Le Figaro.fr - 10.02.2012
par Pierre Prier
REPORTAGE- Seize corps étaient dissimulés dans une salle secrète de l'hôpital de Tripoli depuis une tentative de coup d'État contre le Guide libyen, en 1984.
La porte en fer marron est toujours fermée à clé mais les trois policiers en civil qui la gardaient 24 heures sur 24 ont disparu. Pendant vingt-sept ans, ils se sont relayés pour interdire l'accès de cette chambre froide située au bout d'un couloir de la morgue de Tripoli. Seules les femmes de ménage et les autorités y avaient accès. « Entre nous, on l'appelait “le frigo de la Sécurité intérieure”, dit Salah el-Toummi, qui tient le registre des entrées. Personne ne savait ce qu'il y avait dans les tiroirs où on met les corps. Personne ne demandait. Sous Kadhafi, on ne posait pas de question.»
Le 30 août, la chute de Tripoli a mis fin à ce très long secret. « Le colonel responsable de la sécurité de l'hôpital a dit aux révolutionnaires que c'étaient les gens de 1984 qui étaient là », raconte l'employé. Le 5 mai 1984 eut lieu la plus audacieuse et la plus désespérée des nombreuses tentatives d'assassinat du maître de la Libye. Des combattants du Front de salut national libyen, une organisation d'exilés à tendance islamiste, avaient réussi à pénétrer dans la caserne de Bab al-Aziziya. Les assaillants, qualifiés de « chiens sauvages » par Kadhafi, avaient tous été tués dans l'action ou pendus.
À leur arrivée sur place, les libérateurs de Tripoli ont ouvert les grands tiroirs de la chambre froide. Seize d'entre eux étaient occupés par des corps, toujours gardés au froid mais méconnaissables, noircis et desséchés par le temps. Victimes, par-delà la mort, d'une bizarre vengeance de Kadhafi. Le Guide libyen voulait conserver pour l'éternité ceux qui avaient voulu le tuer. Ils sont encore là aujourd'hui, en attente d'être formellement identifiés grâce à des tests ADN. Abderrahmane Gilali est accouru dès qu'il a lu l'avis publié dans les journaux. Son frère Salem faisait partie des conjurés. « Toute la famille est allée à la morgue. J'avais une photo de Salem. Nous sommes sûrs à 80 % de l'avoir reconnu. L'un des cadavres avait le visage rond et un début de calvitie comme lui. Mais on attend le résultat des tests ADN. »
Abderrahmane Gilali, sexagénaire au sourire mélancolique, avait vu son frère pour la dernière fois à la télévision d'État, le 17 mai 1984. Salem était allongé sur un trottoir, criblé de balles. « On n'a pas réclamé son corps. Faire cela, c'était signer notre arrêt de mort », dit Abderrahmane dans sa petite pizzeria du centre de Tripoli, où il a collé un portrait du roi Idriss Ier, renversé par Kadhafi en 1969.
Pour la première fois, Abderrahmane peut aujourd'hui raconter les détails du complot qui a failli tuer Kadhafi. Il les tient de ceux qui ont hébergé son frère pendant sa cavale. « Salem, employé par la compagnie aérienne nationale, s'était exilé aux États-Unis parce qu'il n'était pas d'accord avec le régime. Là-bas, il a adhéré au Front national du salut. J'ai su après qu'il était allé s'entraîner au Soudan. »
« Trahi par ses hôtes »
L'opération devait être réalisée par une équipe de 18 hommes en tout. Les exécutants se sont infiltrés en Libye par petits groupes en passant par la Tunisie. Un autre témoin, Farid Gablawi, ami d'enfance de Salem Gilali, se souvient: « Un jour, Salem a frappé à ma porte. Je ne l'avais pas vu depuis son exil. Il avait besoin de mon appartement pour entreposer des armes. Je lui ai laissé les clés. » Le logement est situé près du centre international d'exposition de Tripoli, que Kadhafi doit visiter en mai. « C'est là que l'assassinat était prévu », dit Abderrahmane.
Mais le chef de l'équipe, Ahmed Howass, qui devait arriver le dernier, a été tué peu de temps après son passage de la frontière tunisienne. Les conjurés ont alors décidé d'improviser. « Ils savaient qu'ils avaient peu de chances de s'en sortir, dit Abderrahmane. Ils ont détourné une benne à ordures. Six ou sept d'entre eux se son cachés dedans et sont entrés à Bab al-Aziziya. À l'époque, il n'y avait qu'une enceinte. Ils sont parvenus jusqu'au bureau de Kadhafi, mais il s'est enfui, sans doute par un tunnel. » Le commando a fait demi-tour sous une fusillade nourrie. Quelques-uns ont réussi à quitter le camion en route, dont Salem. Quatre autres se sont réfugiés dans un appartement de Tripoli loué auparavant. Ils ont résisté quatre heures à l'assaut de l'armée avant d'être tués.
Salem s'est caché douze jours, changeant plusieurs fois d'appartement jusqu'à ce que la police le trouve le 17 mai. « Je pense qu'il a été trahi par son hôte », dit son frère. Au moment de son arrestation, Salem s'est dégagé mais n'a pu faire que quelques mètres. Ceux qui n'avaient pas été tués ont été pendus. Leurs familles ont vécu dans la gêne, leurs maisons détruites, leurs enfants chassés des écoles. Aujourd'hui, ils peuvent enfin afficher leur fierté. Mais une question les préoccupe: pourquoi Kadhafi a-t-il ainsi maintenu leurs parents entre la terre et le ciel? « Il avait beaucoup d'imagination, dit Abderrahmane. Peut-être lui faisaient-ils encore peur et qu'il ne voulait pas les perdre de vue. » À Tripoli, une rumeur parle de magie noire. On dit que Kadhafi, lui-même, venait de temps en temps inspecter la chambre froide derrière la porte marron.
(http://www.lefigaro.fr/international/2012/02/10/01003-20120210ARTFIG00611-la-morgue-secrete-de-mouammar-kadhafi.php)