LE FIGARO.FR - 11.04.2014
par Nadjet Cherigui(*)
REPORTAGE - Le 17 avril prochain, lors des élections, le président Bouteflika devrait sans surprise être réélu pour un quatrième mandat. Face à un dirigeant moribond et un islamisme rampant, la population algérienne hésite entre fatalisme et révolte.
«Achète-moi un mouton!» lance Tahla, 5 ans, à la façon du Petit Prince, tandis qu'il avance aux côtés de son père dans les ruelles étroites et sinueuses de la vielle casbah d'Alger. Habib, qui peine à joindre les deux bouts en travaillant comme taxi clandestin, se sent incapable d'expliquer la complexité et la précarité de leur situation. Le père de famille n'a pas les moyens d'acheter le mouton pour la fête de l'Aïd. Silencieux, le regard empli de désespoir, il sourit à son fils, sans un mot, pour ne pas le décevoir.
Pour Habib, comme pour beaucoup d'autres, la vie en Algérie se résume à un combat quotidien pour trouver de quoi subsister. Triste et fatigué, l'homme s'accroche à un peu d'optimisme et à sa seule richesse: sa voiture. « Je suis chanceux de l'avoir, dit Habib en passant sa main sur la carrosserie, presque avec tendresse. Cette voiture, j'ai pu l'acheter il y a deux ans grâce à un prêt d'État. Elle nous permet de survivre, mais j'ai tout de même encore beaucoup de difficultés à nourrir correctement ma famille.»
Une jeunesse sacrifiée dont la moitié est au chômage
Le pays le plus vaste du continent africain continue d'afficher une croissance économique positive grâce à ses ressources naturelles immenses, et en tirant l'essentiel de ses revenus de l'exportation des hydrocarbures. Mais cette richesse ne profite guère à la population. La majorité des Algériens comme Habib affrontent au quotidien des problèmes sociaux et économiques qui ne font que s'aggraver, qu'il s'agisse de l'accès à l'éducation, de la déliquescence du système de santé ou du manque criant de logements. Un tiers de la population algérienne a moins de 30 ans. Cette jeunesse, qui pourrait être un atout pour le pays, est sacrifiée: la moitié est au chômage, tandis que l'autre moitié, quand elle travaille, ne gagne qu'un salaire minimum fixé à tout juste 18.000 dinars, soit 170 euros.
Écœurés par le système en place, la plupart d'entre eux n'ont qu'un espoir: partir. «Nous ne rêvons que d'une chose: quitter notre pays.» Comme la plupart des jeunes, Hamed et Salem, la vingtaine désœuvrée, traînent leur désespoir à ne rien faire dans les rues d'Alger. «À quoi bon faire des études? lancent-ils, amers. Nous avons quitté l'école parce que ça ne sert à rien. On n'a aucune chance de trouver un boulot. Nos cousins et nos amis plus âgés sont bardés de diplômes universitaires inutiles. Ils sont éduqués mais, comme nous, au chômage.»
Chômage, désespoir, amertume forment un terreau propice aux intégristes.
C'est le cas de Majid, titulaire d'un master en communication. Le jeune homme n'a toujours pas trouvé de travail. Il vivote en travaillant dans l'atelier de confection de son oncle. «J'ai envoyé des centaines de CV, déplore Majid. Je cherche un travail dans mon domaine depuis de trop nombreuses années. Je m'accroche, mais je n'ai toujours rien en vue. C'est déprimant parfois, mais ce n'est pas si grave, sourit-il dans un élan d'optimisme en attrapant une paire de ciseaux. Pour le moment, je mets en pratique mes compétences en communication en découpant du tissu!»
Chômage, désespoir, amertume forment un terreau propice aux intégristes. À tout juste 22 ans, Majid est un exemple de cette jeunesse perdue, attirée et dangereusement manipulée par les religieux. «Ma vie n'avait aucun sens jusqu'à ce qu'on me montre la voie vers Allah», explique Majid en repliant soigneusement son tapis de prière. Exalté par un sentiment de fierté et de dignité retrouvées, le jeune homme explique sans complexe son dessein. «Mon objectif est clair aujourd'hui. Je dois œuvrer pour la mise en place d'un système islamique dans notre pays. Seul l'islam apportera justice à mes frères et sœurs qui souffrent entre les mains de nos odieux dirigeants. Ces hommes politiques ne sont rien d'autre que des marionnettes à la solde de l'Occident.»
L'ombre des islamistes plane encore sur le pays. Vainqueurs en 1991 d'élections législatives aussitôt annulées par le pouvoir en place, le pays plonge alors dans une guerre civile terrible. Dix années d'un affrontement fratricide qui laissera l'Algérie exsangue et aura fait près de 200.000 morts et des milliers de disparus. Actes terroristes, assassinats, enlèvements, viols et exécutions sommaires, durant cette décennie noire, la population a vécu dans la terreur, prise en étau et en otage entre le camp des islamistes et l'armée.
Après dix années de violence, la paix est conclue avec le très controversé référendum de la réconciliation nationale, voté en 2005. Cet accord imposé par le président Bouteflika, au pouvoir depuis quinze ans maintenant, garantit l'immunité aux islamistes qui acceptent de rendre les armes. Une fois amnistiés, l'État leur offre la possibilité de recommencer une nouvelle vie.
«Rendez-vous compte, le gouvernement a piétiné le droit et la mémoire des victimes! Elles sont niées, peste Said *, enseignant dans un établissement scolaire d'Alger. C'est une honte! Les Algériens honnêtes sont condamnés à lutter pour survivre sans aucun horizon, tandis que ces barbus reviennent parmi nous. Parfois ils s'installent tout près de leurs victimes qui, elles, n'ont même pas le droit de leur faire le moindre reproche sous peine de sanctions. Ils vivent confortablement grâce aux aides du gouvernement. Ils perçoivent 700 euros par mois pour continuer à empoisonner le cerveau de nos enfants.»
Mohamed est chauffeur de taxi dans la capitale. Les rues d'Alger saturées par le trafic automobile, il les connaît par cœur. Quant aux islamistes, il les a vus revenir au grand jour ces dernières années. L'homme, qui ne décolère pas, s'interrompt brusquement. Un 4 x 4 conduit par un homme à la barbe fournie vient de lui couper la route. «Regardez-moi celui-là! Avec ses sourates du Coran à plein tube, il se croit tout permis! Vous voyez, c'est notre quotidien avec ces barbus! Ils font la loi dans la rue! Comme cet individu qui écoute le Coran à fond avec son look de bon religieux. Pour lui, c'est normal de me passer devant en me faisant une queue de poisson. Mais les types comme lui n'ont aucune morale. Ce ne sont que des trafiquants et des profiteurs sans aucun respect pour la population.»
Pour al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), l'Algérie est devenue un vaste terrain de jeu. Ses frontières, aussi étendues que poreuses avec le grand désert du Sud, facilitent les trafics entre le Mali, la Tunisie et la Libye. Leur influence s'étend dorénavant jusqu'en haute Kabylie, région réputée pourtant peu favorable aux islamistes.
Les BCG: «barbe, claquettes et gandoura»
Leur présence n'a pas échappé à Myriam. Cette jeune étudiante a vu les «barbus» s'installer peu à peu sur les terres de sa Kabylie natale. «Mon cousin a fait le choix d'entrer en religion. Il s'est métamorphosé. Nous avons grandi, joué et étudié ensemble. Nous étions proches. Aujourd'hui, il baisse les yeux pour ne pas me regarder. Il ne me salue plus, simplement parce que je suis une femme. Il est devenu ce qu'on appelle un BCG (pour «barbe, claquettes et gandoura»). Il a forcé sa sœur à porter le niqab. A cause de cela, elle a raté l'opportunité d'un poste dans une banque. Maintenant, elle est condamnée à rester enfermée à la maison en attendant qu'on lui trouve un mari.»
Très présents et actifs dans l'ombre et surtout auprès de cette jeunesse algérienne désabusée, les islamistes ont décidé de déserter la scène politique. Les trois partis islamistes n'ont présenté aucun candidat à l'élection présidentielle et ont appelé les Algériens à un boycott des urnes le 17 avril prochain. «L'ennemi islamiste est déjà au pouvoir et déguisé en laïc, lâche Salima(*), une militante féministe installée à Alger. Le président Bouteflika, en bon stratège, a récupéré l'électorat islamiste traumatisé par les années noires de la guerre civile et les exactions des barbus. Bouteflika a progressivement islamisé son discours en s'appuyant sur des versets du Coran lors de ses allocutions. Il s'est positionné contre l'égalité de répartition de l'héritage entre garçon et fille, contre l'abrogation du code de la famille. Les membres de son gouvernement en costume et cravate sont des barbus déguisés. Il n'y a qu'à regarder les rues algériennes pour s'en rendre compte. Notre société est plus “foularisée” aujourd'hui qu'à l'époque de la terreur islamiste. Cependant, s'ils sont dépossédés du champ politique, les islamistes ne se privent pas de travailler dans l'ombre en endoctrinant les jeunes. Ils sont moins visibles, mais toujours actifs. Nous devons nous montrer vigilants et ne pas sous-estimer leur pouvoir de nuisance. Ils sont toujours capables de replonger notre pays dans un cauchemar que personne ici ne veut revivre.»
(*) Le prénom a été changé.
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