À l'occasion du 56è anniversaire du déclenchement de la lutte pour la libération de l'Algérie, j'insère ci-après, en réponse aux chantres de la colonisation positive de l'Algérie, le rappel historique fait par Gilbert Meynier dans une conférence organisée par El-Watan du véritable sens de la présence française en Algérie durant 130 années d'asservissement.
Cet article, très long mais très instructif aussi, a le mérite de remettre les choses à leur place et de donner plus de lumière sur les conditions réelles dans lesquelles s'est installé le colonialisme français.
Il souffre toutefois de quelques petites erreurs sur lesquelles il serait peut-être bon de revenir dans un commentaire particulier.
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L’historiographie française de l’Algérie et les Algériens en système colonial
le 01.11.10 |
par Gilbert Meynier
(allocution prononcée dans le cadre des "Débats d'El Watan" le 22 Octobre 2010)
Rappel/introduction
Avant d’explorer un passé plus ancien, remontons d’abord à 1830 et aux quatre décennies qui suivirent. Les morts algériens de l’implacable conquête de l’Algérie peuvent être évalués entre 250 000 et 400 000. Les victimes de la destructuration du vieux mode de production communautaire, en particulier lors de la grande famine de 1868 suite à une récolte désastreuse, étudiée notamment par André Nouschi, furent bien aussi nombreuses, et peut-être plus : au total il y eut disparition peut-être bien d’un quart à un tiers de la population algérienne de 1830 à 1870.
La population se mit à remonter à partir de la fin du XIXe siècle, plus du fait de ce que les Québécois appellent la « revanche des berceaux » que de la médecine : en 1914, l’Algérie, colonisée depuis 84 ans, compte 77 médecins de colonisation, moins qu’au Maroc, dont l’occupation a commencé sept ans plus tôt.
Il y eut en Algérie aussi dépossession de 2,9 millions d’hectares sur 9 millions cultivables : le tiers en quantité, mais plus en qualité car ce sont les meilleures terres qui furent prises – du fait des confiscations, des expropriations pour cause d’utilité publique, de saisies pour dettes de paysans insérés de gré ou de force dans le système monétaire et ayant dû mettre leurs terres en gage.
Quant à l’œuvre d’éducation tant vantée, d’après les chiffres officiels, 5% de la population était scolarisée dans les écoles françaises en 1914, moins de 15% en 1954 ; et elle n’augmenta qu’in fine durant la guerre de libération et du fait du plan de Constantine. La langue arabe, reléguée au second plan, n’était enseignée dans le système français que dans les trois médersas officielles (puis les lycées franco-musulmans après la 2e guerre mondiale).
Le congrès des maires d’Algérie de 1909 avait voté une motion demandant « la disparition de l’enseignement indigène », au désespoir du recteur Jeanmaire, apôtre de l’école républicaine française.
La discrimination est aussi fiscale : les « impôts arabes » spécifiques (achour, hokor, lezma, zakât) sont payés par les Algériens jusqu’en 1918, dans la continuité du beylik de l’époque ottomane, et avec sensiblement les mêmes taux. S’y ajoutent les « centimes additionnels » et la corvée – formellement, l’assimilation fiscale fut édictée en 1918.
Ce furent ainsi largement les paysans algériens, dont entre le 1/3 et le 1/5 de leurs revenus s’envolait en impôts, qui financèrent la colonisation française, c’est à dire leur propre dépossession. Au politique, l’égalité dans une citoyenneté commune fut refusée pendant longtemps ; puis, avec le statut de l’Algérie de 1947 furent institués deux collèges distincts élisant chacun le même nombre de représentants : un électeur français équivalait à huit électeurs algériens.
Comment l’historiographique coloniale a-t-elle traduit ces données historiques indubitables ?
-1- La tradition historiographique française coloniale
-a- Invention/création coloniale de l’Algérie par la France
A la différence du beylik de l’Algérie ottomane, des Français et des Européens s’enracinent en Algérie : c’est une colonisation de peuplement dont la population atteint, fin XIXe siècle, presque le quart de la population algérienne. Il y a, dans l’Algérie coloniale, trois départements dits « français », des arrondissements, des communes : dans la logique jacobine française, il y a quadrillage du pays par une véritable administration, mais conçue pour la domination et la discrimination d’un peuple par un autre, d’une culture par une autre : discriminatoire, le code de l’indigénat existe jusqu’en 1927, et la discrimination persiste par la suite.
Existent deux sortes de communes, les communes de « plein exercice » à la française, et les « communes mixtes » régentées par l’administration coloniale, par l’administrateur de commune mixte. Et, depuis le Sénatus-consulte de 1865, si les Algériens sont considérés comme français, ils n’ont pas pour l’immense majorité les mêmes droits que les Français : ils sont sujets et non citoyens. Et l’on a parlé des deux collèges du statut de 1947.
Il faut revenir sur le narcissisme colonial classique de l’autocélébration : il y a l’avant 1830 désolant et l’après 1830 radieux. L’histoire coloniale exalte l’apport de la civilisation, de la médecine, de l’instruction, la construction de chemins de fer et de routes, l’édification de villes modernes qui portent une marque résolument française : à Alger la ville nouvelle ceinture la Casbah, à Oran le front de mer est une corniche à l’européenne et l’hôtel de ville d’Oran un bâtiment officiel français typé.
Ces villes nouvelles sont le plus souvent édifiées au prix de la destruction de monuments ou de la fragmentation de leurs quartiers antérieurs. Si la Qasbah d’Alger fut relativement préservée, la mosquée Ketchaoua fut transformée en cathédrale ; à Constantine, les rues Caraman, de France, Vieux, Nationale, fractionnent la vieille ville ; à 60 km au nord-ouest, à Mila, une des plus vieilles mosquées d’Algérie, la mosquée Sidi Ghanem, fut un temps transformée en écurie pour chasseurs d’Afrique.
A Tlemcen, il y eut disparition des deux tiers de la ville intra-muros, sans compter les dommages infligés à des monuments comme la mosquée et la qubba de Sidi Ibrahim de l’époque du souverain zayânide Abû Mûsa II (XIVe siècle) ; mis à part son minaret, la mosquée Sidi al-Hasân fut quasiment ruinée et la mosquée Sidi al Halwi transformée en musée… La réalité, on le voit, est loin d’être uniment au diapason des célébrations officielles françaises.
On sait que la résistance du peuple algérien se traduisit par de multiples insurrections, écrasées dans le sang, jusqu’à l’éclatement de 1954 et la cruelle guerre de reconquête coloniale (manquée), la guerre d’indépendance algérienne, qui se conclut par l’indépendance de 1962 après les accords d’Évian ; cela malgré les théoriciens de la guerre révolutionnaire comme le colonel Lacheroy, malgré le 13 mai 1958, malgré Lagaillarde, malgré Alain de Sérigny, malgré Massu et Bigeard, malgré le putsch anti-de Gaulle des généraux du printemps 1961 conduit par Salan, malgré l’insurrection à contretemps de l’OAS, malgré tous les révoltés désespérés contre le « bradage », y compris d’authentiques intellectuels, et fins connaisseurs de l’Algérie comme Georges Marçais, dont feu le frère William avait été un arabisant renommé.
En 1947, l’historien de l’art Henri Terrasse, spécialiste de l’art musulman, écrivait, encore, que c’était un pays d’ « économie égarée » que les colons essaient de remettre dans le droit chemin – certes, il parlait du Maroc mais l’Algérie a suscité nombre de notations de même acabit.
La guerre de libération installa côté français des rancœurs durables chez nombre d’Européens d’Algérie, et de productions d’historiens et publicistes de "nostalgérie" coloniale, dont le dernier et médiatique représentant est, par la plume et la télévision, un compagnon du président Sarkozy, Patrick Buisson.
Cet ex-directeur de l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute a publié fin 2009 un luxueux album à la gloire de l’armée française, de ses virils guerriers et de leur œuvre de « pacification », La Guerre d’Algérie, coédité par la chaîne Histoire et des institutions de l’État : mélange de convictions, de mélancolie esthético-guerrière et de ratissage calculé sur les terres du Front National destiné à en attirer les électeurs, sans qu’il soit avéré que la manipulation réussisse, sauf à imaginer, pour 2012, un surréaliste second tour Sarkozy-Marine Le Pen…
b/ Ethnicisme colonial, racialisme et fantasmes français
A l’époque coloniale, on parle couramment de « races » en Algérie, de Français, d’Européens et d’ « indigènes » selon des catégories racialistes inspirées du scientisme européen de la deuxième moitié du XIXe siècle : la « civilisation » versus « la barbarie ». Les « Arabes » sont opposés aux « Bebères » en tant que « races » distinctes, et pas seulement de locuteurs de langues différentes ; cela alors même que l’Algérie est un pays berbère notablement arabisé, et même auto-arabisé , moins que la Tunisie mais plus que le Maroc .
Les « Berbères », bons sédentaires, qui eurent à affronter les méchants nomades arabes, sont déclarés supérieurs auxdits « Arabes », et ressembler aux Gaulois : c’est l’inversion des notations méprisantes du chroniqueur du XIIème siècle et digne sharîf Abû ‘Abdallâh Muhammad al-Idrisî: cet auteur remarque, aussi bien pour Mila que pour Marrakech, que leurs habitants sont des « ramassis de Berbères » (ahluhâ akhlât min al-Barbar)…
Mais il est des Français pour interpréter de travers les stéréotypes : le brillant dirigeant socialiste Albert Thomas, normalien issu de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm, comme Jaurès, et disciple de Jaurès, écrit sur les Kabyles, réputés sédentaires, que « le goût du voyage inhérent à leur race fait qu’ils sont naturellement nomades ».
Ce préjugé favorable aux « Berbères » répond aux fantasmes narcissistes du nationalisme français, projetés sur des tiers – les bons « Berbères » censés ressembler aux Français et dédouanant inconsciemment ces derniers de la culpabilité des violences coloniales. Il s’est traduit par les quelques îlots de scolarisation française en Kabylie, mais il était aussi sous-tendu par la politique du « diviser pour régner » : s’attirer les « Berbères » contre les « Arabes » ; cela surtout pour la Kabylie : il y eut un véritable mythe kabyle, l’Aurès plus lointain, moins au cœur du territoire colonisé, ayant été davantage mis de côté. Heureusement il est de nos jours d’authentiques chercheurs pour rendre compte d’une Kabylie démythifiée .
Dans la même logique ethniciste coloniale, l’arrivée des Banû Hilâl (les « invasions hilaliennes »), ces « hordes barbares » arabes survenues au Maghreb à partir du milieu du XIe siècle, fut vue par les historiens coloniaux comme une « catastrophe », ces historiens recopiant Ibn Khaldûn, d’origine andalouse et yéménite, donc arabe et arabophone, mais grand notables cultivé citadin qui parle lui aussi de nakba.
On retrouve ce thème plus ou moins martelé chez des auteurs français de l’époque coloniale comme Augustin Bernard, Georges Hardy ou Victor Piquet, et même en mineur chez Charles-André Julien : puis, plus récemment chez Hady Roger Idris, chez Henri-Terrasse. Il faut attendre 1967 pour voir exprimée, dans la revue Annales ESC, défendue par l’historien de la Tunisie Jean Poncet, une thèse équilibrée sur le sujet ; mais Hady Roger Idris contre-attaque dans la même revue l’année suivante.
L’historien reconnaît aujourd’hui que l’immigration et l’installation des Banû Hilâl ont certes modifié les structures rurales, en favorisant l’élevage par rapport à l’agriculture ; mais on sait que l’élevage et la pratique de la transhumance (ashâba) existaient depuis bien auparavant chez des « Berbères », comme elle existait outre Méditerranée chez les éleveurs provençaux et languedociens (l’alpage, l’estive). Certes la survenue des Hilaliens entraîna des frictions et des affrontements, mais on a la preuve que furent, aussi, conclus des pactes de coexistence entre citadins et bédouin, comme par exemple à Constantine.
De toute façon, s’impose, au-dessus de ce monde « indigène » le mythe du Français racialement supérieur, lequel porte la marque du nationalisme français. En Algérie, les Européens représentent ce que les historiens américains dénomment un Creole people, un peuple créole – l’historienne américaine Lyah Greenfeld dénomme les Américains les « Creole pioneers ».
Or, beaucoup de Français d’Algérie sont des Méridionaux d’origine : à la veille de la Première Guerre mondiale, une enquête apprend que près des 4/5 des Français installés en Algérie sont proviennent de territoires situés au sud d’une ligne Genève-Bordeaux, c'est-à-dire de gens majoritairement non francophones, en l’occurrence occitanophones originels. Avec les immigrés espagnols et italiens, la prédominance de gens originaires du sud de l’Europe est donc flagrante parmi les immigrés européens en Algérie.
Raison classique pour laquelle ils tiennent souvent de manière démonstrative à se dire et à se prouver français, en quelque sorte sur-français, ce qu’Althusser dénommait une « introjection idéologique » : le fait d’être englobés dans l’ensemble français leur garantit leurs privilèges face aux Algériens, les soulage de leur sentiment plus ou moins conscient de précarité face au ressentiment de la masse algérienne colonisée. Bon an mal an, et malgré de vraies luttes sociales internes, malgré un mouvement anarchiste notable, et malgré le Parti Communiste Algérien, objectivement leur sort est solidaire de celui des notables coloniaux qui forment le lobby colonial.
-c- L’Algérie et le roman national français
- Mythe fondateur national et diversité française
Le principal mythe fondateur de la nation française, imaginée comme toute nation (la « imagined community » de l’historien anglais Benedict Anderson, spécialiste des sociétés sud-asiatiques) dans l’ « invented tradition » (cf. les historiens, anglais eux aussi, Eric Obsbawm et Terence Ranger) est, comme commun dénominateur, la révolution de 1789, cela bien avant la langue française qui ne s’enracine qu’avec l’œuvre scolaire de Jules Ferry et les brassages occasionnés par la guerre de 1914-1918 : en 1789, près de la moitié de la population de l’hexagone ne parle pas français et le comprend mal : ce sont les Alsaciens, Flamands, Bretons, les occitanophones, au sud de la ligne Genève-Bordeaux, et leurs cousins catalans.
Et pourtant l’hymne national, la Marseillaise de Claude Rouget de l’Isle, fut chantée pour la première fois en avril 1792 dans les salons du maire Frédéric de Dietrich, grand bourgeois maire de Strasbourg, ville où le peuple ne parlait pas français, mais un dialecte alémanique ; mais où, au pont de Kehl, sur le Rhin qui sépare l’Alsace du pays de Bade allemand, Dietrich avait fait apposer en français le panneau : « Ici commence le pays de la liberté ».
Trois mois plus tard, elle fut reprise et popularisée par les volontaires marseillais mobilisés pour la défense de « la patrie en danger », accueillis en triomphe à Paris – d’où le nom de Marseillaise. Cela alors que Marseille n’était pas une ville francophone, mais occitanophone, de dialecte provençal marseillais.
Sans remettre en cause ces emblèmes nationaux, un historien illustre comme le Parisien Jules Michelet put écrire sans sourciller que « la vraie France [était] la France du Nord », il en voyait le cœur dans l’île de France, jusqu’au val de Loire. Les humains de la moitié sud de l’hexagone étaient plus ou moins vus comme des sauvages folkloriques – de cette représentation témoigne la vogue des histoires marseillaises jusque tard dans le XXe siècle. A 22 ans, le janséniste parisien Jean Racine, en chemin pour aller rendre visite à son oncle, chanoine à Uzès (à 16 km au nord de Nîmes, 26 km à l’ouest d’Avignon), écrit dans une lettre à son ami La Fontaine que, à partir de Mâcon, il comprend mal le langage des naturels. Et à Uzès, « Je vous assure que j’ai autant besoin d’un interprète qu’un Moscovite en aurait besoin dans Paris. Néanmoins, je commence à m’apercevoir que c’est un langage mêlé d’espagnol et d’italien, et comme j’entends assez bien ces deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres et pour me faire entendre ».
Il est aussi surpris par la cuisine à l’huile d’olive, mais après l’avoir éprouvée, il la trouve finalement plus fine que la cuisine au beurre.
Il est plausible que le racisme anti-méridional ait été projeté sur l’Algérie sous l’étendard du sens commun national français. On l’a dit, les Français d’Algérie étaient majoritairement originaires de l’Europe méridionale, et ils étaient portés par ce racisme instinctif qui est celui de toute communauté de type créole – mais différent par exemple du racisme de système de l’Afrique du Sud, où l’apartheid était vu dans le cadre de la cité de Dieu, non sans imbrication avec telles représentations racialistes originelles.
En Algérie, rien de tel : les Pieds noirs étaient les agents in situ de rapports de domination dont la précarité, face aux Algériens dépossédés et discriminés, renforçait un racisme antialgérien de compensation : mépriser ces Algériens soumis, c’était se mépriser soi-même en projections sur des tiers, mais un soi-même transmué en vainqueur.
Le maréchal Bugeaud, l’adversaire de l’émir Abd-el-Kader, avant d’être nommé duc d’Isly, était le marquis de la Piconnerie dont le manoir se trouvait à la Durantie, près d’Excideuil, en Périgord vert profond, au nord-est de Périgueux : il est probable que, avec ses manants, il devait mieux se faire comprendre en dialecte nord-occitan du terroir qu’en français. Et si le Front national de Le Pen obtient de beaux scores à Marseille, n’est-ce pas que, Méditerranéens, les Marseillais ressemblent quelque peu aux Algériens : pour s’en différencier, ne doivent-ils pas recourir à ce que Freud appelle « le narcissisme de la petite différence », qu’on peut interpréter ici comme le racisme de la petite différence ?
A l’inverse, en Algérie, il y eut des petits colons pour défendre les paysans algériens menacés de dépossession et tourmentés par leurs administrateurs de communes mixtes, voire même pour se rallier dans l’enthousiasme militant aux revendications algériennes : ainsi Victor Spielmann, petit colon ruiné de la région de Bordj-Bou-Arreridj.
Ce fils d’un "optant" alsacien (Alsacien ayant refusé de devenir allemand en 1871 et ayant dû quitter sa patrie) fonda le Cri de l’Algérie, authentique journal de revendication anticoloniale; il fut ensuite le secrétaire en langue française de l’émir Khaled, puis le fondateur des bien nommées Éditions du Trait d’Union. A sa mort en 1938, le shaykh Ibn Bâdis publia dans son journal Al-Shihâb, un émouvant article d’hommage : « l’Algérie perd avec lui son ange gardien » (malâk hâris).
Et l’historien peut remarquer qu’il y eut d’autres Alsaciens à lui emboîter le pas, comme son ami Deybach qui s’exprimait dans L’Écho d’Aïn Tagrout. Peut-on risquer l’hypothèse : des exilés de leur patrie purent-ils se sentir des affinités avec des Algériens, exilés de l’intérieur ? L’histoire reste à écrire de ces Français d’Algérie à contre-courant colonial, mais elle va probablement tellement à l’encontre des taxinomies courantes qu’elle n’a jusqu’à maintenant tenté aucun chercheur : ne détonnent-ils pas dans le roman national/colonial français ?
- L’Algérie, chapitre et illustration du roman national français
L’invention coloniale de l’Algérie procède de la conquête française, assumée par le nationalisme français. Elle fut d’une part entreprise, d’après l’historien Pierre Guiral, à l’instigation de la Chambre de commerce de Marseille pour revigorer son commerce, et d’autre part décidée, quinze ans après la défaite de Waterloo : la conquête d’Alger marque une revanche du nationalisme français ; et elle fut bien voulue pour cette raison par le roi Charles X pour ragaillardir son pouvoir battu en brèche – trop tard en tout cas : six semaines après le débarquement français à Sidi Fredj du 14 juin 1830, et guère plus de trois semaines après la reddition d’Alger (5 juillet ), la révolution des « Trois Glorieuses » (27, 28 et 29 juillet 1830) mit à bas son régime.
Dans les manuels d’histoire français de la IIIe et de la IVe République, ainsi que chez les historiens coloniaux, tels ceux qui, en 1930, célèbrent le siècle d’Algérie française dans les Cahiers du Centenaire, l’Algérie est présentée comme une création française.
Elle l’est même dans l’Histoire de France et d’Algérie, d’Aimé Bonnefin et Max Marchand, publié en 1950 : ce manuel d’école primaire est une histoire très convenue, une sorte de Lavisse dédoublé France-Algérie – France : pages paires, Algérie : pages impaires –, avec chaque fois une gravure explicative ; cf. les p. 55-56 : à gauche, Boufarik en 1836, à droite, Boufarik aujourd’hui : un beau village prospère en lieu et place d’une terre quasiment déserte, labourée par un Français coiffé d’un képi.
Cela alors même que les auteurs sont marqués à gauche et que l’un d’eux, Max Marchand, sera assassiné par l’OAS en mars 1962. Rien sur le système colonial : la conquête de l’Algérie est soft, « la piraterie » (et non « la course ») n’est pas expliquée – serait-ce un fait de nature ? – mais sont célébrés les « combattants musulmans de l’armée française »… Nulle part ne sont notées les continuités depuis le beylik d’avant 1830 : jusqu’en 1918, on l’a dit, le pouvoir français continua à pressurer les Algériens par la fiscalité des « impôts arabes » spécifiques.
Pourtant, bien avant même l’apparition des nouveaux historiens engagés dans la décolonisation de l’histoire, il y eut des critiques à être émises : par exemple par le géographe de conviction anarchiste Élisée Reclus ; et le Jean Jaurès de l’Histoire socialiste estimait que le système colonial, « asservissement d’une nation par une autre », était « une affaire Dreyfus permanente ». Ceci dit, en Algérie même, si existèrent bien des positions coloniales intangibles reflétant la logique du système, il y eut des pratiques relativement diverses.
-2- Le système colonial entre politique et primat des armes
-a- Des pratiques politiques coloniales relativement diverses
Si la conquête fut impitoyable et sanglante, le corps militaire se distingua relativement des pratiques des colons civils, et les deux luttèrent pour s’assurer la mainmise sur l’Algérie et le contrôle de ses populations. Il y eut les « bureaux arabes » de la conquête de l’Algérie et du Second Empire, caractérisés par un encadrement paternaliste à même de toucher des humains régis par la "açabiyya" des systèmes segmentaires, mieux que par le matraquage permanent indifférencié.
Ce fut la tentative de « royaume arabe », méticuleusement analysée par Annie Rey-Goldzeiguer, royaume arabe dont le conseiller de Napoléon III Ismaël Urbain fut le plus écouté. La rupture décisive se produisit avec la répression de la révolte de Mokrani-Bel Haddad, qui se solda par le séquestre de 445 000 hectares de terres. Dès lors, fut engagée la colonisation capitaliste permise par une série de lois, dont la fameuse loi Warnier de juillet 1873.
La colonisation foncière fut à son apogée sous la IIIe République pendant les quatre décennies qui suivirent. S’établirent au même moment des entreprises industrielles primaires, l’exploitation de mines notamment, mais pratiquement aucune industrie productive ne fut implantée selon les logiques de ce qu’on dénommé en faux sens partiel le « pacte colonial », les banques se développèrent pendant que les compagnies maritimes françaises prospéraient sous le bouclier du monopole de pavillon. Ce fut en « politique indigène » le triomphe des « civils », à l’exception des TDS (Territoires du Sud).
Les militaires ne retrouvent quelque importance que lors de la conquête de l’Afrique subsaharienne et aux approches de la guerre de 1914-1918 – le service militaire obligatoire fut imposé par décret du 3 février 1912, cela contre l’avis du colonat : La Dépêche algérienne du 3 août 1908 écrit crûment « Au point de vue instruction et service militaire, laissons donc les Arabes tranquilles ».
La conscription fut intégralement appliquée en septembre 1916 ; d’où l’insurrection du Belezma/Aurès de 1916-1917. Mais le recrutement de 173 000 Algériens pour la première guerre ne leur rapporta pratiquement rien hormis l’insignifiante loi Jonnart de 1919 ; et le recrutement de 120 000 autres pour la deuxième guerre mondiale se conclut par la tentative insurrectionnelle et la répression de mai 1945, puis le statut inégalitaire de 1947.
Il y eut aussi quelques différences dans les politiques suivies au Gouvernement général de l’Algérie à Alger. Charles Célestin Jonnart, dans la première décennie du XXe siècle, a des attentions pour les notables algériens, il se veut ouvert et libéral, il crée le prix Abd-el-Tif en 1907, il promeut le style mauresque dit « style Jonnart », réalisé entre autres par l’architecte Tardoire : la médersa de Constantine – jusqu’en 1972, en plein centre, elle abrita l’université, avant la mise en service des blocs bétonnés de Niemeyer –, celle de Tlemcen, celle d’Alger, la gare d’Oran, la grande poste d’Alger, l’hôtel de ville de Skikda…
Le gouvernement général est dirigé par un grand bourgeois du nord, qui a pour belle famille les banquiers et industriels lyonnais Aynard, relativement en douceur par rapport à son successeur radical et franc-maçon, le gouverneur Charles Lutaud. A partir de 1911, ce ci-devant préfet du Rhône se révéla un colonialiste raidement intransigeant. En contraste, la figure du gouverneur Maurice Viollette (1925-1927), lui aussi franc-maçon, lui aussi vrai colonial, mais croyant au message de civilisation que la France disait incarner, et se mettant pour cela à dos le colonat .
Pendant la guerre de libération algérienne, les SAS furent une nouvelle version des bureaux arabes – même encadrement, même paternalisme pour attirer et rallier les populations, mais à contretemps de la lutte de libération engagée en 1954 – à cette différence non négligeable que les officiers français des Bureaux arabes apprenaient l’arabe ou le berbère et que les officiers des SAS ignoraient généralement les langues du pays.
Il exista même des militaires sensibles aux droits humains, voire même protestataires comme le fut le général Jacques Paris de Bollardière qui fut mis aux arrêts. Et même un vieux routier des Affaires indigènes comme le général Georges Spilmann, commandant la Division territoriale de Constantine en 1954, et mort en service commandé au Maroc en 1955, cria au fou devant les offensives du général Cherrière dans les Aurès entreprises fin 1954-début 1955 avec d’énormes moyens. Il a laissé un ouvrage décapant, non conformiste, au titre provocateur, Souvenirs d'un colonialiste (1968) et, moins connu Le cas de conscience d'un officier (1970) .
Quant au général de Gaulle lui-même, tout militaire dans l’âme qu’il ait été, et même s’il n’avait pas spécialement le FLN en sympathie, il dut probablement être assez tôt convaincu de la nécessité de discuter et de négocier avec la résistance algérienne. L’historien peut lire les opérations de reconquête « Jumelles » et « Pierres précieuses » du plan Challe, en 1959-1960, comme la preuve par l’absurde qu’il fallait négocier, à la politique : même une maîtrise militaire du terrain ne détruisit pas l’ALN et elle renforça symétriquement le rôle et l’engagement des politiques du FLN dans le monde et à l’ONU. Tout général qu’il était, de Gaulle fut un politique.
-b- Le mythe des occasions manquées
D’après l’historiographie positiviste, notamment la grande œuvre de Charles-Robert Ageron, succédant entre autres aux livres de Marcel Émerit, il y aurait eu des « occasions manquées » entre Algériens et Français depuis 1830. Prenons par exemple le senatus-consulte de 1865 : l’« indigène » est français, mais régi par la loi musulmane, c'est-à-dire par ce qu’on appelait le statut personnel musulman, qui régissait les Algériens au privé (mariage, successions…) en lieu et place du Code civil.
Pour se faire « naturaliser » français, un Algérien devait en faire la demande, renoncer à son statut personnel, et après examen, il pouvait par décret être admis à la citoyenneté française de plein droit. Très peu d’entre eux acceptèrent cet abandon : le statut personnel musulman était un symbole d’enracinement et d’opposition à la loi coloniale, il revêtait le sens d’une apostasie, de l’abandon de l’islam : il y avait la peur d’être taxé de « gawrî ».
Moins de 5 000 Algériens s’étaient fait « naturaliser » français au moment du centenaire de la conquête en 1930 : un Ferhat Abbas, pourtant de culture largement française, refusa toujours d’abandonner son statut musulman pour devenir citoyen français. Et, pourtant, dans la logique du « diviser pour régner » et pour trouver une assise à son pouvoir, Paris avait, le 24 octobre 1870, promulgué le décret Crémieux donnant la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie en leur conservant leur loi religieuse, la loi mosaïque.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1919, fut votée la loi Jonnart, du nom du gouverneur général de l’Algérie, réinstallé début 1918 à la place de Lutaud par Clemenceau, président du conseil et ministre de la guerre. Alors que le service militaire obligatoire institué en 1912 en Algérie avait été présenté à dessein comme l’impôt du sang dû par tous les Français, cette loi ne donna le statut de citoyen dans le statut musulman qu’à une infime partie des Algériens, soigneusement triés et sous condition de connaissance du français et d’états de service.
En 1936, le projet dit « Blum-Viollette » – en fait c’était le projet Viollette, ministre d’État dans le gouvernement Blum –, reprit les logiques de la loi Jonnart, mais en augmentant le nombre des bénéficiaires de droit (dont les titulaires du certificat d’études primaires) à environ 25 000 hommes. Et, bien que les deux députés socialistes élus en Algérie en 1936, Régis et Dubois, poussent le gouvernement de Front populaire de Blum à adopter le projet Viollette, devant les rodomontades du lobby colonial, Blum renonce à même le présenter à la Chambre des députés .
Blum ne voulait peut-être pas se mettre le lobby colonial à dos : il put vouloir, en s’inclinant, prouver sa qualité de bon Français, lui qui était qualifié par la presse d’extrême droite de juif allemand, affublé du nom de Karfulkenstein. Mais il y eut bien sûr responsabilité collective du gouvernement de Front populaire. Au fond, il y avait bien connivence structurelle entre le lobby colonial et Paris – l’État français – dont la colonisation de l’Algérie, représentée comme construction nationale française, était ressentie comme partie prenante : comme l’a écrit Jean-Paul Sartre, le colonialisme était bien un « système », un système français.
Le contenu du projet Viollette fut repris, et même élargi, par l’ordonnance gaullienne du 7 mars 1944. Elle fut reconduite en loi le 7 mai 1946, avec l’institution des deux collèges : le premier français, le deuxième indigène. Les Algériens eurent cinq députés MTLD à Paris à la première Constituante, dont Mohammed Khider.
L’assemblée nationale française vota le 20 septembre 1947 le statut de l’Algérie selon lequel, on l’a noté, chaque collège élisait le même nombre de représentants quand le premier collège ne comprenait en nombre qu’1/8 du chiffre des membres du deuxième collège. Ce qui aurait été peut-être bienvenu et accepté une décennie plus tôt ne pouvait plus l’être en 1947 car le nationalisme algérien avait considérablement évolué devant les blocages français, et il y avait eu la tragédie de mai 1945.
Le 2 janvier 1956, les Français votent majoritairement pour la gauche. Le dirigeant socialiste Guy Mollet proclame son intention de faire la paix en Algérie et dénonce cette « guerre imbécile et sans issue ». Il est investi président du conseil, c'est-à-dire chef du gouvernement. En visite à Alger, il y est accueilli le 6 février 1956 sous les huées et des jets de tomates par une manifestation de Français d’Algérie.
Et là aussi, Guy Mollet cède aux pressions des manifestants et du lobby colonial qu’ils signifient. Le 12 mars 1956, l’Assemblée nationale vote pour son gouvernement les « pouvoirs spéciaux » sur la politique à mener en Algérie, avec entre autres l’approbation des députés communistes. Le contingent français est rappelé, c’est l’engagement dans la guerre. Cependant, pour tenter désespérément de l’arrêter, durant l’été 1956, est préparée l’organisation d’une conférence nord-africaine devant se tenir à Tunis, organisée par le Maroc et la Tunisie, en concertation avec le secrétaire d’État français aux Affaires marocaines et tunisiennes Alain Savary .
Il était d’accord pour qu’y participent quatre des neuf chefs historiques du FLN – Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohammed Boudiaf, Mohammed Khider –, se trouvant alors au Maroc . Objectif : préparer en douceur la décolonisation de l’Algérie en lui conférant un statut d’État indépendant en association avec la France dans un cadre fédéral maghrébin, étant entendu que Savary jugeait inéluctable l’indépendance de l’Algérie.
Simplement il était un adepte de cet art du compromis que d’aucuns appellent la politique, qui aurait permis, s’il avait été tenté, à l’Algérie d’accéder par étapes à l’indépendance en faisant l’économie d’une terrible guerre. L’avion marocain emmenant du Maroc à Tunis les quatre dirigeants algériens, qui transportait aussi l’intellectuel algérien Mostefa Lacheraf, passa sur l’espace aérien, alors français, qu’il aurait dû éviter ; il fut arraisonné par la chasse aérienne française – ce fut l’un des premiers détournements aériens de l’histoire.
D’après Ben Bella, « ils nous ont vendus » (les Marocains), de connivence avec les services secrets français et le commandement militaire français en Algérie pour que la conférence n’ait pas lieu. Les cinq Algériens sont appréhendés à leur descente d’avion – ils passeront tout le reste de la guerre en prison. La conférence de Tunis avait bien été sabotée. Malgré ses protestations au gouvernement, Alain Savary ne parvint pas à les faire libérer. Il démissionna donc, la mort dans l’âme.
L’appareil militaire français dirigeant exulte. De son côté, d’après un témoignage de Salah Boubnider et les mémoires inédits de Lakhdar Ben Tobbal, colonel de la wilâya II (Constantinois), à l’écoute de la radio ce dernier aurait fumé, dans l’attente fébrile, sept paquets de Bastos ; et, lorsqu’il comprit que les cinq Algériens prisonniers ne seraient pas libérés, on aurait fait la fête au commandement de la wilâya II ; explication entendue dans la bouche d’Algériens : on ne pouvait pas trahir l’engagement du 1er novembre 1954 en acceptant un compromis qui ne reconnaîtrait pas d’emblée l’indépendance et la souveraineté totales de l’Algérie.
Autre lecture possible : en un temps où l’armée prétorienne des frontières de Boumediene et son État-Major Général n’existaient pas encore, l’appareil militaire en formation dans les maquis espérait alors encore être maître du jeu dans l’Algérie indépendante à venir, ce qu’une paix négociée aurait entravé car elle aurait mis au premier plan les politiques.
Alors, occasions manquées ? Ou occasions non tentées ? Car il ne peut y avoir d’occasions manquées que s’il y a des occasions tentées : le Front populaire n’osa pas affronter le lobby colonial ; le gouvernement Paul Ramadier, le premier de la IVe République, ne prit pas la mesure de l’acuité de la question algérienne en faisant voter le statut de 1947, Guy Mollet plia sous l’hostilité de la foule européenne d’Alger, puis céda au coup des services français qui avaient (à son insu ?) mis un terme à un espoir de paix le 22 octobre 1956. Au total, rien ne fut vraiment entrepris par les gouvernants français pour empêcher le dénouement violent : comme système, le colonialisme restait prévalent dans l’imaginaire nationaliste français.
-c- Le primat des armes
La conquête de l’Algérie, commencée en 1830, dura près de deux décennies, ce fut une conquête militaire. Et la résistance algérienne s’est manifestée dans le temps moyen (à partir de 1830) par la résistance armée. Plusieurs révoltes, toutes durement réprimées, scandèrent l’histoire, depuis l’insurrection d’El Mokrani - Bel Haddad en 1871 jusqu’à la tentative du printemps 1945 du Constantinois, en passant par des révoltes en Kabylie orientale, l’insurrection des Oulad Sidi Chaykh qui embrasa l’Algérie du Sud Oranais au Titteri en 1864, la révolte de l’Aurès en 1879 , celle de Bou ‘Amama dans le Sud Oranais en 1881-1882, la révolte plus circonscrite dite de Marguerite, près de Miliana, en 1901, l’insurrection du Belezma/Aurès de 1916-1917 dont la répression dura six mois, 38 ans avant l’infijâr du 1er novembre 1954.
L’ALN de 1954-1962 avait été esquissée par la création, au congrès du MTLD de février 1947, de l’OS (Organisation Spéciale), organisation paramilitaire, à laquelle, par esprit de consensus, avait finalement consenti Messali Hadj, lequel croyait de son côté davantage à une voie politique. Mais au sein du parti existaient aussi des forces qui se défiaient d’une voie politique marginalisant la perspective d’un recours aux armes, dont le docteur Mohammed Lamine Debaghine, qui fut politiquement éliminé par Messali en 1949.
A la tête de l’OS, se succédèrent Ahmed Ben Bella et Hocine Aït Ahmed. A la réunion de Zeddine, fin 1948, dans le Haut Chélif, à la ferme familiale de l’instructeur chef militaire Djilali Belhadj, dans le Haut Chélif, le rapport d’Aït Ahmed insistait sur la nécessité de mettre au premier plan la lutte armée, et des dirigeants comme Hocine Lahouel firent leur cette perspective. Sans moyens réels et sans organisation d’ampleur, l’OS ne put, au mieux, que conduire un "Kriegspiel" peu menaçant pour l’ordre colonial : un scoutisme d’apprentis guerriers dont Aït Ahmed décrit savoureusement les pérégrinations en montagne dans ses mémoires .
De toute façon l’OS fut démantelée en 1951 par les services français et les rescapés de la répression rongèrent leur frein dans la clandestinité ; jusqu’à ce que, notamment sous la conduite du maître organisateur Mohammed Boudiaf, soit préparée la logistique de l’allumage de la mèche du 1er novembre 1954. Le contexte mondial était celui de la toute récente guerre d’Indochine, et de la victoire de Dien Bien Phu du Viet Congh sur l’armée française où combattaient des soldats algériens.
Revenus en Algérie, ils furent les porteurs de la bonne nouvelle : une guerre de libération anticoloniale pouvait se terminer par la victoire des colonisés. Nombres d’initiateurs du mouvement de novembre 1954 provenaient de l’OS : Le FLN voulut renouer avec la logique de l’OS, en faisant cette fois de l’ALN un instrument efficace
Pendant la guerre de libération algérienne, nombre d’officiers français furent de leur côté persuadés de l’avoir emportée par les armes, et donc d’être trahis par le gouvernement du général de Gaulle. Ce fut le général Salan et le putsch des généraux d’avril 1961, ce fut aussi l’OAS, dans son combat désespéré à contretemps. Le récent album de Patrick Buisson, déjà cité, chante encore le mythe du triomphe de l’armée française sur les fellaghas.
Du côté algérien, le recours à l’action armée est célébré en Algérie par les descendants des mujâhidûn, des mujâhidât et des shuha-dâ’. Cela permet aussi de magnifier un pouvoir dirigeant se légitimant par la lutte armée de libération nationale et l’invoquant en toute occasion pour consolider l’appareil militaire – appareil issu de l’armée des frontières et de l’EMG de Boumediene créé par le CNRA début 1960, appareil longtemps maître du jeu.
Cela permet d’escamoter le rayonnement du FLN de par le monde et à l’ONU que de vrais politiques s’acharnèrent à édifier ; cela pour aboutir, à partir de 1960, et surtout de l’été 1961, avec le GPRA de Ben Youssef Ben Khedda, aux décisives négociations d’Évian, auxquelles Mohammed Harbi fut désigné comme expert. Seule une solution politique était viable, et ce furent bien des civils qui gagnèrent la paix, même si la commotion initiale des armes avaient été le préalable obligé conduisant le pouvoir colonial à lâcher du lest, à négocier : dénouement d’une résistance à l’ordre colonial que l’historien doit étudier sous toutes ses facettes, dialectiquement.
Mais avant de tenter de l’analyser in fine, il importe, ce qui est bien peu tenté dans l’historiographie courante, de remonter à ce qui précède la colonisation de l’Algérie, de situer au préalable l’histoire algérienne dans son ancrage profond à l’histoire de longue durée, et plus largement à l’histoire de la Méditerranée dont elle est partie prenante.
-3- L’évolution historique sur la longue durée
Cette question de fond renvoie en effet inévitablement à l’histoire de la Méditerranée telle que la conçut et la réalisa Fernand Braudel, historien renommé de l’École des Annales, dans la lignée de Marc Bloch et de la revue des Annales Économie, Sociétés, Civilisations, avec notamment Lucien Febvre et Ernest Labrousse, – ce dernier fut aussi le maître à penser du grand historien ottomaniste algérien Lemnouar Merouche. Braudel, Lorrain d’origine , fut nommé à 22 ans en 1923 professeur à Alger où il enseigna pendant dix ans. Il fut notamment le théoricien des différents temps de l’histoire : du temps court au temps long ou temps de longue durée.
Il faut y insister parce que l’histoire de l’entité spatialo-humaine qui deviendra l’Algérie n’a pas commencé en 1962, non plus en 1830 et pas davantage en 1518, quand Aoudj Barberousse est investi par le sultan ottoman du gouvernement d’Alger. Il faut, pour comprendre le présent et le passé proche, un bref temps d’arrêt sur la longue durée.
-a- Société segmentée et emprises étatiques
Partons des réflexions de Benjamin Stora sur les différences entre Maroc et Algérie : le Maroc, qui a connu une durée et une forme de colonisation différentes de celles de l’Algérie, cultive d’après lui un rapport à l’histoire qui « s’enracine dans la tradition et insiste sur la continuité ». En revanche, pour les Algériens qui ont vécu la présence ottomane avant l’arrivée des Français, c’est « l’histoire (anti)coloniale [qui] invente le territoire […], ces perceptions distinctes entraînent deux formes de légitimation de l’État-nation : elle passe, au Maroc, par l’histoire longue, tandis qu’elle transite, en Algérie, par la puissance géographique » .
Il est vrai que, sur la longue durée, perdure dans al-Maghrib al-awçat (le Maghreb médian, aujourd’hui l’Algérie) une société segmentée en qabâ’il (tribus), familles élargies et clans. L’identité de base y fut longtemps celle de communautés patriarcales, régies par une norme solidariste et unanimiste, l’identité large étant depuis douze siècles fondée sur la référence à al-umma-al-muhammadiyya (littéralement la communauté mahométane [universelle]).
Dans la patrie Algérie, al-watan, c’est étymologiquement le lieu natal, référé aux hommes d’un territoire, et non à un groupe humain en soi (al-qawm) : wataniyya peut être traduit en français par nationalisme alors que patriotisme serait stricto sensu plus exact. Mais ailleurs, en Égypte et dans le reste du monde arabe, c’est le terme de qawmiyya qui est plus souvent utilisé (qawmiyya miçriyya, qawmiyya ‘arabiyya : nation égyptienne, nation arabe). Pour société nationale, on dit sharika wataniyya en Algérie, mais sharika qaw-miyya en Tunisie.
Les groupes qui tentent, du XIe au XIIIe siècle, de conquérir et d’édifier un empire maghrébin viennent du Maghrib al-Aqçâ – le Maghreb extrême, aujourd’hui le Maroc : du XIème au XIIIème siècles, ce sont les dynasties des Almoravides (al-Murâbitûn), puis surtout des Almohades (al-Muwahhidûn), le conquérant almohade ‘Abd al-Mu’min étant, lui, originaire de la région de Nedroma, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Tlemcen ; mais le foyer originel de leur pouvoir est Marrakech.
Puis, à partir de Fès, viennent les Marînides (Banû Marîn), originaires du Tafilalet, avant les Saadiens (al-Sa‘adiyyûn) puis les Alaouites (al-‘Alawiyyûn), porteurs de la noble marque chérifienne, eux aussi issus du Sud marocain. Tous sont originaires de groupes humains de l’intérieur. Il en est de même des Zayânides (Banû Zayân) de Tlemcen, issus également du terroir profond. Mais eux ne sont pas porteurs de la distinction chérifienne ; et les dynasties installées à Marrakech, puis à Fès, édifient un pouvoir éminent, relativement stable, du moins sur un bilâd al-makhzan (pays de souveraineté de l’État, fiscalement contrôlé) assez bien délimité dans les plaines et ayant échappé à l’emprise ottomane, et le bilâd al-sayba (zones fiscalement incontrôlées, sises surtout en montagne) leur échappant plus ou moins selon le rapport des forces.
A l’antiquité tardive, en Numidie-Maurétanie césaréenne – al Maghrib al-awçat : la future Algérie –, le schisme donatiste contre le catholicisme romain peut être vu comme précurseur de l’Islam ; les révolte des circoncellions et de Firmus contre l’autorité romaine installée comme annonciatrices des dissidences à vecteur religieux, comme, au VIIIe siècle, la grande révolte du kharijite (khârijî) Abû Yazid (l’homme à l’âne : çahîb al-himâr) contre l’État aghlabide sunnite de Kairouan ; les royaumes « numides » de l’Antiquité et les principautés « maures » des Ve-VIe siècles comme avant-coureurs de la dynastie rustamide de Tihert, puis du « royaume de Tlemcen » des Banû Zayân.
Si, au VIIIe siècle, ‘Abd al-Rahmân ibn Rustam était originaire d’Orient, le pouvoir zayânide des XIIIe-XVe siècles est issu de communautés originaires du Maghreb oriental, repoussées vers les Hautes plaines oranaises par l’avancée des Banû Hilâl. Mais ce « royaume » est menacé, à la fois par les voisins de l’ouest marînides dont les Zayânides ont été un temps les clients, et à l’est par les dissidences endémiques des communautés du Chélif, du Dahra et de l’Ouarsenis. Dans le même temps, les Banû Hafç (Hafçides) de Tunis, eux, édifient peut-être l’état le plus achevé du Maghreb, dont le centre est l’Ifriqiya (al-Maghrib al-adnâ), la future Tunisie. Cette dynastie provenant, non du terroir, mais d’une lignée de gouverneurs établis par les Almohades à Tunis, domina aussi le Constantinois, jusqu’à Bejâïa, dont la dynastie des Banû Hammâd avait disparu au milieu du XIIe siècle sous le choc des Banû Hilâl.
Le territoire du Maghrib al-awçat est endémiquement le théâtre d’affrontements entre voisins de l’ouest et de l’est, aussi le royaume de Tlemcen doit-il maintes fois négocier sa tranquillité en concédant des iqtâ‘(s) (concessions, fiefs fiscaux) aux communautés indociles. Durant l’Algérie ottomane, connue notamment grâce aux travaux récents des historien(ne)s algérien(ne)s Fatima Zohra Guechi, Abd El Hadi Ben Mansour et Lemnouar Merouche, se produisit une relative stabilisation. Le beylik, mieux établi, reposant notamment sur le corps des janissaires turcs, s’appuie sur les tribus makhzan qui pressurent les tribus ra‘âiya, soumises comme un troupeau à son berger.
Mais de tous temps, les ancêtres des Algériens ont vu avec méfiance tout pouvoir prétendant s’imposer à l’ordre communautaire de base : ils ne croient pas à l’État parce que, pour eux, l’État s’est continûment confondu avec un appareil d’origine extérieure (Rome, Algérie coloniale, et même ottomane) ou un segment de la société répugnant à rendre des comptes à la société, autrement que comme des sujets fiscaux à dompter ou avec qui négocier pour acheter leur innocuité.
De ce point de vue, il y a ressemblance avec le royaume de France de Louis XIV où, au XVIIème siècle, les sujets du roi ne connaissent guère de l’État que la fiscalité. Enfin, on peut dire que, sur le temps moyen récent, la démocratie a été entravée en Algérie par des pouvoirs certes autoritaires mais aussi par une idéologie se défiant de la démocratie comme risquant de contrevenir au sacré communautaire. Il y a bien des démocrates de cœur, mais guère sur la scène politique active, et la démocratie offerte est de toutes façons clivée entre masse et élite, d’aucuns diraient « censitaire ». Et la société actuelle est encore quelque part tributaire d’ancrages socioculturels de longue durée.