Le Monde - 7.03.2012
par Harold Thibault
Shanghaï Correspondance - La pression monte contre les grandes entreprises publiques chinoises, accusées de profiter amplement des ressources de l'État sans reverser leur dû à la société en contrepartie. L'influente patronne de presse progressiste Hu Shuli a donné le ton, au moment où se tient la session annuelle de l'Assemblée nationale populaire, occasion de faire entendre les griefs de saison : "À défaut de redressement, le capitalisme d'État chinois pourrait bien devenir un capitalisme de copinage."
Un autre assaut est venu de Zong Qinhong, le patron du groupe privé Wahaha, qui a appelé à briser les monopoles étatiques au profit du secteur privé. "Le gouvernement reçoit trop et le peuple trop peu", a lancé, samedi 3 mars, sur la chaîne Bloomberg, M. Zong, qui est tout de même la deuxième fortune du pays.
Trois décennies de réformes ont vu des pans entiers de l'économie passer aux mains du privé, le Parti communiste chinois (PCC) prenant soin d'intégrer en parallèle les nouveaux entrepreneurs pour en faire des membres plutôt que des concurrents aigris. Le PCC a en revanche gardé le contrôle direct dans de multiples domaines qualifiés de "stratégiques", selon l'acception la plus extensive possible du terme, tels que les banques, les opérateurs de téléphonie mobile ou les partenaires imposés aux marques étrangères dans l'automobile. Le département de l'organisation du PCC nomme les cadres dans ces entreprises aux noms commençant par "China" autant qu'il attribue les postes dans les ministères et gère les passerelles. Les grands groupes opèrent souvent en oligopoles.
La question devient des plus politiques dès lors que les "masses" se sentent exclues. "Le peuple commence à être un peu agacé de voir ces entreprises donner peu à la société en retour de leurs privilèges", constate Zhang Jun, le directeur du Centre d'études économiques de l'université de Fudan, à Shanghaï. Selon lui, le PCC doit se faire à l'idée qu'il a plus à gagner à maintenir une économie efficace et à régler les mécontentements qu'à conserver ce contrôle. "Au fond, la décennie écoulée n'a pas vu la seconde vague de réformes économiques attendue", estime le professeur Zhang.
Le débat est relancé suite à la publication par la Banque mondiale, le 27 février, d'un rapport de 464 pages insistant sur la nécessité de réformes économiques, dont une "diversification graduelle de la propriété" des entreprises publiques. L'institution pourra toujours être soupçonnée de se faire le chantre d'un libéralisme économique malvenu en terre socialiste, le rapport a toutefois reçu le soutien de Li Keqiang, l'homme promis au poste de premier ministre au printemps 2013, illustration de la prise de conscience du besoin de changement au sein du PCC.
SCANDALES DE CORRUPTION
Le rapport appelle notamment à augmenter les dividendes reversés à l'État par ces groupes publics dont le gouvernement central garde systématiquement la majorité des parts. Peu compétitifs au lendemain des réformes engagées par Deng Xiaoping, il fut longtemps toléré qu'ils ne reversent qu'environ 10 % de leurs gains - et parfois rien - au budget national, le temps de se renforcer. Mais les voilà désormais aptes à investir massivement jusqu'en Afrique ou au Brésil.
Pour Gao Xu, analyste chez Everbright Securities, les cadres placés dans ces entreprises "peuvent toujours prétendre qu'ils ont besoin de liquidités pour bloquer tout changement". Sans risquer d'être démis de leurs fonctions puisque "les affectations sont politiques". Un autre économiste, dans une banque publique, relève : "Le système est réticent à la réforme pour la simple raison que c'est par le biais de ces entreprises que le Parti conserve la mainmise sur l'économie."
Il n'en faut pas moins donner des gages. Le patron de China Mobile, Wang Jianzhou, a ainsi déclaré, lundi 5 mars, qu'il n'était "pas opposé" à transférer un peu plus à l'État que les 15 % de dividendes actuels. Empêtré depuis deux ans dans des scandales de corruption, l'opérateur aux 655 millions de cartes SIM est bien placé pour connaître les limites de la relation incestueuse entre l'État et les affaires. Dernier en date à tomber, son directeur exécutif est détenu depuis le 28 février. Avant lui, le vice-président du groupe a déjà été condamné pour avoir reçu l'équivalent de 900 000 euros de pots-de-vin. Au sein de son entreprise, il était également secrétaire du PCC.
(http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2012/03/07/en-chine-la-grogne-monte-contre-le-capitalisme-d-etat_1653257_3216.html)