Libération.fr - 7.05.2011
par Anne Diatkine
Il est rare que l’on tombe amoureux d’une pastèque, et pourtant, si c’était le cas, plus de pépins, la vie aurait la consistance douce et spongieuse de ce fruit estival. Parmi le brouhaha de l’actualité, une révolution est passée inaperçue : les pastèques sans pépins ont fait leur apparition sur les étals. Issues de l’agriculture biologique, et garanties sans modification génétique «artificielle», elles sont le résultat de ce qu’un regard anthropomorphique nommerait mariages mixtes ou métissages. C’est l’alliance avec le différent qui a provoqué chez la pastèque l’intrusion de graines blanches imperceptibles au palais.
Autrement dit, qu’on ne s’inquiète pas, même sans pépins, les pastèques essaiment. Cette nouvelle espèce a d’autres qualités : comme le cochon, tout se mange chez elle, l’écorce pouvant être cuite à la vapeur, puis caramélisée façon tagine. Le grand avantage de l’absence de pépins est bien sûr de faire disparaître le sac-poubelle, le plus souvent en plastique, n’oublions pas l’aspect écologique à plus d’un titre de la pastèque Bouquet. La nature - car cette pastèque n’est pas le résultat de plusieurs années de brainstorming humain - n’a pas oublié les célibataires et les familles monoparentales, qui n’avaient jusque-là pas la place ni la nécessité de s’encombrer de ce fruit lourd.
Désormais, elle existe, comme les appartements, en différentes tailles, et si l’on a un petit réfrigérateur, on y rangera la mini-Bouquet bio facilement. Grosse comme une pomme, elle coûte aussi moins cher. On peut presque la déguster en un seul repas. Tandis que la jaune, nommée ainsi parce qu’elle est tout simplement jaune, suscite des fantaisies saladières monochromes avec des pamplemousses, de l’ananas et du gingembre. Sans compter la rouge, dont la taille est conviviale et le goût «légèrement» vanillé, ou encore la noire pour les amateurs de sensations fortes et intenses.
Si l’on en croit nos lectures, cette pastèque permet à la fois de maigrir - quand on ne mange qu’elle -, de s’hydrater, et de rajeunir. Au pire, l’écorce qu’on n’a pas préalablement dégustée sert de parapluie ou d’ombrelle, quoi qu’il faut se méfier du jus de pastèque qui dégouline sur le crâne.
Depuis quelques années, les humains sont un peu à l’image de ces nouvelles pastèques Bouquet. Ils n’ont plus de pépins, mais des «soucis», mot qui recouvre toutes les nuances des désagréments de la condition humaine - du mal de tête à l’accident de voiture, en passant par le chagrin d’amour ou une maladie mortelle.
Pourquoi le souci a-t-il balayé tous ses concurrents plus précis ? Il effraie, avec sa faculté de minimiser le pire et de jouer le modeste, alors que c’est un cancer que le médecin annonce par ce terme. Quand un directeur des ressources humaines exprime un souci avec un employé, c’est que ce dernier est sur le point de se faire licencier. Cet euphémisme a gagné toutes les classes sociales. Il n’y a plus d’affrontements, mais des soucis, et plus de dialectique ni de contradiction, mais des polémiques. Ben Laden est mort, un pépin de moins.