TSA - 27.03.2012
Propos recueillis par Rania Hamdi, auprès d'Abdelkrim Chelghoum, expert en génie parasismique
La réalisation de la grande mosquée d'Alger, dont le minaret culminera à plus de 270 m d'altitude, a été confiée fin décembre au groupe public chinois CSCEC pour un milliard d'euros. La conception du projet a été réalisée par un bureau d'études allemand. La participation algérienne à ce projet reste symbolique. Dans cet entretien, le Pr Abdelkrim Chelghoum, de l'université de Bab Ezzouar, met en garde contre une sous‑estimation des risques sismiques…
- TSA - Le chantier de la Grande mosquée d'Alger a démarré. Que pensez‑vous de ce projet, conçu par des architectes allemands et qui sera réalisé par une entreprise chinoise ?
- Pr Chelghoum - Ce qui est bizarre dans cette affaire, c’est comment un ouvrage aussi complexe sur le plan technique, économique et sécuritaire (la sécurité vis‑à‑vis des risques majeurs) n’a fait l’objet d’aucun débat national entre experts ayant une expérience avérée dans les domaines de la conception, du suivi, du contrôle et de la réalisation des grands projets. La deuxième aberration a consisté à confier la gestion globale de ce méga projet à un ministère dont les missions sont incompatibles avec les pré‑requis imposés par ce type de management. Compte tenu de toutes ces défaillances majeures, un bureau d’études allemand sans références techniques particulières par rapport à la typologie de l’ouvrage a été retenu (sur quelle base ?) par l’État algérien. Et pour clore le tout, la réalisation, le suivi et le contrôle ont été confiés à une entreprise chinoise bien implantée dans le décor officiel algérien. Les techniciens algériens seront chargés, comme à l’accoutumée, de signer le service fait. Je crois sincèrement qu’un ouvrage de cette importance doit revêtir un caractère national et par conséquent, doit être l’œuvre d’un savoir‑faire algérien dans les domaines de l’étude, de la réalisation, du suivi et du contrôle.
- Quelles sont les contraintes posées par le site choisi pour l'implantation de cette mosquée, selon votre expertise ?
- Le site choisi fait partie du lit majeur du célèbre oued El Harrach, donc un sol sédimentaire et lâche à plus de cinquante mètres de profondeur. Aussi, ce type de sol est reconnu pour être un parfait amplificateur des ondes sismiques en cas de secousse tellurique. Une investigation géotechnique dynamique très fine des couches de sol en place aurait du être élaborée afin d’anticiper tous les effets induits probables : glissement, liquéfaction, tassements en profondeur etc. Malheureusement rien n’a été fait dans ce sens à part une approche classico‑classique requise pour la conception de bâtiments ordinaires.
- En cas de séisme majeur, la mosquée risque‑t‑elle de s’effondrer ?
- Le terrain choisi pour l’implantation de cette mosquée n’est pas constructible. Dans le cas d’une sévère secousse sismique, la probabilité que l’ouvrage résiste est très faible. En plus des risques sismiques, le coût final du projet peut atteindre cinq fois l’évaluation initiale qui est de 1,5 milliard de dollars, à cause de la nature du terrain. Il y a beaucoup de vices cachés à cause justement de ce terrain et qui vont apparaître lors de la réalisation. Ce qui alourdira le coût du projet. En Algérie, nous n’avons ni expertise, ni expérience, dans le domaine des ouvrages de très grande hauteur, c’est à dire au‑delà de 300 mètres. Comme c’est le cas pour la grande mosquée d’Alger.
- Pensez‑vous que le gros budget alloué à ce projet est justifié et que le projet lui même soit viable ?
- C’est une question pertinente, je dois juste vous informer qu’on sait très bien quantifier un projet quelle que soit sa nature et son importance ; c’est notre métier et c’est notre raison de vivre. Ceci est valable pour tous les projets lancés depuis les trois dernières décennies. À ma connaissance, aucun professionnel indépendant n’a été associé à l’élaboration de ce très gros budget qu’il va falloir un jour justifier. Quant à la viabilité de ce projet, il serait utile de vérifier comment les mêmes ouvrages dans des pays voisins sont utilisés, gérés, entretenus et réparés le cas échéant.
- Les autorités compétentes prennent‑elles en compte, dans la réalisation des programmes de logements et des grands projets, les risques liés à la situation de la capitale dans une zone à forte activité sismique ?
- Vous savez, à mon avis tout a été dit et redit concernant la dangerosité vis‑à‑vis des risques majeurs des différents sites qui ont été choisis pour l’implantation de grands projets de logements et d’équipements dans la capitale ou ailleurs. La démonstration grandeur nature de la catastrophe de Boumerdès est édifiante. Je pense qu’aucune leçon n’a été tirée de ces précédentes calamités si je dois juger par rapport à l’état actuel du bâti et la superficialité des règles de l’art officielles (bricolées et plagiées). C’est une fuite en avant où tout est fait dans la précipitation. Une véritable politique de prévention passe par une maîtrise rigoureuse et sans faille de l’urbanisation de nos villes et villages afin de réduire les effets dévastateurs des risques sismiques, inondations, mouvements de terrain et technologiques.
- Quels sont les risques à moyen et long terme ?
- Les risques encourus à moyen et long terme sont très élevés compte tenu des enjeux créés par la main de l’homme étant donné que l’aléa demeure omniprésent. Je crois qu’il n’est pas trop tard pour corriger et réparer toutes les défaillances et augmenter la performance de ces projets par rapport à ces risques multiples. Il y va de la sécurité nationale future du pays. Je conseille aux décideurs de bien s’informer sur les conséquences de Fukushima et leur impact sur le plan économique (environ 350 milliards de dollars US) sans oublier la contamination de toute la région mitoyenne au réacteur et ceci à cause d’une erreur dans la stratégie de prévention. Permettez‑moi de terminer par cette citation d’Auguste Comte : « Savoir pour prévoir afin de pouvoir ».