Tu ne crois pas si bien dire, Aharbal. Cet article ne m'a pas échappé. Mieux, il m'a poussé à lui répondre directement. Mon courrier est donc parti vers 13 ou 14 h et, s'il y a des lecteurs que cela intéresse, voici ma réponse intégrale :
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Cher M. Bouzidi,
« Il ne m'arrive pas souvent de lire la page 24 du journal "Le Soir", que cinq ou six pigistes triés sur le volet noircissent à tour de rôle de leurs cogitations, sinon sommaires du moins peu instructives à mon sens. C'est donc bien à titre exceptionnel que mon regard s’est porté sur votre dernier article concernant la relance de l'industrie. Et comme le sujet n'a jamais cessé d'être d'actualité dans notre pays et de m’intéresser vivement, j'ai cru bon de faire l'effort de vous lire et, mieux encore, de vous notifier mon désaccord sur l'ensemble de votre approche.
« Primo, s'il est vrai que les putschistes du 19 juin 1965 se sont essayés, dès leur prise de pouvoir, de transformer l'Algérie en un vaste chantier, du reste jamais achevé, dominé par l'esprit insensé de "l'industrie industrialisante" en vogue à l’époque, la réalité de cette entreprise cauchemardesque nous incline, trois décennies après, à lui imputer la ruine dont nous avons commencé à capitaliser les effets dès le début de la décennie quatre-vingts. Donc, avant de songer à envisager un retour sous une forme ou une autre à ce modèle de fausse industrialisation, les Algériens, de mon point de vue, seraient plus avisés de chercher au premier chef à comprendre les causes d'un échec aussi cuisant. Et, là-dessus, votre papier n'en dit strictement rien, ce qui nuit à toute sa construction.
« Secundo, en donnant quelque part raison aux concepteurs de ce faux modèle inspirés par le besoin de répondre, dans la précipitation, "au problème du chômage" et aux "handicaps de l'agriculture", constats inexacts au demeurant, vous semblez à regret perdre de vue, pour l'économiste dont vous vous réclamez, la notion élémentaire, leurs aspects sociologiques compris, des moyens humains requis pour conduire vers le succès un projet d'une si haute et véritablement utopique ambition qui a, du reste, partout ailleurs échoué.
« Tertio, la formule de "il n'y a qu'à", que les Algériens ont largement expérimentée dans tous les domaines avec les résultats négatifs que l'on sait, ne devrait plus être à l'ordre du jour. Les problèmes économiques n'ont rien de magique que n'expliquent les données fondées sur l'homme et ses capacités propres à réagir, en toutes circonstances, devant les contraintes se posant à lui.
« Pour résumer, l'échec comme le succès de toute entreprise humaine dépendant essentiellement de l'homme, comme l'illustrent l'histoire dans toute sa dimension et la réalité elle-même du terrain telle que nous la percevons depuis la nuit des temps, c'est donc principalement dans cette direction qu'il nous faut trouver l'explication de nos égarements.
« En économiste que vous êtes, il ne vous échappe pas que la maîtrise du management est la condition première que tout entrepreneur doit remplir pour réussir dans ses affaires. Et comme il met là en jeu ses propres sous sur l'usage de chacun desquels son propre esprit d'entreprise ne saurait se substituer à celui totalement détaché du fonctionnaire dépensant non ses sous mais ceux de la collectivité, la principale cause de notre faillite depuis l'origine tient sa raison d'être de cette énorme distanciation. Les responsables consciencieux à tous les niveaux, ayant eu à gérer une part, aussi faible fût-elle, du secteur public, l'ont dit et écrit dès la fin des années soixante sans avoir jamais provoqué de réaction intelligente et adéquate. Parce que, justement, nous vivons toujours sous le règne de la dictature et de la démagogie, même les plus lucides des hauts fonctionnaires que ce gâchis révolte finissent soit par se démettre de leurs fonctions, cas rarissimes, soit par composer avec le régime, moyen "légal", aujourd’hui encore, de se servir à profusion des privilèges dus à leur fonction. Un wali, un chef de cabinet, un chef de daïra ou simplement un commissaire de police, un juge demandant au directeur d’une entreprise publique de lui envoyer, pour ses propres besoins, quelques tonnes de ciment ou d’acier, des caisses de faïence ou des climatiseurs, sont restés, bien sûr, des actes courants de la vie quotidienne que tout le monde a observés avec quelque pincement au cœur, chaque fois qu’ils se sont déroulés dans l’impunité la plus totale. De là à remplir les entreprises publiques de parents et autres petits copains (ou copines) n’assumant aucune fonction réelle justifiant une paie de fin de mois, relevait tout aussi bien des fausses compétences que des attributions abusives reconnues officiellement par l’Etat à ses fonctionnaires, pourtant totalement ignares des questions de gestion économique. Or, et chacun le sait, la survie de toute entreprise économique est étroitement liée à ses résultats et à la qualité de sa gestion.
« N'ayant pas même tiré la leçon des déboires rencontrés au lendemain de l'indépendance, par suite des nationalisations aussi intempestives qu'impayables des cafés, restaurants, salons de coiffure, etc., ou de la distribution à la tête du client des domaines agricoles abandonnés par les anciens colons, le régime de Boumediene s'était empressé de nationaliser aveuglément les banques, puis le pétrole, les industries et autres commerces encore tenues par leurs propriétaires étrangers. etc. Du jour au lendemain, le premier projet gigantesque d'Annaba a pris en même temps forme dans l'esprit étriqué de Bélaïd Abdeselam rêvant déjà de comparer bientôt l'Algérie au Portugal. Mais ce que feignait d’ignorer, à l'époque, ce bouillant ministre, comme j'ai eu l'occasion de le lui écrire l'an passé pour tenter de calmer ses jérémiades puériles, c'est que, excepté l'unique polytechnicien, Lyassine, disponible depuis l’indépendance, l'Algérie n’avait que quatre ou cinq autres ingénieurs pour conduire une foultitude de projets, à la conception desquels déjà elle avait dû faire chaque fois appel aux cabinets étrangers. Aussi, étions-nous en droit de nous demander alors si Abdesselam et Boumediene, qui avait soutenu ces ambitions chimériques, n'avaient pas tous deux le ventre plus gros que la tête, d’autant que la même erreur se reproduisait par suite des centaines de fois, des années durant, au point de laisser accroire que l'Algérie se résumait à ces deux personnages clés qui décidaient tout pour elle.
« Evidemment, ces derniers n'avaient rien à perdre, puisque tous leurs projets foireux et irréfléchis trouvaient leur financement dans des crédits fournisseurs à long terme et que rien ne les forçait à rendre des comptes au peuple qu’ils avaient spolié de ses droits les plus élémentaires, ceux d’abord de choisir lui-même ses dirigeants, ceux, ensuite, de donner son avis sur une politique promue à la faillite et qui mettait gravement en jeu son propre destin. Il faisait pourtant bien pitié Lyassine, à l'Assemblée nationale, en cet été 1981 ou 1982, quand l’heure était venue pour lui de s'expliquer, d’une part, sur la faillite imminente de la SNS et de justifier, d’autre part, sa pressante demande d’aide de quelques 500 milliards de centimes pour cette entreprise, en négligeant l’importance d’un chiffre aussi astronomique à l'époque déjà, qui représentait le coût de réalisation de plus de cinquante lycées. Il se trouve malheureusement, aujourd’hui encore, quantité d’Algériens ignorant que chaque sou prélevé sur le budget national au profit de ces entreprises bidons du secteur public réduit d’autant les capacités du pays à répondre aux attentes des citoyens en matière d’infrastructures les plus diverses et d’assistance aux plus démunis.
« L’autre aspect, que l’exemple de la Chine nous donne à digérer, est encore bien celui de l’impact induit dans l’esprit des fonctionnaires et des pouvoirs publics par le « socialisme de la mamelle » dont l’on mesure toujours mal les conséquences pratiques sur le terrain économique. Tant que le régime chinois refusait la liberté d’entreprendre à ses citoyens, le pays était resté, rappelons-nous, à la remorque de ce même « socialisme de la mamelle » qui ne pouvait plus rien donner. Mais, du jour où le changement de cap a été décidé, les citoyens chinois se sont pris eux-mêmes en charge pour profiter pleinement de leurs capacités d’innovation, de production et surtout de réussite. En moins de vingt ans, la Chine est passée du stade d’un vulgaire pays du tiers-monde à celui, tant convoité, de quatrième puissance économique mondiale.
« C’est l’exemple type dont devrait s’inspirer notre pays s’il cultive vraiment l’ambition de se sortir de son marasme habituel et de son « socialisme de la mamelle » toujours en vigueur dans la mentalité de ses dirigeants. Il doit se débarrasser le plus vite possible de ses textes archaïques qui rabaissent l’industriel, d’une façon générale, au rang de simple spéculateur que, par une multiplicité d’impôts, de taxes et surtaxes abusives, l’on essore perpétuellement jusqu’à le forcer à jeter l’éponge. Il doit surtout réviser dans le fond sa maladroite politique de distribution des financements, en privilégiant les créateurs réels de valeur ajoutée et non les spéculateurs de tout acabit qui foisonnent tout particulièrement aux alentours immédiats du pouvoir. Les scandales de Khalifa et de Tonic doivent à eux seuls déjà servir de base de réflexion à un meilleur usage de l’argent public. Si l’on avait réparti au profit de 1000 à 2000 véritables entrepreneurs, disposant de compétences prouvées et de projets vérifiables, les 5 000 milliards offerts aux onze Sarl de Tonic en pure perte - puisqu’ils ont été en majeure partie dilapidés dans des biens tertiaires n’ayant aucun lien avec l’industrie créatrice de richesse -, il est quasiment certain que cet argent, avec ses intérêts, aurait déjà été remboursé pour le bonheur des contribuables et que des projets palpables auraient aujourd’hui vu le jour sous la forme soit de réalisations nouvelles concourant à la lutte contre le chômage soit de capacités techniques développées pouvant conduire vers l’économie au moins partielle des prestations rendues par des étrangers et payables en devises sonnantes et trébuchantes.
« La lourdeur de notre fiscalité et les autres contraintes excessives qui s’imposent à l’entrepreneur présentent aussi ce caractère démobilisateur, autre impact du « socialisme de la mamelle », qui ouvre la voie à la fraude et à la recherche de gains immédiats et spéculatifs, dont l’Algérie ne mesurera l’étendue du mal que le jour où les puits cesseront de produire. En Chine, encore elle, il n’existe pas même de code du travail limitant l’exploitation des travailleurs. Et pourtant, l’on ne peut laisser accroire un instant que ce pays ignore les avancées du monde du travail partout ailleurs dans le monde particulièrement développé. Le gouvernement chinois a laissé faire, sachant pertinemment que son premier objectif est de produire pour satisfaire les besoins nombreux de son peuple, et son second d’exporter pour se procurer les devises nécessaires à la couverture de ses importations. Cela a bien sûr fait jaser nombre de pays concurrents qui dénoncent l’exploitation éhontée de ses travailleurs par la Chine. Le fait est qu’aujourd’hui les Chinois ont réussi à s’intégrer à toutes les sauces et à tous les types de production, au point où ils rivalisent de plus en plus de qualité avec les meilleurs producteurs mondiaux. Par-delà les chiffons dont chaque pays continue de recevoir son lot à très bon marché, les Chinois mettent sur le marchés des voitures, des avions, des navires, des armes, etc., de qualité comparable à celle que l’on trouve dans les pays dits avancés.
« Pour terminer, le problème n’est pas tant celui d’ouvrir notre pays à la concurrence internationale sauvage qui cherche à tirer rapidement le meilleur profit de son implantation sur notre sol. C’est plutôt l’énergie nationale créatrice qu’il faut chercher à galvaniser et multiplier, en répondant à sa demande légitime. Quant au transfert de technologie, tirons exemple de l’Iran, lui qui, du temps du shah, s’était escrimé vainement à tenter de l’obtenir de l’Occident auquel il s’était pourtant soumis cœur et âme, et parvient aujourd’hui non seulement à traiter l’uranium au-delà de toute espérance, mais à fabriquer des avions, des missiles, des fusées, des navires, etc., en ne comptant que sur ses propres forces. De surcroît, entourée de tant d’ennemis de tous côtés, l’Algérie n’a plus le temps de réfléchir ; elle devrait se saisir au plus tôt de ces exemples pour explorer de meilleures chances de rattraper son retard.
Avec mes salutations.
Ouchen »