Le célèbre avocat au franc parler Mokrane Aït-Larbi, ancien sénateur qui s'était démis de ses fonctions après s'être rendu compte de l'inutilité du parlement sous le régime en place en Algérie, a accordé une interview fort instructive au journal el-Watan.
Il passe en revue l'ensemble des points faibles de la société civile qui n'arrive pas à s'unir de façon cohérente pour lutter efficacement contre une dictature machiavélique qui se perpétue. Il met en exergue en même temps les raisons pour lesquelles le monde extérieur reste très éloigné des préoccupations du peuple algérien ligoté, préférant un régime fort qui ménage ses propres intérêts à une démocratie qui risque de le desservir. Il donne enfin son point de vue sur les différents aspects du combat qu'il revient aux Algériens seuls d'entreprendre pacifiquement pour se libérer du carcan qui les enserre.
Voici son interview dans son intégralité :
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El-Watan - 09.02.11
Interview de Zine Cherfaoui
Mokrane Aït Larbi : « Tout faire pour provoquer un changement pacifique »
Mokrane Aït Larbi est Avocat et militant des droits de l’homme.
- Que vous inspirent les événements qui ont lieu actuellement en Tunisie et en Egypte ?
Les régimes arabes sont basés sur la répression, la corruption, l’exclusion et la fraude électorale. Chacun de ces régimes est soutenu par une puissance étrangère qui préfère la stabilité par la répression à la démocratie et au respect des libertés. Les événements de Tunisie et d’Égypte démontrent que les peuples sont capables de changer les régimes par la voie pacifique, et que la seule légitimité durable est celle du peuple.
- Un scénario analogue à celui vécu par ces deux pays peut-il se produire chez nous ? Pourquoi ?
Face au mécontentement général, le changement du système par un mouvement insurrectionnel n’est pas à exclure. Dans le cas où le peuple décide, demain, d’occuper les rues et les places d’Alger pour exiger le changement vers la démocratie, le respect des libertés et la justice sociale, ce n’est pas un arrêté du wali qui pourra l’en empêcher. Toutefois, il faut rappeler que la révolte des jeunes Algériens d’octobre 1988 a conduit au multipartisme et à l’émergence d’une presse indépendante mais que le système est parvenu à se maintenir grâce à ses alliés et à des puissances étrangères qui cherchent à sauvegarder leurs intérêts au détriment de ceux du peuple, et qu’on ne doit jamais oublier qu’il n’y a pas une seule famille algérienne qui n’a pas été endeuillée durant ces 20 dernières années. On doit donc tout faire pour un changement pacifique en évitant l’effusion de sang.
- Justement, quelle appréciation faites-vous de la situation politique et sociale qui prévaut actuellement dans le pays ?
On n’a pas besoin d’être un grand spécialiste pour constater que le pouvoir n’a aucune légitimité populaire et que l’opposition est faible et complaisante, pour ne pas dire inexistante. La justice fonctionne sur la base d’instructions, sinon comment expliquer le détournement de dizaines de milliards sans poursuites ?
Le dossier Khalifa est toujours dans un tiroir à la Cour suprême. Le Parlement se contente d’adopter les ordonnances du Président. Le champ médiatique est fermé. Face à cette situation, il n’y a aucun contre-pouvoir et le citoyen n’a aucun recours.
Par ailleurs, la majorité des Algériens est confrontée aux problèmes du chômage, de logement et de la cherté de la vie pendant que la direction de l’UGTA passe son temps à soutenir les décisions de « Son Excellence ». Cette situation exige de la société qu’elle se prenne en charge.
- Une Coordination nationale pour le changement et la démocratie, qui rassemble des partis politiques, des associations et des syndicats vient d’être créée à l’initiative de la LADDH. Comme son nom l’indique, le but de cette nouvelle structure est de provoquer le départ du système. Que pensez-vous de cette initiative et des revendications qui l’accompagnent ?
Il faut saluer et encourager toutes les initiatives qui vont dans le sens d’un changement pacifique, mais on ne sait pas encore si cette coordination a un agenda. Que fera-t-elle après la marche du 12 ? Envisage-t-elle d’autres moyens pacifiques pour le changement et la démocratie ? Pourquoi ne pas organiser des meetings dans les grandes villes pour permettre un débat large et libre sur les préoccupations des citoyens et envisager à partir de ces discussions un agenda pour généraliser la contestation pacifique ? Cette méthode permettra d’éviter de simples coups médiatiques sans lendemain et de faire échouer toute tentative de récupération du pouvoir. Dans une démarche claire pour la démocratie, le respect des libertés, la justice sociale et la lutte contre la corruption, je suis prêt à apporter ma modeste contribution comme je l’ai toujours fait.
- Tout le monde est conscient de l’importance des avocats dans tout combat pour la démocratie et les droits de l’homme. Y a-t-il une chance de voir ces avocats intégrer la Coordination nationale pour le changement et la démocratie ?
Des avocats se battent tous les jours pour faire respecter les droits de l’homme en général et ceux de la défense en particulier. Il existe des avocats engagés dans les partis politiques et la société civile. Cependant, l’Ordre des avocats, qui est un ordre professionnel, peut se prononcer sur les principes, mais ne doit en aucun cas engager les avocats sur telle ou telle démarche politique.
Rappelons que des avocats ont été poursuivis et condamnés pour avoir revendiqué le respect des droits de l’homme et des libertés publiques collectives et individuelles avant la création de cette coordination, et je pense qu’on a le droit de continuer à le faire à l’intérieur ou en dehors de cette structure. Chaque avocat, comme chaque citoyen, a le droit de défendre ses convictions dans le cadre de son choix.
- Marcherez-vous le 12 février pour exiger la levée de l’état d’urgence et l’ouverture des champs politique et médiatique ?
Les marches pacifiques sont un moyen d’expression collective reconnue par le droit international et garantie par la Constitution algérienne. Toute atteinte à ce droit, même pendant l’état d’urgence et même dans la capitale, est une violation de l’ordre constitutionnel.
Le devoir des pouvoirs publics est d’assurer la sécurité des manifestants et de les protéger contre les provocateurs. Cela étant dit, je n’ai pas attendu la marche du 12 février ou une autre marche pour revendiquer la levée de l’état d’urgence et l’ouverture des champs politique et médiatique.
- Pourquoi, selon vous, après tout ce qui vient de se produire (émeutes cycliques, cherté de la vie, suicides et immolations par le feu), le pouvoir reste sourd aux revendications de la population ? Comment expliquez-vous aussi le mutisme du chef de l’État et du Premier ministre ?
Pour répondre aux revendications de la population, les gouvernants et les institutions doivent être choisis librement par le peuple souverain qui est habilité à sanctionner tout responsable défaillant, du maire au président de la République, en passant par les parlementaires. Néanmoins, dans un système de quotas, de fraude, de cooptation et de corruption, on n’est jamais à 5 morts près.
- Dans un entretien accordé la semaine dernière au quotidien Liberté, le ministre de l’Intérieur a soutenu l’idée que les émeutes qui ont eu lieu au début du mois de janvier n’ont pas de portée politique. Par la même occasion, il a accusé des « parties » d’avoir « préfabriqué » la hausse des prix que l’on connaît. Que pensez-vous de cet argumentaire ?
Il faut toujours avoir à l’esprit que le Premier ministre et les membres du gouvernement n’ont aucun pouvoir. Leur mission est de gérer le quotidien, et pour le faire, tous les moyens sont bons : mensonges, manipulation, mépris,… Comment faire croire, en effet, à l’opinion qu’un adolescent de 17 ans participe à des émeutes à cause du prix d’un bidon d’huile ou d’un kilo de sucre ? Lorsque des jeunes de cet âge sont dans la rue pour défier le pouvoir par des actes de violence, un pouvoir responsable doit chercher les causes politiques qui ont conduit aux émeutes et envisager des solutions pacifiques au lieu de recourir à chaque fois à la manipulation de l’opinion.
- Qu’est-ce qu’il faudrait, selon vous, pour provoquer le changement en Algérie ?
J’ai lu ces derniers temps dans la presse plusieurs propositions de sortie de crise et je ne veux pas ajouter ma recette.
Je me contenterai de faire une proposition très simple qui consiste à ouvrir les médias lourds et toutes les salles à travers l’Algérie pour permettre au peuple de débattre de ses problèmes en toute liberté avec une large couverture médiatique : télévision, radio et presse écrite. Ces débats permettront l’émergence de milliers de compétences inconnues et un large mouvement crédible capable d’imposer le changement pacifique vers la démocratie et l’État de droit.
- Que pensez-vous de la décision du chef de l’État de lever l’état d’urgence ?
Le président de la République a annoncé devant le Conseil des ministres, après un grand silence, la levée de l’état d’urgence dans « un très proche avenir » et d’autres mesures. Je prends acte, mais il faut être prudent, car le discours est une chose et les pratiques en sont une autre. Ce n’est pas la première fois que le pouvoir annonce des réformettes sous la pression et qu’il ne tient pas ses promesses. Nous voulons du concret.