LE MONDE | 20.04.2012
par Hervé Kempf (Venise, envoyé spécial)
Une fracture au nord de Sleipner ? Pour quiconque, c'est du chinois. Mais quand Klaus Wallmann a annoncé sa découverte, dans le centre de conférences de l'île San Servolo, près de Venise, mercredi 19 avril, un frisson de surprise a parcouru la centaine de spécialistes européens de la séquestration du carbone réunis pour leur forum CO2GeoNet. Le chercheur de l'institut allemand Geomar a révélé avoir détecté, lors d'une campagne océanographique, en juin 2011, une "jeune" fracture géologique de plus de 12 km de long au fond de la mer du Nord, non loin du point d'injection de la plate-forme de Sleipner.
Depuis 1996, la compagnie norvégienne Statoil y injecte du gaz carbonique à près de mille mètres sous le plancher sous-marin. Il s'agit de soustraire le CO2 à l'atmosphère, en le piégeant dans un milieu poreux. Sleipner est le modèle de référence de cette technique de séquestration du carbone, dont les spécialistes espèrent que, utilisée à grande échelle, elle permettra de résoudre une partie du problème du changement climatique: le gaz carbonique, retiré de l'atmosphère, serait bloqué pour des siècles dans des aquifères salins profonds. Ou, autres pistes étudiées, dans des gisements de pétrole ou de gaz, ou des veines de charbon inexploitées.
Mais justement, est-il vraiment piégé ? C'est la question que soulève la découverte de M. Wallmann. La fracture qu'il a repérée ne laisse pas fuir de CO2, mais peut-être de l'eau saline, comme l'indique la présence de bactéries inconnues. "Cette fracture pose la question de l'avenir à long terme du stockage, dit le chercheur allemand. Il est possible qu'elle soit créée par le mouvement de la saumure déplacée par la masse de CO2." Avant de tirer une quelconque conclusion, il faudra cependant une nouvelle campagne d'études.
TRÈS ACIDE
Comment garantir, sur près de mille ans, l'étanchéité du stockage en aquifère salin profond ? C'est l'une des principales préoccupations des spécialistes. Le risque n'est pas sanitaire, ces aquifères se situant très en dessous des réserves d'eau potable. En revanche, la séquestration du carbone n'aurait pas d'intérêt si le gaz parvenait à retourner dans l'atmosphère.
"Au-delà de 31 °C et d'une pression de 73 bars, des valeurs que l'on atteint à partir de 800 m de profondeur, le CO2 devient supercritique, c'est-à-dire dense comme un liquide, explique Isabelle Czernichowski-Lauriol, du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Une partie peut se dissoudre, ou réagir avec le milieu et cristalliser en carbonates. Le CO2 peut encore rester comme une masse liquide voisinant avec la saumure. Tout dépend des contextes géologiques."
Les chercheurs veulent s'assurer que ce CO2 supercritique ne pourrait pas fracturer la roche de couverture, ou encore ronger le bouchon du puits de forage. Le gaz carbonique est en effet très acide. De plus, la masse injectée exerce une pression qui pousse ailleurs l'eau saline, qui va du coup exercer elle-même une pression sur le milieu. Se posent alors la question du repérage d'une fuite éventuelle - l'observation d'organismes vivant aux alentours du stockage est le meilleur indicateur - et celle - pour l'instant sans réponse - de la possibilité d'y remédier. Cependant, observe Sergio Persoglia, de l'Institut italien d'océanographie et de géophysique appliquée, "la dépressurisation maintiendrait la plus grande partie du CO2, qui est lourd, vers le bas".
PEU DE RÉSERVOIRS ADÉQUATS
Autre difficulté majeure : l'évaluation de la capacité des sites de stockage. Elle dépend de la porosité et de la perméabilité des formations géologiques (on ne stocke pas dans des cavités vides, mais des roches ou sables poreux contenant une myriade d'alvéoles), difficiles à connaître. Du coup, les réservoirs adéquats n'apparaissent pas aussi nombreux qu'on pouvait le penser. Ainsi, le consortium France Nord, qui cherchait dans le Bassin parisien un site pouvant recevoir près de 200 millions de tonnes de CO2, devrait prochainement annoncer n'en avoir pas trouvé.
Pour résoudre ces problèmes scientifiques, il faudrait plus de sites d'expérimentation. Or, souligne Roberto Martinez, de l'Institut géologique et minier d'Espagne, "la recherche dans ce domaine coûte cher". Le site de stockage de Ketzin, en Allemagne, représente par exemple un investissement de plus de 40 millions d'euros. Un programme européen, NER 300, doit en principe financer dix démonstrateurs à grande échelle.
"Mais, explique Sergio Persoglia, ce financement doit venir des crédits du marché européen du carbone. Comme les cours se sont effondrés, le financement a aussi fondu." Faute de volonté politique, la recherche sur la séquestration du carbone risque de marquer le pas.
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Beaucoup de projets, mais peu de sites opérationnels
Il existe de nombreux projets de stockage de CO2 en profondeur, mais peu de sites opérationnels. Les formations géologiques qui paraissent les plus prometteuses aux spécialistes sont les aquifères salins profonds. Quelques sites de ce type sont en service, comme Sleipner et Snohvit, en mer du Nord, et In-Salah, dans le Sahara algérien. On compte davantage de plates-formes expérimentales (Lacq-Rousse en France, Ketzin en Allemagne, Nagaoka au Japon). Les chercheurs voudraient disposer d'une dizaine de sites d'étude. Peu sont proches d'une réalisation (Hotomin en Espagne et le projet ROAD en mer du Nord). ArcelorMittal envisage un stockage en Lorraine pour les gaz de son aciérie de Florange.
(http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/04/20/enfouir-pour-mille-ans-le-gaz-carbonique-ce-n-est-pas-si-simple_1688568_3244.html)