JDD.fr - 5.02.2012
par Stéphanie Wenger, correspondance au Caire (Égypte)
Après le drame du stade de Port-Saïd, où 74 supporters ont péri, trois jours de manifestations n’ont pas réussi à calmer la colère de la jeunesse égyptienne.
D’épaisses colonnes de fumée s’élèvent au-dessus des ruelles menant au ministère de l’Intérieur, en plein centre du Caire. Les manifestants lancent des pierres sur les policiers antiémeutes et le balai des ambulances évacuant les blessés se poursuit. Pour la troisième journée consécutive, des affrontements ont opposé samedi la police à des manifestants à travers le pays. En trois jours, au Caire, à Suez comme à Alexandrie, 12 personnes sont mortes. Le ministère de la Santé fait état également de 2.532 blessés au total depuis jeudi. Samedi, la télévision d’État a indiqué que la direction de la fédération égyptienne de football avait fini par remettre sa démission après une série de limogeages. Un peu tard pour tous ceux qui ont participé aux manifestations les plus réprimées, celles de vendredi.
"Ni l’armée ni les Frères"
Après la prière, plusieurs organisations avaient appelé à manifester contre le Conseil suprême des forces armées (SCAF), qui assure la transition. La place Tahrir empestait encore le gaz lacrymogène des grenades tirées la veille. La majorité des blessés sont emmenés inconscients, à cause des gaz, le visage maculé d’une pâte à base de levure censée en calmer les effets. À l’entrée de la Place, un mannequin est pendu à un réverbère: celui du général Tantaoui, qui, à la tête du Conseil militaire, est de plus en plus contesté. De la rue Mohamed- Mahmoud, qui mène aux artères où les combats de rue font rage, une foule très remontée agite des drapeaux des clubs des quartiers d’Al-Ahli et de Zamalek.
Mais sur Tahrir, l’appel a attiré bien au-delà des cercles des supporters et des activistes. Wafaa, voilée de noir et de parme, la cinquantaine élégante, attend sa fille qui doit la rejoindre : "Je ne suis descendue que deux fois pendant la révolution, mais je suis là aujourd’hui. La police n’a rien fait pour sauver ces jeunes, les militaires feraient mieux de partir, ils n’arrivent plus à gérer le pays." Même tonalité chez Amgad, 40 ans. Il marche avec une canne, reste d’une blessure à la jambe qu’il a reçue il y a un an lors de l’attaque de la place par des chameliers payés par le régime de Moubarak : "Je n’ai rien contre l’armée, mais qu’elle reste dans son rôle, à garder les frontières, nous avons besoin d’un pouvoir civil. Nous sommes tous concernés. C’est notre droit d’aller devant le ministère de l’Intérieur pour demander des comptes!"
Sur la grand-place, les slogans redoublent: "Ni l’armée ni les Frères. Les Frères sont des “felouls” [résidus de l’ancien régime]". Pour Haya, 20 ans, il n’y a rien à attendre de ce parlement élu où les islamistes majoritaires sont complices du pouvoir. "Il faut que le Conseil suprême des forces armées s’en aille, les Frères musulmans sont main dans la main avec eux. On continue à présenter les manifestants comme des fous incontrôlables, on nous attaque… Mais les fous, ce sont les généraux au pouvoir."
Deux petits-enfants d’Anouar El-Sadate libérés
"Le drame de Port-Saïd est ressenti bien au-delà d’un épisode de violence de stade, explique Issandr El-Amrani, analyste politique, et rédacteur en chef du site Web arabist.net. Les gens sont exaspérés par une situation sécuritaire qui devient intenable alors que l’armée justifie son maintien au pouvoir pour des raisons de sécurité! Il est légitime de se poser la question : jusqu’à quand vont-ils diriger le pays?" Il est vrai que ces dix derniers jours ont été ponctués d’événements particulièrement violents: braquage de banques et de fourgons de transport de fonds au Caire, attaque d’un bureau de change à Charm el-Cheikh, où un touriste français a trouvé la mort lors d’échanges de tirs.
Dans le Sinaï, les attaques contre des commissariats se multiplient. Des Bédouins ont enlevé 25 travailleurs chinois la semaine dernière. Ils ont été libérés le lendemain, sans qu’on sache comment ni pourquoi. Dans cette même région, deux Américaines ont été enlevées, vendredi, et retenues quelques heures avec leur guide par des hommes armés qui ont stoppé leur bus en provenance du mont Sainte-Catherine. Deux petits-enfants de l’ancien président Anouar El-Sadate ont été libérés après le versement d’une rançon de deux millions de livres, la police ayant été incapable d’intervenir et d’obtenir leur libération.
Après Port-Saïd, les théories du complot, qui imputent les violences à l’armée, à la police, ou aux forces encore actives de l’ancien régime ont fait florès. Même pour ceux qui n’y souscrivent pas, la négligence – volontaire ou non – des autorités est problématique. Voilà pourquoi le drame de Port-Saïd a été immédiatement propulsé sur le terrain politique. "Ce qui s’est passé dans ce stade de football a changé la donne, avoue Issandr El-Amrani, c’est peut-être pour cela que certains députés du bloc des Frères musulmans ont tenu des propos très durs contre l’armée. Mais de là à demander un transfert à un gouvernement d’union nationale?" Une façon comme une autre de constater que cette question de l’unité nationale, où les Frères musulmans auraient à composer avec les forces démocratiques, ne leur avait jusqu’à présent guère effleuré l’esprit.
(http://www.lejdd.fr/International/Afrique/Actualite/Apres-le-drame-de-Port-Said-l-armee-est-sur-le-banc-des-accuses-484145/?from=headlines)