LE MONDE | 21.03.2012
Par Frédéric Bobin
Une ahurissante série noire de maladresses et de drames vient peut-être de signer la défaite de l'Occident dans sa guerre psychologique menée en Afghanistan. Des corans brûlés sur la base américaine de Bagram (20 février) jusqu'au massacre de Kandahar (11 mars) commis par un soldat américain - seize villageois tués de sang-froid -, la "bataille des cœurs et des esprits" a viré en trois semaines au désastre.
Ce combat-là était le seul qui vaille en Afghanistan, car il est l'unique moyen de prévenir le retour à Kaboul d'un régime islamiste ultraconservateur dont les Afghans gardent un amer souvenir quand il dirigeait le pays (1996-2001). Les esprits optimistes peuvent toujours espérer que l'émotion retombe, que la raison l'emporte. Ils veulent croire que les Afghans retiendront avant tout les écoles ouvertes, les cliniques inaugurées, les routes construites dans les villages isolés de ce pays souffrant d'enclavement géographique et de pauvreté endémique. Et que la gratitude de la population à l'égard de ses bienfaiteurs dissipera in fine la colère causée par des dérapages ponctuels.
Or, ces vœux sont pieux. Les Afghans sont fatigués de la présence sur leur sol de l'OTAN qu'ils avaient pourtant accueillie avec soulagement au lendemain du renversement du régime taliban précipité par le 11 septembre 2001. Dix ans pour quoi ? Entre la permanence d'une guerre très meurtrière et la dilapidation de l'aide internationale détournée par une camarilla de prédateurs, les Afghans n'en finissent pas de ruminer la complainte des attentes déçues.
Le vent de la sympathie a tourné. Qu'après une décennie de "présence", supposée avoir familiarisé les troupes étrangères aux sensibilités locales, des corans soient brûlés dans une déchetterie de la plus grande base militaire du pays (Bagram) leur semble au-delà de l'entendement.
Quand le général Stanley McChrystal a pris ses fonctions de commandant en chef de l'OTAN en Afghanistan au printemps 2009, la guerre est entrée de plain-pied dans sa phase dite de "contre-insurrection", doctrine axée sur le soutien aux civils afin d'isoler les insurgés. Fortement inspirée de l'expérience française au Vietnam et en Algérie, théorisée par le lieutenant-colonel David Galula (1919-1967), devenu une icône dans les académies militaires américaines, cette approche insiste sur l'impérieuse nécessité de "protéger la population".
Avec le général McChrystal, les raids aériens sources de "dégâts collatéraux" chez les civils deviennent plus rares. Ils sont remplacés par un déploiement massif au sol - d'où le surge (renfort de troupes) décidé par le président américain Barack Obama en 2010 - visant à camper aux portes de villages à séduire. Les soldats sont invités à jouer les assistantes sociales et leurs officiers se muent en apprentis ethnologues.
Mais voilà : un sergent américain, ivre de folie meurtrière, vient de se livrer à un carnage collectif près de Kandahar, berceau historique du mouvement taliban, promu laboratoire de la "contre-insurrection". Même s'il est isolé, un tel massacre est une catastrophe morale et psychologique pour l'OTAN. C'est tout le discours sur la "protection" des civils qui s'effondre. Les Afghans n'y croient plus.
Et, pendant ce temps, les insurgés talibans ne cessent de marquer des points sur le front de la guerre de propagande. Militairement affaiblis par l'effet marteau du surge, ils affichent néanmoins une forme politique éclatante. Il leur suffit de propager sans grand effort les informations sur les "crimes" des "envahisseurs" - corans de Bagram, tuerie de Kandahar, clichés de soldats américains urinant sur des cadavres - pour nourrir l'impression dans la population que les soldats étrangers ne sont que des "sauvages".
Peu importe si les insurgés talibans sont eux-mêmes responsables d'un grand nombre de victimes civiles. Gagnée par l'exaspération nationaliste, une partie significative de la population focalise sa colère surtout contre les étrangers dont elle escomptait mieux.
L'Afghanistan est sujet à une lassitude générale. À la fatigue des Afghans répond la fatigue des Occidentaux. Au sein de l'OTAN, les théoriciens de la "contre-insurrection", adeptes d'une présence de longue durée afin d'enraciner les gains tactiques, sont sur la défensive. Les partisans d'un retrait à court terme les ont fait taire. Ainsi le départ des troupes combattantes a-t-il été fixé à fin 2014, date à laquelle elles seront remplacées par les forces afghanes.
Mais le désarroi est aujourd'hui si profond dans les capitales occidentales qu'il est question de hâter le calendrier. Toutes les grandes ambitions initiales, y compris la taille de l'armée et la police afghanes à former et à financer, sont revues à la baisse. Il flotte comme un air de "sauve-qui-peut" porteur de tous les périls. Car une guerre peut en cacher une autre.
Le risque d'un nouveau conflit, civil et ethnique, couve. Entre le Sud pachtoun, plutôt bienveillant à l'égard des talibans, et le Nord non pachtoun - tadjik, ouzbek, hazara... -, où les talibans sont perçus comme le véhicule de l'hégémonisme pachtoun, la tension monte. Elle peut dégénérer en affrontements au lendemain du retrait de l'OTAN. Il faut donc partir avec précaution. À condition que la récente série de désastres psychologiques cesse. Un vœu pieux ?
(http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/03/21/afghanistan-defaite-psychologique_1673327_3232.html)