LEMONDE | 08.06.11 |
par Yves Eudes
Pour lutter plus efficacement contre le piratage d’œuvres protégées par un copyright ou un brevet, les États-Unis vont peut-être se doter d'une loi sans précédent. Le texte, si il est voté par le Congrès, permettra d'attaquer des sites Internet situés à l'étranger, sans se soucier de la souveraineté des États concernés.
Fin mai, une commission du Sénat a approuvé un texte baptisé PIPA (Protect IP Act), visant à donner au ministère fédéral de la Justice des pouvoirs inédits. Les fonctionnaires fédéraux pourraient identifier des sites étrangers distribuant des œuvres piratées, puis exiger que les grands acteurs publics et privés américains du Net rendent ces sites invisibles et partiellement inaccessibles.
Les fournisseurs d'accès n'auraient plus le droit d'acheminer leur trafic, les moteurs de recherche de les référencer, les portails de publier leurs liens, les compagnies de cartes de crédit d'effectuer leurs transactions. L'État américain pourrait obliger les registres et les serveurs de noms de domaine (DNS), qui gèrent le système mondial d'adressage, à désactiver les adresses des sites visés. La loi autoriserait des organismes privés à porter plainte contre le propriétaire d'une adresse, et à demander à un juge qu'elle soit placée préventivement sur liste noire, avant jugement. Pour tout autre pays, une telle entreprise serait irréaliste, mais compte tenu de leur place prépondérante dans l'architecture de l'Internet et des réseaux bancaires internationaux, les États-Unis auraient les moyens de la mener à bien, au moins en partie.
Le projet PIPA est soutenu par les industries du show-business, les sociétés d'ayant droit, les laboratoires pharmaceutiques voulant protéger leurs brevets, des compagnies de télécommunications, et même Microsoft, dont les logiciels sont piratés à grande échelle. La majorité des élus, démocrates et républicains, semblent disposés à le voter, et la Maison Blanche ne s'opposera pas à sa promulgation.
De fait, cette initiative s'inscrit dans une politique plus large : les États-Unis, qui se considèrent comme le "berceau" du Web et comme le moteur de son développement, mènent une politique active visant à renforcer leur contrôle unilatéral sur le réseau mondial, à la fois dans son fonctionnement et dans son contenu.
Cela dit, PIPA a des ennemis : les associations américaines de défense des libertés publiques et de la liberté d'expression mais aussi les compagnies de cartes bancaires et les géants de l'Internet comme Yahoo!, eBay et Google. Des entreprises qui se retrouveraient en première ligne pour appliquer des mesures répressives risquant de provoquer des cascades de dommages collatéraux affectant le fonctionnement du réseau.
"Mauvais précédent"
En outre, en tant que sociétés privées de droit américain, elles s'interrogent sur leur légitimité à agir contre des étrangers résidant hors des États-Unis. Lors d'un discours prononcé à Londres en mai, Eric Schmidt, directeur exécutif de Google, a été très clair : "Si une loi exige que les DNS fassent une chose avec laquelle nous sommes en désaccord, et si cette loi est votée par le Congrès, et même si le président des États-Unis la signe, nous continuerons à la combattre."
M. Schmidt va jusqu'à comparer PIPA aux mesures répressives prises par les gouvernements dictatoriaux contre la liberté d'expression : "Allons-y, taillons en pièces les DNS (...), mais cela créera un mauvais précédent, car un autre pays va pouvoir dire ; je n'aime pas la libre parole, alors je vais couper tel ou tel DNS" - "et ce pays serait la Chine." Ses propos ont provoqué des réactions indignées de la part des majors d'Hollywood, qui accusent Google de devenir une entreprise hors-la-loi.
(http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/06/08/les-etats-unis-elaborent-une-loi-plus-repressive-contre-les-sites-pirates_1533410_651865.html)