Les stratèges américains, qui n'en ont d'ailleurs, en réalité, pas fini avec le problème irakien, croient pouvoir appliquer à l'Afghanistan les mêmes solutions, pour arrêter le cycle des violences qu'ils ont eux-mêmes apportées dans les deux pays.
Cependant, deux tendances s'affronteraient, semble-t-il, sur le sujet. L'une croit pouvoir clore le conflit d'Afghanistan par la méthode dite dure, celle d'engager sur place des opérations militaires ciblées ou d'envergure contre les Talibans devenus quasiment les maîtres du terrain aujourd'hui. C'est le clan appelé "Lutte contre le terrorisme", mené par Joe Biden, le vice-président des USA et l'ambassadeur en poste à Kaboul, Eikenberry. Il se projette dans une perspective où le retrait des troupes américaines d'Afghanistan doit être programmé pour 2011, en laissant entre les mains des autorités locales le soin de poursuivre elles-mêmes la lutte à leurs risques et périls. L'autre, s'appuyant sur la thèse purement colonialiste mise en place par les Français en Algérie, cherche plutôt à tenter de gagner les cœurs des Afghans eux-mêmes pour les retourner contre leurs frères, les Talibans. Et c'est l'autre clan des partisans de la "contre-insurrection". Défendue par le général Petraeus qui l'a expérimentée avec "succès" en Irak, cette autre stratégie viserait à acheter le ralliement des Afghans par des actions sociales directes, des aides à la reconstruction et au développement, soutenues par une protection militaire contre ceux qu'elle appelle désormais "les insurgés".
C'est précisément à cause de cette double approche et de son caractère dichotomique qui semble avoir particulièrement dérangé le général Mc Chrystal, qui ne se reconnaît pas dans la tendance de Biden, que l'esclandre est venue avec les résultats que l'on sait.
Petraeus, comme le président lui-même, fait malheureusement une grave erreur d'appréciation en confondant la nature des résistances rencontrées en Irak et en Afghanistan. Au pays de Saddam, les forces qu'ont affrontées principalement les Américains et les Britanniques s'étaient trouvées dès le départ minées elles-mêmes par un conflit religieux interne très ancien mais encore extrêmement profond, qui, en terre d'islam, conduit généralement à la dislocation complète des peuples qui le traversent. La dualité entre chiites et sunnites, qui remonte à l'époque de l'avènement de l'islam, est tellement profonde, puisqu'elle met en cause le choix même du prophète, Ali contre Mohamed, que les Arabes sont capables d'hypothéquer leur propre liberté ou indépendance contre la préservation de leurs croyances(*). On a vu d'ailleurs qu'à partir de l'instant où les Américains ont offert aux chiites la possibilité de reconquérir la place qui leur est due comme communauté majoritaire en nombre en Irak, la résistance a pris une autre tournure. Les chiites se sont immédiatement retournés contre leurs adversaires immédiats, les sunnites, les plus engagés dans la résistance contre les occupants, perdant ainsi de vue le devoir de reconquête de l'indépendance de leur pays.
En Afghanistan, le problème n'étant pas posé de la même manière, il ne peut donc trouver les mêmes solutions. Jusqu'à plus ample informé, le pays a été scandaleusement agressé à la suite de l'attaque des tours de New York sans lien aucun avec les problèmes internes créés par les Talibans. Il n'y a là-bas aucun schisme à caractère religieux de nature à rendre l'approche comparable à celle d'Irak. L'Afghanistan n'ayant jamais été non plus une colonie, historiquement parlant, ses ressortissants se disent maîtres absolus de leur destinée. Et le rapprochement récurrent de Hamid Karzaï de la mouvance dite terroriste explique largement d'ailleurs qu'il y a là une confluence des intérêts supérieurs qui doit nécessairement rapprocher les autorités en place des Talibans, appelés à juste raison des insurgés, qui luttent pour la libération de leur pays.
La meilleure preuve, enfin, que les coalisés occupant encore illégalement l'Afghanistan se trompent lourdement sur la nature de leur "conquête" est que depuis dix ans, loin de progresser dans leur mission de destruction des Talibans, ayant par ailleurs échoué à capturer Benladen, ils se retrouvent plongés dans une agression sans fin qui ronge progressivement leurs troupes.
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(*) Je ne puis m'empêcher de rapporter ici une anecdote très symptomatique de la question, qui a été rapportée dans son livre par le Dr Salem Chaker, directeur de l'INALCO à Paris. Suite aux graves revers militaires essuyés par les troupes combinées, françaises - dirigées par Pétain - et espagnoles, engagées sur le théâtre du Rif, au début des années 20, des plénipotentiaires ont été dépêchés auprès de Chakib Arslan, en Syrie (protectorat français à l'époque). C'était un religieux qui faisait autorité dans le monde arabe. Parce qu'on savait qu'il serait écouté, les plénipotentiaires lui avaient demandé d'intercéder en faveur des assaillants, contre de l'argent ou des biens qu'il était libre d'exiger, auprès d'Abdelkrim, le chef des insurgés berbères du Rif, pour l'inciter à se rendre ou à quitter les rangs du commandement. Contre toute attente, Arslan déclina l'offre de rémunération reçue, mais il exigea tout simplement en échange que l'Etat français s'engage à autoriser la construction de 1000 mosquées dans ce qui était alors l'Afrique Française du Nord. Paris ayant accepté, des mosquées ont été effectivement érigées, au prix, bien sûr, de l'indépendance du Rif et du Maroc remise aux calendes grecques. Et c'est ainsi que le rebelle, comme l'appelait le roi du Maroc de l'époque, s'est trouvé trahi et abandonné des siens, au nom, vous l'avez compris, du culte de l'islam, autrement supérieur à celui de la liberté et de l'indépendance des peuples...