Comme l'an passé, cette fois encore voici 2 épreuves rédigées, à l'initiative du journal Libération, par des personnes éminentes, dans les conditions retenues pour l'examen officiel, à titre documentaire ou de comparaison pour les lecteurs de notre site.
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Ils sont neuf à passer le bac pour Libé.fr cette année, toutes matières confondues ou presque. Aucune autre consigne que celle de rendre «en temps réel» un exercice libre plutôt qu'un corrigé. Première épreuve ce jeudi, la philo. Marc Crépon, philosophe grand connaisseur de Nietzsche ou Rosenzweig, a choisi l'un des sujets L: «Faut-il oublier le passé pour se donner un avenir?» Et a rendu sa copie en un temps record, à peu près sept secondes après celle d'Yves Michaud.
Epreuve de Marc Crépon
La copie du philosophe Marc Crépon, qui a choisi l'un des sujets L: «Faut-il oublier le passé pour se donner un avenir?»
Si l'on devait se demander ce qui aura séparé puis rassemblé les nations constitutives de l'Europe, nul doute qu'il faudrait avancer, en premier lieu, la célébration collective des dates. Pour chacune d'elles, l'année est rythmée par la commémoration d'événements qui ont marqué son histoire et dont le souvenir est imposé à la communauté comme un devoir de mémoire. Comme ces événements sont la plupart du temps traumatiques (guerres, attentats, catastrophes), ce qui est alors rappelé, à chaque fois, c'est une dette contractée à l'encontre des victimes de ces mêmes événements.
D'une nation, d'une communauté à l'autre, ces dates ne sont pas les mêmes ou elles n'ont pas la même signification. Aussi se sont-elles longtemps imposées comme un facteur de division, à plus forte raison lorsque le passé qu'elles rappelaient était le conflit qui les avaient opposé les unes aux autres. C'est ainsi qu'au lendemain de la Première, comme de la Seconde Guerre mondiale, les nations européennes avaient chacune leur calendrier, leurs dates. Elles se distinguaient par leurs rapports différents à leur passé commun.
Cela signifie-t-il qu'il était nécessaire, pour que l'Europe se donne un avenir, que ces mêmes nations oublient leur passé? Ou fallait-il qu'elles apprennent à le partager? Au fil des dernières décennies, les commémorations sont devenues communes, les gestes symboliques se sont multipliés comme celui qui réunit, main dans la main, les présidents français et allemands, François Mitterand et Helmut Kohl à Verdun. Avec le temps, sans que rien des conflits du passé ne soit oublié, les nations européennes ont appris à construire leur avenir dans la reconnaissance et le respect mutuel des blessures de leurs mémoires divisées.
Instrumentalisation belliqueuse
La volonté d'une mémoire commune se mit ainsi au service de la paix. Mais ceci ne fut possible que parce que le rappel du passé était soutenu par un projet politique «pacifique» et qu'il était, par là même, découplé de tout désir de revanche ou de vengeance. Il n'en va pas toujours ainsi et, comme l'ont rappelé les guerres dans les Balkans, il arrive aussi que le rappel du passé n'ait d'autre fonction que de nourrir les guerres et de compromettre sinon d'empêcher tout avenir commun entre des peuples ou des communautés déchirés.
Ce qui caractérise ce rappel, c'est cette forme de ressentiment contre le temps qui fait l'essence de tous les nationalismes. L'instrumentalisation belliqueuse du passé consiste alors à le ressasser, mais aussi parfois à l'exhumer, à le faire surgir de l'oubli, quand celui-ci avait été précédemment commandé ou ordonné par tel ou tel calcul politique. Faute d'avoir été assumé et assimilé, travaillé par les historiens, le passé revient, dans ces cas précis, avec une violence décuplée.
«Faut-il oublier le passé pour se donner un avenir?» Ce que l'obligation («il faut») et la forme du verbe («se donner») connotent, c'est une volonté, qu'on a choisi de traiter ici comme volonté politique. Or ce qui apparaît aussitôt, ce sont les limites de cette volonté. On ne peut décréter l'oubli, on ne peut refouler le passé, sous peine de le voir un jour faire retour avec véhémence. Le passé ne se laisse pas manipuler, pas plus que le pardon ou la réconciliation ne peuvent être imposés.
Organiser la commémoration du passé
Pour se donner un avenir, il ne faut pas certainement pas ordonner l'oubli du passé. Qui, au demeurant, aurait le pouvoir de le faire? Pas plus qu'on ne saurait en ordonner le rappel. Ce qu'on peut par contre, ce sont deux choses. D'abord en organiser la commémoration, parce qu'il est de la responsabilité politique de prendre en charge les blessures de la mémoire. Elles sont, à ce titre, un signe de reconnaissance et il importe alors qu'aucune communauté ne puisse se sentir lésée et méconnue. Ensuite en construire l'intelligence.
Le passé ne demande pas à être oublié, mais compris, pour être mieux partagé. Cette intelligence aujourd'hui ne saurait être enfermée dans le prisme d'intérêts étroitement nationaux. Elle est au cœur de plusieurs défis: celui de la construction européenne, sans doute, mais aussi celui de l'entente entre les pays du Nord et ceux du Sud, entre les anciennes puissances coloniales et leurs anciennes colonies, entre les vainqueurs de toutes les guerres, d'hier et d'aujourd'hui, et les vaincus.
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Epreuve d'Yves Michaud
La copie d'Yves Michaud, qui a choisi l'explication de texte en S, un extrait du «Leviathan» de Hobbes. Où il est question de justice et de Rolex.
Le texte de Hobbes (base du sujet) :
«L’ignorance des causes et de la constitution originaire du droit, de l’équité, de la loi et de la justice conduit les gens à faire de la coutume et de l’exemple la règle de leurs actions, de telle sorte qu’ils pensent qu’une chose est injuste quand elle est punie par la coutume, et qu’une chose est juste quand ils peuvent montrer par l’exemple qu’elle n’est pas punissable et qu’on l’approuve. […] Ils sont pareils aux petits enfants qui n’ont d’autre règle des bonnes et des mauvaises manières que la correction infligée par leurs parents et par leurs maîtres, à ceci près que les enfants se tiennent constamment à leur règle, ce que ne font pas les adultes parce que, devenus forts et obstinés, ils en appellent de la coutume à la raison, et de la raison à la coutume, comme cela les sert, s’éloignant de la coutume quand leur intérêt le requiert et combattant la raison aussi souvent qu’elle va contre eux. C’est pourquoi la doctrine du juste et de l’injuste est débattue en permanence, à la fois par la plume et par l’épée. Ce qui n’est pas le cas de la doctrine des lignes et des figures parce que la vérité en ce domaine n’intéresse pas les gens, attendu qu’elle ne s’oppose ni à leur ambition, ni à leur profit, ni à leur lubricité. En effet, en ce qui concerne la doctrine selon laquelle les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles d’un carré, si elle avait été contraire au droit de dominer de quelqu’un, ou à l’intérêt de ceux qui dominent, je ne doute pas qu’elle eût été, sinon débattue, en tout cas éliminée en brûlant tous les livres de géométrie, si cela eût été possible à celui qui y aurait eu intérêt.»
Ce qu'Yves Michaud dit des sujets philo en général et de Hobbes en particulier:
Les sujets de philo du bachot de cette année sont très bien: parfaitement «dans le programme», bien formulés, pas trop bizarres pour les textes (n’était la complication du texte de Thomas d’Aquin, dont je remarque au passage qu’il a perdu sa sainteté sinon il n’aurait pu être traité par les candidats musulmans puisqu’on ne discute pas ce que disent ceux qui sont «hadj»).
Ils sont aussi bien dans l’air du temps : deux sujets sur l’histoire au milieu des débats sur le passé, l’instrumentalisation de l’histoire, les conflits sur les récits et l’identité ; deux sujets sur la science et ses dangers ou ses obscurs intérêts (nanotechnologies, OGM, réchauffement) ; trois sujet (deux textes et une question) sur la morale, la justice, l’équité, le sentiment de justice et le bonheur.
La philosophie, qu’on dit en perte de vitesse, tente de se mettre à jour, avec un certain succès.
Je note aussi, en ancien producteur-superviseur de sujets pour le bac, que l’équilibre entre les parties du programme est respecté : épistémologie, histoire, morale. Il ne manque même pas le petit sujet d’esthétique sur l’art et ses règles.
Je dis cela car les candidats ne sont pas les seuls destinataires de ces sujets : l’institution joue aussi face à l’opinion et aux journaux et sur ce point, c’est réussi, puisque moi, parmi d’autres, j’adhère. Bien joué donc.
Est-ce que maintenant les candidats pourront faire autre chose que remplir des pages «en forme de dissertation» (intro, trois parties, conclusion), c’est une autre histoire.
La plupart ne savent pas ce qu’est l’histoire mais en vivent des succédanés à travers BD, jeux vidéos et fictions diverses. La plupart ont une idée très approximative de la science, y compris quand ils sont en S. Quant à la morale, ils ne sont pas tellement à l’âge où l’on réfléchit sur ses contradictions mais plutôt à celui des émotions et l’individualisme ambiant porte un rude coup aux lois et principes.
Le problème de la philosophie aujourd’hui en classe de terminale c’est qu’elle vient trop «abstraitement», avec ces gros souliers cloutés que sont «l’art», «la science», l’histoire», «la morale», «le bonheur». Si les élèves avaient l’idée que le graffiti est à base d’un programme de règles, qu’il y a des règles de la musique techno et que la science ce n’est pas seulement Bové contre les OGM, cela changerait peut-être les choses mais ce n’est pas le cas. Chaque fois que j’ai eu à traiter des sujets avec des apprentis bacheliers dans les années récentes, et pas plus tard que l’an dernier pour les filles d’une amie universitaire qui angoissaient, j’ai été sidéré de leur incapacité à mettre les questions en relation avec quoi que ce soit de concret, y compris (et parfois surtout) chez les bons élèves. Un candidat fait de la musique mais il ne lui viendra pas à l’idée que c’est de l’art : l’Art, c’est de la philo, la musique c’est ce qu’il fait.
Bref, pour le candidat, ce n’est pas facile du tout et encore moins marrant.
Dites-moi si ce n’est pas la routine qui mène le monde!
Et pourtant il y a un sujet vraiment marrant dans le tas, le texte vicieux de ce bon vieux cynique de Hobbes.
Il nous dit quelques choses très simples en les agrémentant de deux ou trois provocations pas tristes.
Il nous dit la chose suivante : comme les hommes sont ignorants des vrais principes et causes de la loi et de la justice, ils se reposent sur l’habitude et la tradition. Ils croient que, comme ça a toujours été là, c’est à accepter – excellente vision de la soumission non pas à l’autorité mais à la routine : allez dans n’importe quelle administration et dites-moi si ce n’est pas la routine qui mène le monde ! Pas besoin d’aller chercher Milgram ou l’animatrice télé de Zone X’treme: les hommes obéissent par routine et sans savoir pourquoi.
Ils sont comme des enfants qui se soumettent aux habitudes qu’on leur donne. Le juste c’est ce qui est pratiqué et l’injuste, c’est ce qui est puni. Voyez comment n’importe quel politique nous dit «je fais confiance à la justice de mon pays», alors que les habitués des prétoires savent qu’on y dit tout sauf le juste.
Et donc, dès que les hommes se sentent assez forts pour rejeter la coutume, ils se mettent à discuter de tout : ils en appellent à la raison contre la coutume et à la coutume contre la raison, «comme ça les sert».
Ce n’est pas du tout la même chose avec la géométrie…parce qu’elle n’intéresse personne.
Non, j’exagère ! Ce n’est pas qu’elle n’intéresse personne mais parce que la vérité en ce domaine ne s’oppose pas aux intérêts des gens. La proposition I-32 d’Euclide que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits n’est pas contraire à nos passions et donc nous ne la discutons pas et ne brûlons pas les livres de géométrie.
Fouquet's, Rolex, Carlita
Moralité, si l’on peut dire : nos passions commandent nos comportements et si elles n’empiètent pas sur le domaine de la connaissance, c’est juste faute d’intérêt. A rapprocher d’un texte peu remarqué de Hobbes dans le même Léviathan où parlant des pouvoirs de l’homme, il nous dit que la science n’est pas un grand pouvoir car elle est encore de peu d’utilité (sauf pour faire des fortifications) et qu’il n’y a, de toute manière, pas assez de gens assez instruits pour en reconnaître la valeur. Il est vrai qu’on est en 1651, que 95% de la population est illettrée et que si vous êtes malade, il vaut mieux appeler un prêtre…(entre parenthèses, comme Hobbes ne croyait pas trop aux prêtres, il a fini presque centenaire, une sorte de Jeanne Calment de la philosophie du XVIIe siècle).
Quant aux provocations pas tristes, elles sont à lire en filigrane.
D’abord la soumission des enfants aux bonnes manières. Elle tient uniquement aux « corrections » qu’ils reçoivent de leurs parents et de leurs maîtres. Effectivement, ça tapait dur à l’époque, à la maison comme à l’école. Il faudra attendre Locke et Rousseau pour que ça se calme. Etonnons-nous après ça que nos chérubins ne reconnaissent plus les bonnes manières !
Ensuite la géométrie. Elle est à l’abri des contestations parce qu’elle ne s’oppose ni à notre ambition, ni à notre profit, ni à notre lubricité. En trois mots tout est dit : un homme c’est de l’ambition, de l’intérêt et du sexe – et précisément dans l’ordre : présidence, argent, femmes. Fouquet's, Rolex, Carlita. Pas mal vu pour notre temps comme celui de Hobbes. Bien que Nelly Kaplan (Belen) ait publié dans le temps (1959) une Géométrie dans les spasmes, il est tristement vrai qu’Euclide n’a a encore ni suscité ni bridé la lubricité.
Dernière provocation : dès qu’on est assez fort et obstiné, gare aux pouvoirs !
Sacré Hobbes ! Quelle belle leçon de morale pour notre temps !
A mettre entre toutes les mains ?
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PS apporté à 16 heures en réponse aux commentaires sur Thomas d'Aquin et les candidats musulmans: «La parenthèse sur Thomas d'Aquin est liée à ce que me raconta il y a plus de 6 ans un prof de philo de Grasse (06). Il avait exposé certaines idées de Saint Thomas en cours et avait ensuite présenté des critiques. A l'interclasse un élève d'origine maghrébine était venu lui dire gentiment: "Je ne comprends pas. Tu dis qu'il est hadj et ensuite tu le critiques. S'il est hadj, tu n'as rien à dire." Moyennant quoi ce prof m'avait dit qu'il prenait désormais soin de parler de Thomas d'Aquin tout court.»