France 24 - 11.04.2014
par Assiya Hamza
Alors que le mal-logement est l’un des principaux fléaux en Algérie, les habitants des bidonvilles se sentent délaissés par les autorités. Pour eux, la présidentielle du 17 avril est loin d’être un enjeu. Reportage.
Il est posé là, au milieu des tours d’une cité dortoir de Kouba, dans la banlieue d’Alger. Des carrés de parpaings sont alignés les uns à côté des autres, recouverts de morceaux inégaux de taule. Plusieurs dizaines de familles vivent ici, sur un champ agricole devenu le bidonville Ben Boulaïd, depuis des générations. Sur le bas-côté de la route, Hocine, 81 ans s’active au milieu des déchets. Dans sa gandoura beige, maculée de petites tâches plus sombres, le vieillard à la longue barbe blanche, semble à la recherche de plantes. "J’habite ici depuis 20 ans. La mairie est venue nous recenser il y a trois ans mais nous sommes toujours là. Seules quelques familles ont été relogées dans des chalets (préfabriqués, NDLR) à Eucalyptus", explique-t-il, las.
10 millions pour un gourbi
À 42 ans, Karima n’a connu que ces baraquements. "[Ils] étaient déjà là dans les années 1970", se souvient-elle en précisant qu’elle vient d’une famille de moudjahidines (combattants de la guerre d’Algérie, NDLR). En 1983, faute de moyens suffisants, c’est ici qu’elle a "acheté" avec son mari. Dix millions de dinars(*). Une fortune pour vivre dans un cloaque.
Pour ouvrir la porte d’entrée en ferraille rouillée, Djamel, son fils de 13 ans, escalade le mur d’enceinte. Ce n’est qu’une fois de l’autre côté qu’il peut ouvrir le verrou. "La serrure ne fonctionne pas. Il n’y a pas d’autre moyen pour entrer", explique-t-elle en poussant avec force pour refermer la porte derrière elle. À l’intérieur de la petite cour aux murs peints d’un blanc et bleu sales, une machine à laver travaillée par l’humidité surélevée par une palette en bois côtoie un petit réfrigérateur hors d’âge et de la vaisselle sale superposée sur une planche en formica. Un peu gênée, Karima se précipite sur la table de fortune pour "ranger un peu".
C’est ici, dans cette cuisine presque entièrement à ciel ouvert, qu’elle prépare depuis 20 ans les repas pour son mari et leurs quatre enfants. Un espace d’à peine 10 m² battu par les vents, desservant les autres pièces de la maison de fortune. À droite de l’entrée, des toilettes turques en guise de salle de bain. À l’intérieur, un bric-à-brac composé de bassines vides et de paniers en nylons. La porte au carreau largement éventré est recouverte d’un rideau rouge, usé par le temps. Juste à côté, le centre névralgique de la maisonnée : une petite pièce sombre dans laquelle le fils aîné de Karima finit sa nuit. "Nous dormons tous dans la même chambre", explique-t-elle, en réajustant son hidjab gris. La quadragénaire pointe du doigt les murs balafrés de larges lézardes surmontés de câbles électriques pendants. "Nous n’avons pas le droit de faire des travaux pour essayer d’arranger un peu et nous n’avons pas les moyens de partir ailleurs", soupire-t-elle.
L’élection présidentielle du 17 avril ? Karima soupire. "Je suis Algérienne, moi ? Quand j’aurai les mêmes droits que les autres, j’irai voter", claque-t-elle. "J’espère qu’un jour mes enfants quitteront ces baraques. Ce n’est pas une vie pour eux. Qui ne veut pas le meilleur pour les siens ?".
Des serpents et des rats
Il est presque midi. Sous un soleil déjà presque brûlant, des enfants s’amusent dans la rue. À chaque passe, leur ballon de plastique rose soulève des volutes de poussière. À quelques encablures, une course-poursuite s’engage entre deux chats hurlant à la mort. Mais personne n’y prête attention. Même pas Zoulikha. Âgée de 64 ans, elle a quitté la casbah d’Alger après son divorce, il y a 22 ans. Elle s’est alors retrouvée seule pour élever ses onze enfants. "On n’avait pas où aller", soupire-t-elle. Aujourd’hui, sept d’entre eux et trois brus vivent avec elle dans son deux pièces. Personne ne travaille. Les 600 dinars toujours perçus au titre de la retraite de sa mère décédée ne suffisent pas à "nourrir tout le monde à sa faim". Zoulikha s’avance vers le salon jaune clair. Derrière la porte d’entrée, une dizaine de matelas en éponge empilés les uns sur les autres. Plusieurs générations sont installées sur les quatre banquettes en bois qui forment un angle droit dans la pièce : sa tante, ses trois filles, deux petites-filles et un petit fils. "J’ai fait une demande de logement à la mairie mais personne n’est jamais venu nous voir", précise-t-elle. Interrogée sur le trafic de logements sociaux, Zoulikha sourit. "Bien sûr qu’il y en a mais pas ici. On sait ce que les gens ont ou pas (argent, NDLR). On se connaît tous". Car une fois l’obtention (réalisée) d’un logement social, certaines familles n’hésitent pas à le revendre à prix d’or. Faute de fichier national de bénéficiaires, elles peuvent revenir investir un nouveau gourbi dans un autre bidonville et formuler une nouvelle demande d’appartement. Un véritable business parallèle.
Dans un grand brouhaha, petits et grands racontent alors un quotidien de galères. Les chiens errants, les rats, les serpents, les inondations les jours de pluie, le froid l’hiver et l’étuve en été… "On range tous les vêtements dans des sacs en plastique mais s’il pleut tout est mouillé", précise la sexagénaire en montrant une grande armoire de l’autre côté de la pièce. "On ne peut pas dormir tranquillement, il faut toujours tout surveiller", ajoute sa fille cadette.
"Les gens des baraques, ils ne votent pas"
Asthme, tuberculose, maladies de peau, infections…. Le bidonville est un bouillon de cultures à grande échelle. "Quand mes enfants sont malades, je dois me débrouiller pour les soigner car je ne peux pas acheter de médicaments. Mon mari est au chômage et pour avoir une assurance maladie il faut travailler", déplore Fatima en enlaçant l’une de ses filles. Mère de six enfants à 35 ans, elle s’est mariée avec un homme du bidonville. "Nous vivons serrés comme des sardines". Le visage engoncé dans un voile noir parsemé de sequins turquoise, Fatima raconte les petites humiliations quotidiennes. "La dernière ne veut plus aller à l’école parce qu’on lui dit que c’est une fille des baraques. Même les professeurs la dénigrent. Maintenant, elle a tellement honte qu’elle ment quand on lui demande où elle vit". Fatima scrute sa fille. "On n'est pas des Algériens. On nous met de côté", s’indigne Krimo, la casquette vissée à l’envers sur la tête. "Pour construire la place du métro, ils ont détruit les baraques et relogé les gens dans des chalets. Ils savent trouver des solutions quand ça les arrange. Nous, on ne les intéresse pas".
Fathia, la tante de Zoulikha, interrompt l’adolescent. "Je vis ici depuis 25 ans. On en a marre. Un de mes fils a été arrêté parce qu’il avait installé une table dehors pour revendre des couvertures et d’autres bricoles qu’il avait achetées pour faire un peu de commerce. On lui a tout confisqué ! Pourquoi ils ne s’intéressent pas aux vrais voyous ? Ils s’acharnent sur nous parce qu’on vit là, c’est tout !", lance Fathia en s’agitant. Soudain, c’est l’explosion. "Il vaut mieux que Bouteflika meurt ! Il n’a jamais rien fait. Il nous faut quelqu’un qui s’occupe des jeunes, leur donne du travail et des logements", lance-t-elle, ses yeux bleus-gris presque exorbités. À ces mots, Zoulikha fronce les sourcils. "Quoi ? J’ai le droit de dire ce que je pense ! Il faut que ça sorte", s’écrit-elle avant d’éclater de rire. "De toute façon, toi, si tu pouvais tu te marierais avec Bouteflika ! "
Zoulikha hoche la tête en signe d’approbation. "C’est vrai, j’adore Bouteflika. Même en étant ici, je l’aime ! S’il veut m’épouser, je veux bien, admet la sexagénaire sans porter attention aux rires moqueurs de ses propres enfants. Si je pouvais, j’irai voter pour lui". Mais Zoulikha n’en fera rien. Alors qu’elle a réuni tous les documents pour obtenir sa carte d’électeur, la mère de famille s’est vue opposer un refus, sans autre justification que la suivante : "Les gens des baraques, ils ne votent pas".
(http://www.france24.com/fr/20140411-algerie-election-presidentielle-bidonvilles-alger-logement-bouteflika/)
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(*) vraisemblablement 10 millions de centimes et non de dinars. 150 DA valent environ 1 €.