclame ce monstre endiablé, l'a protégé durant tout ce temps et de volonté délibérée.

L'avocat du criminel ainsi que trois témoins ayant assisté à la scène précisent que l'arrestation a eu lieu non pas lundi mais vendredi dernier, indique une dépêche AFP.

Outre Ratko Mladic, l'ex chef d'état-major de Karadzic, la tête de Goran Hadzic, l'ancien responsable des Serbes de Croatie également poursuivi pour les massacres commis dans ce pays, est aussi exigée du gouvernement serbe par au moins quatre pays d'Europe, les Pays-Bas, la Belgique, la Finlande et la Suède.

L'on a appris, d'autre part, que Karadzic s'abritait sous l'identité d'un tiers du nom de Dragan Dabic, vivant actuellement à Ruma, au nord-ouest de la Serbie. Il se faisant passer pour un spécialiste en médecine alternative.

L'inculpé s'efforce de faire retarder son transfert à la Haye, le temps apparemment de revoir sa femme et ses enfants qu'il n'a pas rencontrés depuis de longues années, et pour la venue desquels des passeports tardent à être délivrés.

Enfin, il se serait fait couper la barbe et les cheveux, le masque de protection ne lui servant plus à rien.

Karadzic a été transféré dans la nuit de mardi à mercredi à la prison du TPI à la Haye. Un avion spécial a été dépêché à Belgrade pour le ramener sous bonne garde.

De cette façon, au moins tout risque de le rendre à la liberté est désormais écarté, car, c'est par milliers que ses partisans se réunissaient ces derniers jours pour protester contre son arrestation et exiger sa libération.

Dès demain ou après-midi, il doit en principe comparaître devant un juge qui lui demandera s'il compte plaider coupable ou non coupable. Il disposera d'ailleurs d'un mois pour rendre sa décision.

Il ne reste plus à l'ancien gourou qu'à méditer tous les crimes que la société lui reproche non par dizaines ni par centaines mais par milliers voire par dizaines de milliers. Le temps est venu pour lui de rendre des comptes. Et l'on n'attend plus que l'arrestation de son ancien chef d'état-major, Mladic, pour refermer une page sanglante de l'histoire de la Yougoslavie post-titiste.

Ce qui, un temps, passait pour être une simple rumeur invérifiable, commence à se préciser, à la lumière du premier interrogatoire subi, hier, par Karadzic, devant ses juges.

Holbrooke, le négociateur américain du cabinet de Mme Albraight, ex secrétaire d'Etat en 1995/1996, semble avoir, comme le soupçonnait l'ex procureure du TPIY Del Ponte, effectivement promis la vie sauve au monstre de Bosnie, s'il se montrait raisonnable, en abandonnant la vie politique, et même littéraire. Ses dénégations successives de ces derniers jours restent d'ailleurs peu crédibles auprès de l'opinion désormais convaincue que les Américains et même les Français s'étaient offerts à un marchandage odieux, au moment des négociations de Dayton mettant fin à la guerre en Yougoslavie. Les deux puissances, simplement soucieuses de récupérer leurs soldats otages des troupes de Karadzic, se montraient prêtes à toutes les combinaisons et l'avaient prouvé en refusant d'arrêter ce dernier, comme elles en avaient le devoir. Le général français Boulanger, responsable alors des troupes de l'ONU en Bosnie, n'avait pas levé le petit doigt dans cette direction. Et Karadzic a donc eu beau jeu de rappeler au tribunal qu'il vivait à Pale, son fief de Bosnie, sans le moindrement être inquiété jusqu'au début 1997, où les otages ont été alors libérés.

Tout le tintouin ayant par conséquent accompagné par le passé les déclarations officielles de Washington comme de Paris proclamant leur détermination de mettre fin aux monstruosités de Karadzic et de ses sbires est donc entaché d'un manque absolu de crédibilité.

Le développement du procès nous révélera, à coup sûr, d'autres informations peu dignes à la fois du "machin", autrement dit l'ONU, et des plus grandes puissances impliquées plus ou moins directement dans cette affaire.

Un témoin, Alexa Buha, ancien ministre des Affaires étrangères de Republika Srpska (RS), l'entité serbe de Bosnie, a déclaré, à la radio de Belgrade, avoir assisté aux conclusions de l'accord auquel avaient abouti Holbrooke et Karadzic. Et cet accord prévoyait bien l'immunité de ce dernier garantie par les USA.

"Holbrooke m'a formellement promis que Karadzic ne serait pas concerné par le tribunal de La Haye s'il se retirait pour toujours de la vie politique", a-t-il précisé, faisant allusion à la rencontre particulière que l'émissaire américain avait eu par suite, à Belgrade, dans la nuit du 18 au 19 novembre 1996, avec Slobodan Milosevic, Milan Milutinovic, Momcilo Krajisnik et lui-même.

Malgré leurs dénégations répétéés, les Américains avaient donc bien joué leur rôle d'assurer la vie sauve à Karadzic. C'est d'ailleurs à partir de 2000 seulement, quand ils se sont aperçus que ce dernier faisait fi des termes de l'accord en se permettant de s'afficher en public dans des réunions politiques, que les services de la CIA se sont déclarés disposés à se mettre à sa poursuite.