TSA - 24.01.2015
Azul, asseggas ameggaz
Mes remerciements les plus sincères vont d’abord pour « le café littéraire » de Bgayet, maillon de la chaine des justes qui entretient la flamme de notre vie culturelle avec une générosité et une intelligence qui honorent leurs auteurs, démentant ainsi les sombres pronostics qui annonçaient une société définitivement gagnée par la cupidité, esclave d’un consumérisme débridé et résignée à la démission de la pensée.
J’observe, en Kabylie, que malgré l’atonie des universités et l’effondrement des autres institutions culturelles devant leurs missions d’animation et de recherche dans leur champ de compétences respectifs, la collectivité a su mobiliser des ressources insoupçonnées pour susciter et animer un débat de qualité et qui plus est d’une remarquable opportunité, notamment aujourd’hui où la vie intellectuelle officielle est chloroformée ou caporalisée par les clientélismes d’État et les archaïsmes sociaux régénérés par la panne d’ambition pour la nation.
Ce contraste donne encore plus de relief à ces îlots de lumière, de raison et d’intégrité. Comme je l’ai fait partout où des associations ont organisé des rencontres avec le grand public, il me tient à cœur de saluer cette instance qui travaille pour le bien-être collectif dans des conditions que je sais difficiles ; les tracasseries qui ont émaillé cette conférence étant une illustration du parcours du combattant que doivent franchir les animateurs autonomes de la société civile.
Cela dit, je veux aussi souligner que, par leur engagement, ces organisations apportent une autre démonstration : le débat public serein peut rassembler les citoyens de tout âge et de toute catégorie sociale. Je le savais un peu auparavant, je l’ai vérifié avec le succès rencontré par le livre consacré au colonel Amirouche qui a abordé des questions complexes et douloureuses mais qui a engendré des discussions qui ont pu être graves, quelquefois vives, mais toujours empreintes de retenue et de sagesse. Le désir de savoir n’est donc pas synonyme de l’anarchie que décrivent ceux qui veulent continuer à maintenir l’éteignoir sur la guerre de libération. Au-delà de son contenu, l’histoire de cette publication est en elle-même caractéristique d’une société parallèle qui défie et surclasse les rétentions et les oukases qui aliènent la vie publique.
60 000 exemplaires d’un ouvrage publié à compte d’auteur ont été écoulés. Pourtant, les obstructions étaient lourdes : tentatives de refuser la délivrance de l’ISBN, refus de tous les éditeurs de prendre en charge la distribution du récit, toutes les grandes imprimeries ont été menacées de se voir éliminées du marché de l’éducation nationale qui constitue l’essentiel de leur chiffre d’affaire si elles produisaient le livre, interdiction d’exposition au salon du livre d’Alger…
Vérités de terrain
Je commence par donner ces informations car elles constituent un repère qui nous rappelle que dans les phases les plus problématiques de notre histoire, les clercs ont, hélas, souvent déserté. Ce sont alors les citoyens anonymes qui s’investissent, mobilisent leur intelligence, leur générosité et leur patience pour se sortir d’impasses où d’autres peuples sont rarement revenus, entrainant derrière eux ceux qui étaient supposés être l’avant-garde du combat.
J’insiste donc pour dire qu’en dehors des clientèles du régime qui ont réagi avec la violence que l’on sait, je n’ai, à ce jour, pas enregistré un seul acte ou propos déplacé dans les conférences publiques; ceci en dépit de mises à nu et de révélations qui peuvent légitimement heurter les consciences. Les citoyens captent les informations pour les commenter avec un sens de la mesure qui tranche avec les polémiques homériques lancées par les agents officiels ou para-officiels de la nomenklatura.
Comme en 1954, comme en 1980, l’épreuve de vérité se joue en dehors des sphères académiques.
Oui, nous faisons quotidiennement mentir le discours invoquant la démission morale, la soumission intellectuelle, la régression culturelle par lesquelles des parrains, à l’origine de ces travers, veulent justifier un traitement opaque et autoritaire de la cité algérienne. Encore une fois, merci de répondre, à votre manière, à cette appétence citoyenne pour la culture, l’histoire et le libre débat.
Venons-en maintenant à notre réunion d’aujourd’hui. Pour dire la vérité, lorsque le « café littéraire » m’avait invité à animer une conférence, je voulais intervenir sur un sujet attendu afin de répondre à une question récurrente qui m’a été posée partout où je suis passé et qui concerne mon choix de publier un livre sur le colonel Amirouche et la méthodologie qui a guidé mon entreprise. Je pourrai répondre à ces interrogations dans le débat si vous le voulez, mais les tournures qu’ont prises les réactions qui ont suivi les nouvelles informations rapportées dans la quatrième édition et mon appel à un débat public, libre, loyal, sans surenchères ni tabou sur l’histoire de la guerre m’ont amené à élargir la réflexion. On note que le climat créé par les attaques des affidés du pouvoir ou de ce qu’on peut finalement considérer comme des intellectuels organiques du système, et (que) l’insurrection citoyenne, révélée par l’adhésion enregistrée lors ces rencontres organisées contre la confiscation du champ mémoriel, représentent une matière de première main pour la compréhension des enjeux qui se jouent dans le pouvoir et la société.
Cela fait maintenant cinq ans que la première édition du livre sur Amirouche est sortie. À ce jour, et si l’on évacue les récentes provocations d’un fantasque agent du MALG, je n’ai pas entendu une seule contestation sur le contenu factuel du livre. Mieux, je ne crois pas savoir qu’un critique ou (qu')un universitaire ait pris la peine de prendre langue avec les témoins que j’ai interviewés pour faire préciser un propos ou un événement ; ce qui eut été sain et utile car ces acteurs, qui sont aussi des hommes âgés, peuvent avoir été pris en défaut sur tel ou tel aspect de leur narration. On aurait pu aussi décider de vérifier l’authenticité des documents produits, et cela aurait enrichi le débat et, peut être même, permis de trouver d’autres sources qui pourraient contribuer à mieux lire une épopée qui nous concerne d’autant plus que le système politique qui régit le pays fonde sa légitimité sur le monopole de l’histoire.
Cerbères d’hier et d’aujourd’hui
On ne peut que le déplorer, mais le débat auquel j’ai appelé n’a, hélas, pas encore commencé.
Essayons de voir, non pas pour l’alimenter, mais pour bien en cerner les origines et les implications, par qui, comment et pourquoi a été conçue et mise en œuvre une des plus turbulentes et plus longues polémiques de l’histoire littéraire de notre pays.
Commençons par les premiers intervenants qui ont sonné la charge. Ce sont les héritiers du MALG les plus orthodoxes qui sont montés au créneau, sitôt le livre sorti. Les arguments furent à la mesure de ce qu’on pouvait attendre d’un appareil dont le fonctionnement atteste, au moins à postériori, qu’il fut conçu pour doubler et cornaquer sinon les soumettre les instances légales de la révolution. La cacophonie fut telle qu’il a souvent fallu laisser passer trois ou quatre salves avant de réagir pour dégager les invariants des attaques qui tenaient en deux idées.
En substance tous les écrits étaient sous-tendus par la mise en accusation de la contestation d’un dogme scrupuleusement observé dans le pays depuis 1962 : « nous avons établi une fois pour toutes les règles et défini les éléments qui doivent figer l’histoire de la guerre de libération, tout ce qui y déroge doit être assimilé à une trahison nationale ». Et dans cette congélation, Amirouche est déclaré sans appel « un criminel de guerre » par ceux-là même qui ont assassiné Abane. C’est dire la nature des paradigmes qui inspirent la doxa officielle. Seconde considération, pour des raisons que l’on développera plus loin, la wilaya III, ne devant en aucune façon se voir reconnue dans le rôle qui fut le sien dans le combat libérateur, est projetée dans une zone grise qui autorise les fantasmes les plus excentriques et nourrit les préjugés les plus délirants. Cette donnée qui pèse pourtant lourdement sur le champ politique et historique algérien reste tabou.
De tels interdits hypothèquent la vie des peuples avec une incidence mortifère qui restera prégnante tant qu’elle n’est pas évacuée dans une démarche cathartique. L’Afrique du Sud n’a pu dépasser la violence, refoulée ou non, de l’apartheid que le jour où la collectivité nationale a accepté de regarder ses vérités en face.
Mais on verra, et c’est ce qui pose question sur la santé morale du pays, qu’il n’y a pas que ces agents du MALG qui accommodent leur conscience avec ces abominations historiques et symboliques.
Supplétifs de la censure
Dans la foulée de l’escouade de hussards qui sont montés au front, il y a d’autres politiques, dont certains cultivent des ambitions très actuelles. Les remarques ou les invectives portent sur deux registres : certains arguent que compte tenu de mon âge, je n’avais pas à traiter d’événements dont je n’étais pas acteur ; d’autres, rejoints par divers « observateurs », insistent pour dire qu’un médecin ou un politique n’a pas à interférer dans le témoignage historique, domaine qui, selon eux, serait réservé aux seuls spécialistes de la discipline. On se souvient d’Ali Kafi qui avait condamné mon livre avant de l’avoir lu. Mais la plus grande hypocrisie vient des éléments appartenant au personnel encore actif qui, pour ne pas avoir à assumer leur opinion dans une tragédie qui est un concentré du naufrage éthique et politique du pays, s’en remettent à une censure implicite qui délègue la responsabilité de chacun à l’expertise de l’historien.
Que valent en réalité ces ruses et ces esquives ?
D’une part, les interventions d’acteurs politiques dans le champ historique sont partout et de tout temps légion. J’ai pu acquérir en Tunisie une dizaine d’ouvrages traitant de l’histoire contemporaine du pays, y compris du temps de Ben Ali. Ils étaient l’œuvre de politiques, de syndicalistes, d’hommes de culture, d’universitaires, de journalistes ou de simples retraités qui veulent transmettre ce que leur fonction, leur activité militante ou les hasards de la vie leur ont permis de vivre ou de découvrir. Tous les sujets sont abordés : l’époque Bourguiba avec l’opposition de Ben Salah , l’histoire des droits de l’homme, les luttes des femmes, les combats menés pour préserver les franchises universitaires, les infiltrations de l’enseignement par le fondamentalisme…La dernière parution nous vient de Faouzia Charfi, veuve du défunt Mohamed Charfi, ancien ministre de l’Éducation nationale, lui même auteur de plusieurs ouvrages politico-historiques.
Connaissant la tendance de notre personnel politique à accompagner voire devancer les désidérata des officines, j’ai tenté de désamorcer cette attaque en signalant, dès le premier chapitre, que j’ai pu acheter au Maroc une demi douzaine de livres écrits par des profanes sur le régime de Hassan II. En vain.
En France, il n’y a pratiquement pas un responsable à visibilité politique notable qui n’ait pas écrit sur l’histoire ancienne ou récente de son pays. François Bayrou a rédigé une biographie d’Henri IV, Dominique de Villepin a consacré deux ouvrages à Napoléon, Alain Peyrefitte est l’auteur d’une saga du gaullisme…
Le plus cocasse est que certains de ces responsables qui surjouent la partition de la condamnation de mon égarement hérétique ont, eux-mêmes, écrit sur la même matière !!
Mais, avec le recul, je crois que ce qui pose problème dans cette classe politique ectoplasmique, c’est que ses dirigeants ne se sont résolus à jeter l’anathème sur mon travail que lorsqu’on leur a demandé de descendre dans l’arène. On voit comment un opportunisme, et c’est là un euphémisme, peut contenir sa charge d’utilité en dévoilant – dans le cas d’espèce il s’agit plus d’une confirmation – le niveau de vassalisation des cadres d’une nation.
Fracture intellectuelle
J’ai essayé autant que le temps m’a permis de le faire d’accorder la plus grande attention possible à la troisième catégorie qui s’est invitée dans le débat car elle est composée d’universitaires dont certains sont historiens. Ces acteurs dirigent des étudiants qui seront les chercheurs de demain ou influent sur les mouvements d’idées censés aider à la formation de l’opinion publique.
Deux camps inconciliables se dégagent. Il y a une partie, minoritaire il est vrai, qui assume sa mission intellectuelle et défend sans aucune ambiguïté la liberté d’expression. Parmi eux on peut citer Annouar Benmalek, Abelmadjid Merdaci, Kamal Daoud, Boualem Sansal… Tous ne sont pas d’accord entre eux, loin s’en faut. Les deux derniers sont d’ailleurs définitivement vilipendés par la Tchéka du FLN comme des agents patentés des manœuvres impérialo-sionistes ; mais une valeur les rassemble : avant de se prononcer, ces individualités ont fait l’effort de prendre connaissance de la transcription des propos que j’ai tenus à Sidi Aich et que j’ai publiés aussitôt sur ma page facebook, sachant les manipulations qui pouvaient être faites. Il n’en a pas été de même pour beaucoup d’autres.
En effet, et sans hurler avec les loups, un second groupe d’universitaires, bien plus consistant que le précédent, se distingue par des commentaires où les précautions prises avant d’exprimer leurs réserves cachent mal la tentation de vérifier des préjugés connotés par uns hostilité subjective qui, à l’occasion, vire à l’attaque personnelle.
Lors de la sortie de la première édition, trois historiens qui dominent la scène universitaire se sont exprimés le même jour dans le quotidien El Watan pour se désoler de mon entreprise. Après lecture de leurs articles, on n’est pas plus avancé sur les raisons de leur indignation. Mettre spontanément sa crédibilité scientifique au service d’une campagne de dénigrement d’une production intellectuelle sans apporter le moindre argument est, au fond, plus problématique pour un pays que de voir des anciens maquisards ou des acteurs politiques inscrits dans les clientèles du système s’acharner sur un témoignage qui remet en cause les codes qui définissent et assurent leur statut de rentier. L’historien qui revendique la paternité de l’écriture critique de notre passé récent n’a rien trouvé de mieux que de m’interpeller sur le fait qu’en tant que démocrate je devais m’apitoyer davantage sur les victimes de la tuerie de Melouza !
Un universitaire, professeur de médecine à Oran dit qu’après avoir lu une deuxième fois le livre, sa colère n’était pas retombée. De quoi retourne-t-il ? Il s’insurge contre les citations kabyles, par ailleurs toutes traduites, qui perlent le récit car, s’étrangle-t-il, elles n’ajoutent rien au fond, avant de donner l’estocade en s’alarmant de ce que j’aie trop fait référence à la Kabylie en parlant de la wilaya III !
D’autres se sont fait un devoir d’éliminer les passages réservés à Ben Boulaid, Ben M’hidi, Zighout, Lotfi…pour amplifier l’obsession d’un anti-kabylisme qui se nourrit de mon régionalisme originel dont je suis naturellement incapable de me libérer.
Croquemitaine berbère
Tous les écrits portent implicitement ou explicitement la marque du croquemitaine berbère. Il n’est pas indifférent de signaler que la plupart des participants à cette levée de bouclier chassent en meute et qu’ils sont, pour beaucoup, originaires de l’ouest du pays. Il ne viendrait à personne l’idée de leur signifier que cette réaction peut être interprétée comme une coterie régionaliste. Le régionalisme est implicitement admis comme une consubstantialité de l’origine kabyle.
Comme il ne s’agit pas de sombrer dans la paranoïa en présupposant que toutes les charges ont été synchronisées, on peut comprendre que l’appréhension « du danger kabyle » est latente, qu’elle est puissamment intériorisée et qu’elle est, au moins inconsciemment, partagée.
Est-ce plus rassurant pour notre avenir commun ?
Dans l’épisode polémique en cours, Mme Malika Rahal, historienne, déclare au journal El Watan du 9 janvier 2015 qu’elle a « lu avec beaucoup d’intérêt le livre de Said Sadi tout en le reliant très clairement au parcours politique de l’auteur » ; ce qui suggère que j’ai écrit un livre subliminal sur Amirouche pour, en réalité, calquer mon parcours sur celui du colonel de la wilaya III. Admettons. Par définition, les héros positifs ont vocation à nourrir les constructions citoyennes à travers des processus d’identification à des images valorisantes puisées dans le roman national. Convenons que cette évidence soit inopportune chez nous. Une fois l’immersion dans cette joyeuse psychanalyse faite, la suite de l’analyse réintègre derechef le sillon convenu. Apprécions : « il me semble que certains acteurs instrumentalisent le passé pour un intérêt immédiat, pour remplir le vide politique, créer de l’agitation, attirer l’attention sur eux-mêmes… Comme historienne, je trouve cela pénible, comme citoyenne je trouve cela insupportable…». Il y a de cela quelques années, j’étais accusé de saturer la scène politique par un déluge de propositions auxquelles elle n’était pas préparée : question identitaire ; droits de l’homme, laïcité, abrogation du code de la famille, économie sociale de marché, libération du foncier agricole et industriel, rééchelonnement de la dette extérieure, régionalisation…
Les esprits les mieux disposés notaient que j’étais « en avance sur mon époque » pendant que les tenants des constantes nationales me pourfendaient en tant en tant dirigeant incapable de mesurer les capacités d’absorption de son peuple. Me voici maintenant coupable d’inventer des « histoires » pour masquer la vacuité d’un discours politique ! Cette incohérence mise à part, quel rapport ont ces savantes allusions avec le contenu d’un livre sensé être le premier centre d’intérêt d’une historienne ?
Quelle différence entre Kafi qui condamne un livre qu’il n’a pas lu et une spécialiste qui s’égare dans ce qu’elle croit pouvoir imputer à l’auteur pour le stigmatiser, faute de trouver du grain à moudre dans la chair de son écrit ?
Autre universitaire qui s’est démarqué de l’ubuesque auto-saisine du parquet, Sofiane Kadri, qui précise ne s’être « jamais senti proche des idées de Said Sadi », ce qui est son bon droit, avant de livrer le fond de sa pensée : « les discours de Said Sadi tournent autour de polémiques qu’il a créées depuis quelques années… ». Le press-book des charges lancées contre le livre dépasse les mille cinq-cents pages. Ce serait néanmoins moi qui entretiens la polémique. On connaît l’histoire du promeneur qui a été piétiné par un passant acariâtre et qui a été sommé de s’excuser pour avoir mis son pied sous celui de son vis à vis.
Plus attendue est la sortie d’Addi Lahouari, vieux contempteur des Amazighs qui ne veulent pas admettre que l’Afrique du nord soit fondue dans le monde arabe et qui, en irrédentistes ataviques, refusent de transcrire leur langue en caractères arabes. L’angle d’approche est identique à tous les autres. Une fois l’auto-saisine du parquet dénoncée, la compulsion fuse : « quand Said Sadi parle de Bella cela en dit plus sur lui même que sur Ben Bella. » Amen. Pourquoi des divergences qui peuvent être traitées par le débat, au besoin contradictoire, doivent-elles toujours emprunter le couloir du jugement ou de l’invective ?
Évitement symptomatique
Tous les accusateurs ont évacué la seule chose qui méritait d’être tranchée. Les faits relatés et les documents produits sont-ils véridiques ou non et, surtout, ne dérogeant pas à ce qui relève d’une censure morale participant de l’interdit incestueux, ils ont, sans exception aucune, fait l’impasse sur l’une des violences les plus traumatisantes de notre histoire de la guerre et l’après-guerre : la confiscation des restes de deux colonels de l’ALN au lendemain de l’indépendance. Cette désertion intellectuelle et morale n’est pas le fait de médias para-publics conçus pour polluer la scène politique, elle est le fait de celles et ceux dont on était en droit de penser qu’ils refuseraient d’insulter l’avenir. L’élite n’est pas seulement démissionnaire, elle a renoncé à son devoir d’humanité et cela représente une vraie hypothèque sur le futur.
Que nous disent, au delà des personnes, ces afflictions morales, ces rigidités mentales et ces désarrois intellectuels qu’on aurait tort d’ignorer mais qu’on aurait tout aussi tort d’analyser sous le seul éclairage des profils psychologiques de leurs auteurs ? Autant de dérives et d’inconséquences constatées à ce niveau de responsabilité et de compétence ne sauraient trouver des explications pertinentes et exhaustives dans les seuls tourments ou faiblesses des individus. Ce sont là d’abord des signes qui révèlent la profondeur de la crise éthique qui affecte notre intelligentsia.
Commençons par décrypter le plus simple.
Il y a, dans un système politique, qui fédère des groupes sociaux dépassant les cercles du pouvoir, un consensus pour une omerta sur l’histoire. Cette omerta s’hystérise quand elle concerne la Kabylie, surtout si l’auteur est considéré comme une personne qui n’est pas lestée par le complexe qui habite beaucoup de responsables issus de cette région et qui ont intégré la culpabilité du sous-citoyen tenu de donner des gages d’assimilation dans la matrice arabo-islamique, placenta exclusif où peut éclore la légitimité algérienne.
Pour des raisons tenant à la puissance du tropisme régionaliste qui, dans l’état de la formation de la conscience politique actuelle, transcende les adhésions partisanes ou les convictions idéologiques, l’exploitation du domaine historique reste un champ de bataille. Divers groupes veulent se réserver des pré-carrés d’où doit être exclus le citoyen. Il n’est pas interdit de dire, en cercle fermé, qu’Amirouche, Haoues et Lotfi ont été interceptés par l’armée française à cause de codes radios supposés avoir été sécurisés par le MALG, mais il est convenu que ces informations doivent demeurer confidentielles et être inaccessibles à l’opinion publique, inapte et inéligible aux vérités de sa nation.
Opacité idéologique
Il y a deux semaines de cela, je discutais dans une veillée funèbre avec Ali Haroun, auteur d’un remarquable ouvrage sur la fédération de France du FLN. Évidemment nous avions abordé la question de la déviation messaliste et des coûts humains, politiques et militaires que cette mouvance a infligé au FLN en Europe avec la complicité et, en certaines occasions, le soutien actif de la police française. Puis un conseiller à la présidence s’était immiscé dans nos échanges pour estimer que même quand les faits sont avérés, il convenait d’être très prudent car la nation est fragile et que ses mythes fondateurs, quand bien même seraient-ils discutables et même contestables, doivent être préservés des expositions trop transparentes. L’homme me connaissait de longue date. Il savait fort bien que l’antienne de la jeune nation à ménager, dont il connaissait lui-même l’inanité, ne pouvait pas m’avoir échappé. En dépit de nos positionnements qui divergent de tout temps et à peu près sur tous les sujets, il ne désespérait pas de m’associer à la coalition des privilégiés qui doivent savoir maintenir les débats sérieux à l’écart de la curiosité populaire.
Je lui ai fait remarquer que cette condescendance à la limite du mépris opposée aux attentes des citoyens n’était ni souhaitable ni même efficace et qu’en tout état de cause, les choses finissent toujours par sortir et nous revenir par des canaux extérieurs dont on peut supposer que, pour certains d’entre eux au moins, ils ne sont pas indemnes d’arrière-pensées. Quand j’ai ajouté que c’est précisément parce que l’histoire de la guerre de libération occupe une place essentielle dans la construction de la représentation politique et symbolique du pays qu’il ne fallait pas recourir aux falsifications, le conseiller n’a pas insisté; mais il n’a pas pu s’empêcher d’en appeler à l’argutie de la responsabilité qui doit protéger de lui même l’Algérien « immature et imprévisible ».
Double tutelle
Cependant, et il n’est pas superflu d’y revenir, dans ce charivari, les signes les plus péjoratifs pour notre avenir nous ont été offerts par les universitaires. On savait que les sciences humaines, quand elles sont tolérées, et les supports où elle s’élabore sont soumis aux recommandations ou injonctions du pouvoir politique. La séquence actuelle souligne une autre dépendance qui peut être autrement plus dommageable sur les long et moyen termes pour la construction de la pensée critique si on persiste à ignorer le problème.
On a souvent averti contre les effets de l’alignement automatique des universitaires arabisants sur les thèses proche et moyen oriental. Ce n’est pas le seul handicap qui pèse sur les élaborations conceptuelles de nos chercheurs. L’autonomie et la crédibilité de nos intellectuels francisants sont trop souvent soumises à l’arbitrage et à la validation de l’élite parisienne, largement dominée par le courant socialiste dont on connaît les marécages où il a fait macérer la question algérienne avant, pendant et après la guerre.
Dans un même élan, les historiens nationaux rejettent toute similitude entre Pétain et Messali. Pourtant, plus qu’une ressemblance, il y a un vrai parallélisme des deux destins. Sans rentrer dans les détails, on peut observer que l’engagement radical dans l’ENA de l’Algérien fait écho à l’héroïsme de Verdun chez le Français, que la flamboyante revendication d’un nationalisme émergent en Afrique du nord en 1926 est le symétrique d’un mole où a pu s’arrimer un patriotisme dérivant dans les années 20 et 30 en France. Même dans la déchéance, les arguments avancés par l’un et l’autre se superposent. Lors de son procès, Pétain explique que l’armistice était la seule voie possible pour sauver la France contre l’occupant après avoir vilipendé quatre ans durant un général fougueux et immature qui avait cru possible de résister à une déferlante planétaire à partir de Londres. C’est au mot près la même litote qui meublera le discours de Messali à partir de 1954 quand il condamnera l’insurrection armée en décrétant qu’elle était l’expression d’un amateurisme criminel. Cette superposition des pensées et cheminements sera niée par les gauchistes français, indéfectibles compagnons de route du vieux leader algérien, et qui ont été les premiers à préempter l’écriture du messalisme. Leur analyse ne tardera pas à faire école auprès des historiens français qui la grefferont chez leurs collègues algériens lesquels, à leur tour, assureront que les deux parcours ne sauraient être comparés au motif que le problème algérien relève d’une autre forme de « complexité ». Pétain est indigne de la grandeur française, la dérive messaliste est compatible avec l’histoire malléable d’une nation expérimentale. Et ça marche. Les maitres ont parlé, les disciples suivent.
Peuple souverain
Écoutons Ali Haroun, membre de la fédération de France du FLN qui eut toute la latitude de voir la profondeur, la violence et l’irrationalité criminelle du messalisme longtemps couvertes et légitimées par la presse de gauche française : « Près de quarante ans après la fin de la seconde guerre mondiale, les Français n’ont pas encore convenu de ramener à Verdun les cendres de Pétain… Que peuvent penser aujourd’hui les Algériens de Messali ? Certainement que des milliers de vies humaines et celles d’hommes sincères et vaillants eussent été épargnées, si dominant son orgueil, dépassant son amour propre, le « père du nationalisme algérien » avait enfin reconnu que ses enfants ayant grandi, il leur appartenait de diriger le combat final… Dans l’existence hors du commun de Messali Hadj, les ombres du MNA ont complétement obscurci les lumières de l’Étoile nord-Africaine. »
Une fois de plus, dans la construction et la valorisation des référents de la nation, ce sont les acteurs de terrain qui suppléent la défaillance scientifique et éthique des élites.
Un demi-siècle après l’indépendance, la fascination de l’exemplarité blanche hypnotise toujours l’universitaire algérien. Au point de le convaincre que ce qui est inacceptable pour le Français peut être concevable voire souhaitable pour l’Algérien.
Cette attraction vaut pour d’autres pans de l’encadrement national.
La dernière opération de ce funambulisme intellectuel vient de nous être administrée à travers l’exploitation du gaz de schiste : interdit chez eux, les Français le recommandent et s’apprêtent à l’extraire chez leurs voisins du sud… qui en conviennent.
Là aussi, c’est la base populaire qui a, dans un exceptionnel élan patriotique, suppléé l’aliénation des élites bureaucratiques. Autre symptôme de la prétention parisienne : le traitement politique et médiatique réservé aux derniers attentats qui ont ensanglanté la capitale française. Il est exemplaire de ce balancier qui condamne au nord ce qu’il justifie, quand il ne l’encourage pas au sud. Aujourd’hui, l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, décimé par la folie intégriste, et auquel j’ai toujours apporté mon soutien, est hébergé par le quotidien Libération dont le directeur Laurent Joffrin, qui a exercé entretemps d’autres responsabilités, occupait le même poste dans les années de folie terroriste qui endeuillait l’Algérie. Pendant de longues, de très longues années, la ligne éditoriale de Libération était intangible. Pas un mot du courant démocrate en bute au terrorisme ne devait figurer dans ses colonnes. Il se trouve que j’ai été impliqué dans la demande de trois chroniqueurs de la presse algéroise ayant décidé de donner la réplique à trois de leurs compatriotes qui avaient publié dans le quotidien français une tribune s’en prenant violemment aux « éradicateurs », suppôts des généraux et ignorants des réalités de leur propre pays. Bien évidemment, la question de l’heure n’est pas de relancer la philippique entre « éradicateurs et réconciliateurs » mais de souligner le grand écart moral dont s’accommode la tutelle française quand il faut parler de l’Algérie. J’avais alerté la plupart des éditorialistes parisiens pour intercéder auprès de la rédaction de Libération afin de permettre la publication d’un autre avis que celui des « romains » célébrés à longueur de pages. Les trois chroniqueurs étaient d’autant plus fondés à se faire entendre qu’ils venaient d’enterrer, en la personne de Tahar Djaout, un de leur confrère les plus talentueux. Rien n’y fit. Aucun avis opposé à l’inévitable et nécessaire projet théocratique en Algérie ne passera dans le média qui affiche aujourd’hui une disponibilité sacrale à des journalistes victimes du même fléau que celui a fauché des dizaines de plumes algériennes. L’origine de la violence meurtrière est la même. Seules les victimes ont changé. Vérité en-deçà, erreur au-delà des Pyrénées…
Bégaiement de l’histoire
Il y a de cela bientôt 60 ans, un certain 20 août et à quelques encablures du lieu où nous devisons aujourd’hui, des hommes qui rêvaient d’une Algérie démocratique et sociale avaient posé un postulat : « la révolution algérienne n’est inféodée ni au Caire, ni à Moscou ni à Londres ni à Washington ». L’histoire bégaie. La guerre a changé de nature mais les périls sont les mêmes. Il faudra bien que les élites algériennes, faisant parler leur conscience, assument une université algérienne qui ne soit inféodée ni au Caire ni à Paris ni à Moscou ni à Washington.
À nous de faire en sorte que plus jamais le Fathi Dib qui s’était réjoui qu’après la Soummam, je le cite, Abane « ne savait pas ce qui l’attendait » et autre Aussares qui a éliminé Ben M’hidi alors qu’il était militairement neutralisé ne contrarient plus jamais notre destin.
On parle souvent, et à juste titre, de la nécessité de protéger et de récupérer notre souveraineté économique. Les patriotes algériens sont maintenant mis en demeure de libérer des tutelles mutilantes la réflexion nationale.
Dès que la latitude est laissée aux dirigeants ou à leur relais, l’histoire est assaisonnée selon les opportunités du moment. Le dernier outrage en date vient d’être infligé à Krim Belkacem dont le film qui lui est consacré est un reniement de ce que fut la vie et le combat de cet homme. Son parcours a été aseptisé, ses prises de position sur la crise de l’OAS, qu’il fut le seul à assumer politiquement pour sauver la capitale, sont escamotées, l’opposition qu’il a menée contre le parti unique ou sa fin tragique ont été cyniquement censurées. La langue amazigh est fossilisée dans deux borborygmes…Mais il fallait qu’après mille et une interférences et recommandations, le film sorte maintenant et dans cette présentation. Une moudjahida qui a bien connu le « lion des djebels », écœurée par tant de gâchis, a avoué avoir été empêchée de quitter la salle lors de la projection de la première.
La collecte des données historiques, leur présentation, leur confrontation sont un devoir qui nous incombe à tous. Ce travail doit être du domaine public. C’est la seule façon d’éviter que les divers pouvoirs, qu’ils soient politiques, universitaires, médiatiques ou économiques, pour l’instant tous en déficit de légitimité, confisquent ce qui fonde la conscience citoyenne.
Ce n’est pas le trop plein de vérité qui menace l’édification d’une jeune nation, c’est la déflagration de la mystification de sa mémoire vive qui a conduit à une mise en sursis de notre vécu collectif.
Il y a eu trop de mensonges, trop de violences trop de manipulations dans l’opération de dépossession de ce qu’un peuple a de plus sacré : son passé, c’est à dire la matrice de son avenir.
Pour des raisons le plus souvent vénales mais aussi à cause de ce manque confiance en soi qui, malheureusement, conduit toujours à la haine de soi, l’Algérie, mimant les uns et subissant les autres, n’a jamais pu parler à son histoire pour appréhender librement et sereinement son destin.
Combien de gouvernements se sont présentés devant le peuple algérien pour demander sa confiance sur la base de leur bilan ou d’un projet ? Tous se sont légitimés en tant que « pouvoir révolutionnaire adossé à une famille révolutionnaire ». Un pouvoir qui se sacralise de la sorte est, par essence, inaccessible à la critique.
En Algérie, et aujourd’hui plus que jamais, l’histoire ne saurait être réductible à un denrée fossilisée dans un package soumis au pouvoir discrétionnaire des sectes.
C’est un enjeu qui renvoie à un passé nié, mutilé ou détourné et qui finit par être la résultante d’équilibres politiques régis par la violence ou la conséquence de compromis douteux passés entre le pouvoir et les élites clientélisées ; c’est d’abord un enjeu qui renseigne sur l’affaissement de la vigueur morale du pays.
Courage moral
Néanmoins, connaitre les faits, initier et encourager la recherche pour la découverte de réalités lumineuses, discutables ou sombres, suffit-il à resituer la problématique de l’histoire politique dans une conjoncture où toutes les normes, tous les fards, toutes les autorités sont remis en question par la précipitation d’évènements que l’on n’a pas vu venir et par la dilution des artifices institutionnels dont il nous faut bien mesurer l’inadaptation et le discrédit à travers des manifestations populaires chaque jour plus réfractaires ?
Dans le grand chambardement qui s’annonce, les provocations politiques, judiciaires ou médiatiques, si aveugles ou si grossières soient-elles, ne doivent pas nous autoriser à leur opposer des méthodes similaires.
Je sais, moi aussi, combien est grande l’exaspération dans cette région. Je sais aussi combien il peut être tentant de céder à l’appel des raccourcis et des formules lapidaires. J’ai éprouvé à maintes et maintes reprises les injustices, les sarcasmes et la violence qui disqualifient une proposition pour le simple fait qu’elle est portée par une femme ou un homme issu de cette région. J’entends, et je les ai endurés plus que d’autres, les sectarismes qui ont nié les sacrifices et les apports de la Kabylie à la collectivité nationale. Je comprends que l’on se désespère de voir que ceux qui tressent des lauriers à Messali sont ceux qui accusent Abane de trahison après l’avoir assassiné.
Bien sûr que de telles vilénies, venant des sources officielles ou de cercles satellites du pouvoir, peuvent induire du ressentiment, nourrir de la colère et inviter à une réaction qui renie le débat pour lui substituer l’appel aux ruptures définitives.
Ces constations faites, est-il pour autant permis de reproduire des réponses symétriques face aux abus dont on est victime, que l’on dénonce et que l’on combat légitimement ?
On peut se poser la question.
C’est parce que le passif historique, politique, culturel et économique est ancien et lourd qu’il convient de le traiter avec sérénité, lucidité et raison ; que nous devons faire le difficile mais nécessaire effort de le restituer dans un contexte national éruptif, un environnement géopolitique qui a muté et qui impactera durement les mimétismes institutionnels néo-coloniaux dans lesquels des dirigeants populistes ont cru trouver des schémas de gouvernance prêts à l’emploi et qui les dispensent de la réflexion, de l’écoute et de l’imagination.
Pour que le prochain départ ne soit pas un toboggan dont nul ne contrôle ni la pente ni l’issue, il faut que la matrice et la méthode du traitement de l’histoire se libèrent des contingences sectaires, des attractions subjectives de l’orientalisme et des prétentions parisiennes, autant de handicaps qui s’imbriquent et se nourrissent l’un l’autre dans un système de protectorat hors d’époque.
Quelle alternative peut-on offrir au pays en attendant que ces artifices institutionnels franchisés soient repensés et recalibrés dans une édification légitimée par un processus démocratique ?
À travers la rencontre d’aujourd’hui, nous apportons l’une des démonstrations les plus pertinentes de ce qu’il convient de faire. On aurait tort de sous-estimer l’appétence culturelle et politique de nos concitoyens.
Mais avant d’aller plus loin, je voudrais introduire un préalable à la suite de mon exposé. Pour moi qui n’exerce plus aucune responsabilité organique, l’appel à la mobilisation citoyenne n’implique pas, comme on l’entend trop souvent, stigmatisation du militantisme partisan. On ne rendra jamais assez hommage à ces femmes et à ces hommes qui consacrent leur temps, leur énergie et souvent leur maigres moyens pour défendre les options qu’ils croient être les plus dignes de leur peuple. Les démissions ou les trahisons qu’on leur oppose pour disqualifier leur action donnent encore plus de sens à l’engagement de celles et ceux qui sont restés fidèles à leurs idéaux.
Culture ressource
Rien ne serait plus dévastateur pour la perspective démocratique que de voir l’émancipation culturelle qui s’ébroue et, dont je vais traiter maintenant, être utilisée contre les militants restés sur le terrain de l’opposition et qui luttent avec une abnégation qui force l’admiration.
Cela étant posé, essayons maintenant de faire une évaluation des acquis démocratiques de ces trente dernières années. Si l’on devait écouter ce qui veulent nous exclure du débat sur l’histoire, la question amazigh serait toujours décriée comme un stigmate des manœuvres des pères blancs, le dossier des droits de l’homme l’instrument des étrangers qui visent à attenter à notre justice révolutionnaire, le pluralisme politique et syndical une notion bourgeoise avancée par la réaction contre les acquis du socialisme spécifique, la séparation du culte du champ politique, dans un monde où la sécularisation recouvre la géopolitique démocratique, serait une atteinte aux constantes nationales; la libération de la femme un attentat à notre honneur, la mise en perspective de l’État conforme à l’histoire et à la sociologie du pays, et dont la régionalisation est la clé de voute, une menace pour l’unité et la cohésion de la nation… Tous les dossiers appelant des réformes structurelles ont été initiés en dehors et, le plus souvent, contre le pouvoir.
Les concessions démocratiques, d’ailleurs aussitôt reniées, sont toujours des effractions subies par le régime.
Mais la vie réelle, celle qui porte l’espérance algérienne est forte d’accumulations de luttes des militants de l’opposition ou de la société civile dont il faut bien identifier les ressorts et le génie propre, car ces énergies, insolubles dans les manipulations prédatrices, sont les clés de l’avenir.
Dès la sortie de son premier roman, Mouloud Mammeri a été durement ostracisé par les conservateurs du mouvement national, il reste un des romanciers auquel la jeunesse se réfère le plus même si une majorité n’a pas lu un de ses ouvrages. Le dramaturge Kateb Yacine est mort sans avoir pu faire jouer une ses pièces à la télévision algérienne; il demeure la référence de l’insoumission intellectuelle dans un pays où le pouvoir politique, on l’a vu, a subordonné la production universitaire. Les chants de Matoub Lounes rythment les espoirs de trois générations sans être jamais passés sur les médias audiovisuels officiels…
Pourquoi ces proscrits des instances étatiques habitent-ils les cœurs et les âmes de notre peuple ? Parce que les uns et les autres, les uns comme les autres n’ont pas cherché à complaire mais à s’inscrire dans le sens de l’histoire.
Par ce que, comme certains d’entre nous ont eu le mérite de le dire et de le faire, ils n’ont pas choisi les chemins les plus faciles mais les plus justes.
Mammeri, Yacine, Matoub, voilà des exemples qui devraient parler à nos impatiences actuelles.
La culture qui libère et construit dans la durée la mémoire collective s’est élaborée en dehors des cadres officiels. Les organisations qui remettent les vraies problématiques au centre du débat public sont des structures dont les animateurs sont des relais de préoccupations ignorées ou combattues par le régime.
Et comme à chaque fois que les vents contraires baissent d’intensité c’est vers la vérité de l’histoire, celle du terrain qui enfante les foules de partisans qu’il faut se tourner.
Avenir en marche
Cette culture est dynamique et opérationnelle parce qu’elle n’est pas commanditée. Il faut bien admettre que durant ces vingt dernières années cette capacité à parler aux consciences et à l’histoire a périclité. Les raisons de ce reflux sont nombreuses et complexes. Des disponibilités financières quasiment sans limites dédiées à la consommation facile ont parasité et corrompu valeurs de dévouement et supports sociologiques symbolisant ou portant la pérennité des actes structurants. Des erreurs des porteurs d’alternatives, qu’ils soient politiques ou culturels, n’ont pas permis de donner une plus grande amplitude aux luttes qui avaient fissuré le parti unique tout en ouvrant des brèches dans le glacis de l’hégémonie du conservatisme arabo-islamique. La conception pacifique adoptée par le mouvement démocratique a été sévèrement contrainte par la double violence du pouvoir et de l’intégrisme… Toutes ces données et bien d’autres choses ont influé sur la dynamique post parti unique et il faudra maintenant prendre le temps de l’analyse critique des apports et des limites d’avril 80.
Il n’empêche. Aujourd’hui, des prémices d’un redémarrage apparaissent. Après des années de léthargie, la chanson kabyle, voyant cardinal dans le tableau de bord culturel, bourgeonne à nouveau. Des Mouloud Zedek, des Oualhlou ou des slameurs comme le jeune Amirouche n’auraient pas rencontré leur public, en tout cas pas aussi rapidement et avec un tel engouement, il y a à peine une dizaine d’années de cela. Des cinéastes amateurs s’emploient à réaliser des films à thèmes, y compris dans les hameaux les plus reculés. Il y a trois semaines, un ancien de 1980 me faisait part à Akbou de sa décision de lancer une maison d’édition dédiée à tous les auteurs qui ont colligé et consigné des séquences historiques ou des scènes quotidiennes de leur lieu de vie… Des troupes de théâtre, certes de valeur inégale, sortent d’un marécage écrasé par le rouleau compresseur des associations religieuses et participent aux festivités des villages.
On peut supposer que cette dynamique ira en s’amplifiant. D’une part, le tsunami de la culture de commande connaît un recul mécanique avec l’épuisement des subsides qui lui assuraient une vie artificielle, d’autre part, l’irruption d’internet permet de court- circuiter les réseaux officiels par la mise à disposition instantanée du produit culturel.
Cette effervescence construit des exigences qui freinent le recours à la "bazardisation" de la culture. Informel au début, cet environnement finit par peser sur la cité qui, à son tour, dicte ses codes à la structure officielle.
Depuis les polémiques de ces dernières années sur l’histoire, les universités de Tizi-Ouzou, de Bgayet ou de Bouira, longtemps déconnectées de leur terreau, ont été plus sensibles aux passés et aux potentiels de leurs territoires. Il faudra encore du temps avant de cautériser les failles déontologiques où prolifère le populisme ennemi de l’excellence. Malgré cette régression, des enseignants orientent déjà leurs étudiants vers des mémoires sur les ouvrages, les événements ou les acteurs relevant de leur région et des colloques se suivent sur des sujets imposés par les demandes exprimées d’abord à la périphérie des institutions.
La synergie est forte.
Concomitamment à cet encerclement vertueux des bastions du régime, la pression de l’opinion publique s’exerce aussi sur des élites tentées par le confort de l’alignement sur la vulgate officielle ou tétanisées par une administration tatillonne.
Un classique : la peur est entrain de changer de camp.
Les intelligences et les énergies désertent le camp du mercenariat pour servir le rêve enchanteur.
Il y a deux semaines, deux universitaires de haut rang étaient venus s’adresser à des milliers des citoyens rassemblés dans mon village d’Aghrib à l’occasion de Yennayer. Ils ont parlé en kabyle et traité des origines du nouvel an amazigh et des cicatrices occasionnées par les invasions à la personnalité des peuples asservis. Cette immersion des élites dans l’humus culturel sur lequel elles élaborent leur science est un signe qui ne trompe pas.
Quand les valeurs morales traversent le corps social, quand les référents culturels, intégrés par tous, sont les vecteurs des échanges, il est rare que la démagogie ou les surenchères qui prospèrent dans les phases de régression morale et de marasme social prévalent dans la collectivité.
Leçon kabyle
Il ne faut pas sous-évaluer les impacts politiques et psychologiques des actions menées par les militants politiques et associatifs en Kabylie. Le devoir de militance fait école. Une des contrées du pays les plus domestiquées était le sud. Le système avait ses notables, vigiles tutélaires avec leurs privilèges indus et dont le prix était le recrutement de leur progéniture dans la soumission. En quelques petites années cet ordre féodal, patiemment et méthodiquement élaboré, s’effondre. Les jeunes chômeurs de Ouargla, les nouvelles générations du Mzab ou les étudiants touaregues ont naturellement fait converger leurs aspirations autour de droits dont leurs parents avaient accepté d’être dépossédés. Ce qui fédère le grand sud est un écho à une forme de mobilisation jusque là circonscrite à la seule Kabylie.
Au sud aussi, la population fait corps autour d’élites contestataires, elle s’organise dans la durée et assume un combat politique et économique cohérent qui n’est plus du registre de la jacquerie.
Le projet de régionalisation, diabolisé par le pouvoir quand il était localisé en Kabylie, prend forme sur d’autres terres. En exigeant l’arrêt sans conditions de l’exploitation du gaz de schiste, les citoyens soulèvent un triple problème :
– Décider de la façon dont doit être géré le potentiel économique de leur contrée;
– Refuser de servir de terrain d’expérience à des entreprises qui se voient interdire de procéder aux mêmes opérations dans leur propre pays ;
– Assumer sa responsabilité envers son environnement et les générations futures en demandant à connaître tous les tenants et aboutissants d’une exploitation dont les impacts sur le potentiel écologique sont encore dans l’incertitude.
– Cela s’appelle l’arbitrage citoyen dans un État de droit, ce qui oblige à une représentation institutionnelle qui est l’image inversée de la bureaucratie tentaculaire d’aujourd’hui.
Ébranlé, le pouvoir, s’emploie à « arouchiser » la contestation du sud en tentant la subornation et en suscitant une méfiance ou même une adversité contre l’opposition. La réponse est tactique. Le problème est éminemment stratégique.
Indépendamment des suites que connaitra ce mouvement, ces manifestations ont sonné le glas d’un mode de gouvernance désuet. Quelle que soit l’issue de ce conflit, plus rien ne sera comme avant au sud. Les Sahariens ont gagné leur droit à l’écoute et à la représentation démocratique.
Hier la Kabylie exigeait le respect de son héritage historique, culturel et linguistique au nom des libertés démocratiques, aujourd’hui le grand sud se lève pour protéger son environnement économique et écologique, c’est à dire arracher le droit de décider de la façon dont un mode de vie qui a traversé des temps immémoriaux doit être décliné et adapté au monde d’aujourd’hui.
Quand la culture civique organise le lien social, le slogan, outil privilégié de la propagande, est inopérant. Dans ces conjonctures privilégiées, la mémoire fabrique de l’intelligence qui donne du sens au passé, lequel, devenant école, est appréhendé dans sa pleine vérité avec ses acquis, ses bégaiements et ses ruptures.
Les événements politiques d’hier comme ceux d’aujourd’hui ne sont pas seulement connus dans leur réalité, ils sont connectés par le besoin collectif à l’estime de soi qui fait les grands destins. Il des phases où la culture potentialise l’histoire.
L’histoire ne doit pas seulement être connue de tous, elle doit être entendue dans ses enseignements généraux et partagée par tous; ce qui implique la mise en alerte de la culture citoyenne.
Zik neqqar :
agdud mebla idles am umdan mebla iles
Assa agi nezmer a-d nini :
Amezruy mebla idles
Am ufud mebla ives.
Tanemmirt nwen.
Bgayet 24 janvier 2015.
(http://www.tsa-algerie.com/2015/01/24/document-le-textede-la-conference-de-said-sadi-a-bejaia/)