Atlantico.fr - 1er.11.2015
Entretien avec Louisa Hamadouche et Roland Lombardi (*)
Alors que le cours du pétrole poursuit sa chute, que la santé du Président Bouteflika ne s'améliore pas, que l'environnement sécuritaire régional est toujours aussi dégradé, l'Algérie semble avoir tous les atouts pour rejoindre prochainement l'arc de crise africain. Cependant certaines spécificités algériennes pourraient déjouer les pronostics.
Atlantico : Forte baisse des cours du pétrole, Président de la République gravement malade, tensions entre les clans qui structurent le pouvoir algérien (révélée notamment par la mise à la retraite du général Médiène, ancien puissant chef des services de renseignement), environnement sécuritaire régional dégradé (Libye, Mali etc.) : l'Algérie est-elle en train de rentrer dans une phase d'instabilité ?
Louisa Dris-Aït Hamadouche : Je crois que les gouvernants algériens sont plutôt dans une logique d’ "équilibre instable", c'est-à-dire un système dont le mode de fonctionnement est précisément de gérer les contradictions et les tensions, et d’y trouver une forme de stabilité.
En fait, la stratégie suivie est plus de contenir ces tensions à un niveau acceptable que de les éradiquer. Cette stratégie trouve sa justification dans le fait qu’elle correspond aux sources de légitimités des actuels gouvernants qui sont la sécurité et la redistribution de la rente. En d’autres termes, les sources de déstabilisation potentielle que vous citez sont aussi des facteurs de maintien du statu quo.
Roland Lombardi : Il est vrai que le contexte national et international est très délicat. L’économie algérienne est fortement dépendante du secteur des hydrocarbures. Celui-ci représente 98 % des exportations, 58 % des recettes budgétaires et 28 % du PIB. Tributaire du prix du baril de brut et face à la baisse drastique des cours du pétrole depuis l’année dernière, l’Algérie connaît donc inévitablement des difficultés.
Aujourd’hui, le taux de chômage ne cesse d’augmenter. Il a dépassé les 10 % en 2014. Chez les femmes, ce taux atteint les 17 % et chez les jeunes, 25 % ! Enfin, avec une inflation de plus de 10 % et une facture de plus de 60 milliards de dollars d’importations, il est normal que certains experts économiques soient très inquiets, surtout si nous ajoutons à cela les tensions sociales et une croissance démographique toujours aussi forte.
Sur le plan extérieur, les défis sont nombreux : terrorisme en Tunisie, Daech en Libye, Boko Haram et l’instabilité au Sahel, et enfin, la question sahraouie et les relations avec le Maroc.
Cependant, je ne crois pas que l’Algérie soit en train d’entrer dans une phase d’instabilité.
Certes, il y a toujours eu des luttes de clans au sein du pouvoir algérien mais le système reste solide. En septembre dernier, le puissant général Mohamed Mediène dit « Toufik », âgé de 76 ans, a été remplacé à la tête du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) par le général Athmane Tartag dit « Bachir ». Mais, âgé de 65 ans, le nouveau patron du renseignement algérien, formé à l’école du KGB à Moscou et qui travaille au DRS depuis 1972, est toujours un homme du système et surtout, un professionnel très expérimenté. Il est un des principaux officiers qui ont dirigé la lutte anti-terroriste lors de la Guerre civile algérienne et il est un proche du général Ahmad Gaïd Salah, le chef d’état-major et le vice-ministre de la Défense.
Atlantico - Quelles sont les garanties les plus sûres de la stabilité de l'Algérie ? Ses institutions ? La peur de la population de connaître à nouveau les horreurs de la "Décennie noire ?
Louisa Dris-Aït Hamadouche : Vous avez raison d’évoquer les institutions et la peur comme deux sources de préservation de la stabilité en Algérie. Au moment où l’Algérie célèbre le 61ème anniversaire du déclenchement de sa guerre d’indépendance, un élément reste très caractéristique des rapports qu’entretiennent les Algériens avec ces deux éléments que vous citez. Il s’agit comme vous le dites de la peur qui fait que les Algériens refusent de prendre le risque de changements politiques susceptibles de déboucher sur le chaos, d’une part et, d’autre part, la confiance qu’ils ont vis-à-vis de leurs institutions et plus précisément les institutions gestionnaires de la violence. Les études et les sondages menés sur cette question montrent clairement que les Algériens ont bien plus confiance dans leur armée, services de renseignements et police, que dans leur parlement et partis politiques. Or, tant que les Algériens auront peur, ils continueront de s’appuyer sur les institutions qui les protègent et à critiquer l’incompétence et l’inefficacité des autres institutions.
Roland Lombardi : En dépit du vent de changement qui a soufflé sur le monde arabe depuis cinq ans, il n’y a pas eu de véritable contestation populaire en Algérie. Aucun « printemps algérien » n’a vu et ne verra le jour à court terme. Les Algériens restent traumatisés par la guerre civile des années 1990 qui a fait près de 150 000 morts. La rente pétrolière permet encore d’acheter la paix civile et aucun groupe islamiste ne menacera sérieusement l’État algérien (rappelons nous l’issue de la prise d’otage d’In-Amenas en janvier 2013…). Les militaires et les services spéciaux algériens les connaissent trop bien (certains évoquent d’ailleurs les rapports ambigus entre Alger et les groupes djihadistes du Sahel, c’était aussi et déjà le cas durant la décennie noire avec certains groupes islamistes armés…). Surtout, même s’il est un piètre stratège économique, le pouvoir algérien reste cependant un expert dans la répression et la lutte contre le terrorisme. Et enfin, l’armée algérienne est une armée de conscription, c’est une armée populaire, soutenue par le peuple et tant qu’elle le sera, l’Algérie, comme dans les années 1990, ne chavirera pas face à une éventuelle menace islamiste.
Quels sont les moyens d'action à disposition de l'Algérie pour réagir aux conséquences de la baisse du prix du pétrole sur son modèle de redistribution, garantie pour beaucoup de la "Paix sociale"? Relancer l'économie par l'exploitation du gaz de schiste ?
Louisa Dris-Aït Hamadouche : En fait, je poserai la question un peu autrement : L’Algérie veut-elle mettre en place les moyens dont elle dispose pour réagir aux conséquences de la baisse du prix du pétrole ? Je crois que le débat est plus dans la volonté de mobiliser les ressources nécessaires que dans l’existence de ces ressources qui sont connues de tous. Je parle de volonté politique car maintenir la paix sociale sans passer par la case redistribution massive de la rente passe, non seulement par des réformes économiques profondes, mais aussi par une "réforme des mentalités", si vous me passez l’expression. Les gaz de schiste ne sont pas susceptibles de remplacer la rente issue des hydrocarbures et les manifestations dans le sud algérien ont montré une réelle opposition à ce projet assimilé à une coûteuse solution de facilité. Par contre, la solution –la réforme des mentalités-, passe sans aucun doute par une désintoxication générale vis-à-vis de cette addiction à la rente, devenue un droit naturel pour tout le monde. La solution passe par l’instauration d’un véritable pacte économique dans lequel tout travail mérite salaire et tout salaire doit être justifié par le travail accompli. Ce principe parait évident mais il est loin d’être appliqué en Algérie où le député d’un parlement très affaibli perçoit 17 fois l’équivalent du salaire minimum garanti. Les Algériens ont besoin de réapprendre que les responsables sont comptables de leurs décisions, que les travailleurs comptables des heures qu’ils accomplissent et que les crimes économiques sont poursuivis par la justice. C’est de cette façon que le système économique pourra basculer d’un système rentier producteur de corruption et d’assistanat, à un système économique producteur de richesse et de développement durable.
Roland Lombardi : En dépit de sa puissance potentielle (pays le plus vaste d’Afrique avec 2,38 millions de km2 et avec des ressources inestimables) et faute d’avoir amorcé une véritable révolution copernicienne de son modèle économique, la situation algérienne est, il est vrai, plus que préoccupante. Malgré quelques réformes structurelles engagées dans les années 1990 pour évoluer vers une économie de marché, l’économie algérienne demeure, encore aujourd’hui, marquée par un dirigisme d’État (plans quinquennaux) et reste surtout, fortement dépendante de la rente pétrolière et gazière. Les dirigeants algériens n’ont pas encore entrepris la diversification de l’économie du pays, aussi bien verticale, avec la montée en gamme des produits pétrochimiques, qu’horizontale, avec la redynamisation des secteurs hors hydrocarbures comme les énergies renouvelables, l’industrie, l’agriculture – seulement 7 % du PIB national et l’Algérie est en Méditerranée le pays qui importe le plus (21 %) et qui exporte le moins (0,28 %) de produits agroalimentaires ! – ou encore, et pourquoi pas ?, malgré les tensions régionales actuelles, le tourisme. Par ailleurs, la formidable potentialité des importantes disparités en termes de distribution spatiale n’est pas encore exploitée à sa juste valeur. De plus, même si les petites PME du tertiaire se multiplient, le secteur privé ne se développe pas comme il devrait.
Malheureusement, les responsables algériens devraient prendre conscience des menaces et cesser rapidement de faire dépendre l’économie du pays de la seule rente pétrolière. Certains misent sur un retour prochain de la hausse des prix du brut. D’autres sont convaincus que le sous-sol algérien regorge d’importants gisements de gaz et de pétrole encore méconnus. Il est vrai aussi que l’Algérie est classé par les experts dans le top mondial des réserves de gaz de schiste…
En attendant, pour équilibrer son budget, l’Algérie aurait besoin d’un baril à 130 $. Le problème est que celui-ci est tombé aux alentours des 50 $ !
Ainsi, même si les réserves de change restent encore conséquentes, il n’empêche que la « tirelire rentière » fond comme neige au soleil et si la situation conjoncturelle actuelle venait à perdurer, elle sera épuisée en 2025 !
C’est pourquoi, il est impératif et vital que les dirigeants d’Alger deviennent les bons élèves des militaires égyptiens qui, eux, ont compris qu’une refondation totale de leur système économique était primordiale.
Atlantico - À la mort de Bouteflika, y-a-t-il un risque d'assister à une guerre de succession, qui pourrait déraper dans la violence ? Dans le cas d'un scénario noir, pétrole durablement bas, succession houleuse etc., quel serait l'impact d'une déstabilisation de l'Algérie sur la région ?
Louisa Dris-Aït Hamadouche : Vous savez l’Algérie a connu depuis son indépendance sept chefs d’État Il y a donc eu sept négociations, marchandages, tensions et finalement désignations de président. Je pense qu’il y en aura une huitième selon les mêmes schémas même si les acteurs ne sont pas tous les mêmes. Le scénario du statu quo synonyme de stabilité est d’autant privilégié que l’impact du scénario inverse sur la région serait désastreux. Quand vous regardez au nord il y a la Syrie et les réfugiés, à l’est c’est la Libye en décomposition, au sud le Sahel est ébullition… La stabilité de l’Algérie est non seulement indispensable, mais son rôle stabilisateur en Tunisie et de stabilisation en Libye et au Mali est nécessaire.
Roland Lombardi : À mon avis, à la mort de Bouteflika, sauf surprise, la transition se fera en douceur. D’ailleurs, tout doit être déjà sûrement prévu et programmé notamment par les trois hommes incontournables du régime : Saïd Bouteflika, le frère du président, le général Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major et le vice-ministre de la Défense et enfin, le général Tartag, le patron du DRS…
Par ailleurs, concernant les cours du pétrole, je pense qu’ils ne resteront pas éternellement bas et que d’ici quelques mois, il est fort possible que nous assistions à une reprise de la hausse. Je m’explique : tous les pays producteurs souffrent et voient leurs revenus fondre. C’est le cas de l’Arabie saoudite. Pour le royaume saoudien, le pétrole représente 90% des revenus publics. Paradoxalement, l’Arabie Saoudite est largement tenue pour responsable par les observateurs de cette baisse des prix. En effet, cette stratégie servirait ses intérêts géostratégiques. Ainsi, ses voisins en subiraient les conséquences, et en particulier l’Iran, dont le retour en grâce, et le soutien à Damas, ne convient pas à Riyad.
Au-delà, c’est même la Russie qui serait visée pour l’aide apportée au régime de Bachar al-Assad en Syrie. Mais en quatre mois, le royaume a déjà enregistré un manque à gagner de 49 milliards de dollars ! S’ajoutent à cela, les dépenses militaires du royaume qui participe à la coalition en Irak contre l’EI mais aussi et surtout, qui intervient depuis mars 2015 au Yémen avec des résultats peu concluants. Les guerres coûtent toujours très chères. Celle du pétrole aussi. Et même pour la riche Arabie, le petit jeu, qui consiste à étrangler financièrement ses adversaires, ne peut pas durer trop longtemps… D’autant plus que Riyad finira par se plier à la volonté de Washington qui souhaite aussi la reprise de la hausse du prix du pétrole afin de relancer l’extraction et l’exploitation de l’huile de schiste (garante de la future indépendance énergétique américaine), durement mises à mal et fragilisées jusqu’ici.
Donc, je ne crois pas à un scénario noir à court terme. A long terme c’est autre chose. La « bombe démographique » pourrait avoir des conséquences dramatiques. En 2014, il y a eu 1 million de naissance. En 2025, la population algérienne dépassera les 50 millions d’habitants et 70 % d’entre eux seront en âge de travailler. Qu’en sera-t-il alors de la rente pétrolière et de l’économie algérienne sans les réformes de fond si nécessaires ? La demande (et la colère ?) sociale risque alors d’exploser. Et une Algérie déstabilisée serait catastrophique pour la région mais aussi pour la France. Comme dans les années 1990, il y aurait inévitablement des répercussions sur notre territoire et surtout, nous risquons d’être alors confrontés au même scénario que nous connaissons actuellement avec les milliers de migrants qui traversent chaque jour la Méditerranée…mais puissance dix !
Atlantico - Comment se porte le courant islamiste en Algérie ? Est-il un potentiel facteur aggravant de déstabilisation si le pays connaît une crise politique ou si la crise économique empire ?
Louisa Dris-Aït Hamadouche : Ce réflexe qui consiste à envisager le courant islamiste comme un facteur aggravant n’a-t-il pas disparu avec les dinosaures ? Plaisanterie mise à part, je voudrais d’abord signaler qu’il existe "des" courants et non "un" courant islamiste, lesquels sont structurés, ou pas dans une dizaine de partis politiques qui s’entendent aussi bien que les Sarkozistes et les Chiraquiens. Deuxièmement, en l’absence de scrutins totalement transparents, il est difficile de déterminer le poids et les capacités de mobilisation de ces différents partis. Troisièmement, le terrorisme islamiste a connu le même processus que celui observé en Amérique latine. Avec l’usure du temps, il s’est progressivement désidéologisé, ce qui lui confère une capacité de nuisance inférieure à celle qu’il avait dans le passé.
Roland Lombardi : Non, je ne le pense pas. Par exemple, les Frères musulmans en Algérie se divisent en deux courants. Le mouvement Hamas, créé en 1990, est associé au pouvoir. En revanche, le Front de la Justice et du Développement cultive une opposition pacifique vis-à-vis du régime.
Bien sûr, l’Algérie n’est absolument pas à l’abri d’attaques venant de groupes djihadistes comme en janvier 2013 à In Amenas, d’attentats ou d’actions aussi spectaculaires que sanguinaires comme l’enlèvement et la décapitation, en septembre 2014, du guide de montagne français, Hervé Gourdel. Toutefois, le régime algérien et son armée ont retenu les dures leçons de la guerre civile des années 1990. Pour l’instant, comme je l’ai évoqué plus haut, ils tiennent relativement « sous contrôle », d’une manière ou d’une autre, les groupes algériens les plus dangereux…
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(*) Louisa Hamadouche est Maître de conférence à la faculté des sciences politiques et des relations internationales à Alger III, chercheuse associée au CREAD.
Roland Lombardi est consultant indépendant et analyste chez JFC-Conseil. Il est par ailleurs docteur en histoire et chercheur associé à l'IREMAM, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman d’Aix-Marseille Université, également membre actif de l’association Euromed-IHEDN.
Il est enfin spécialiste des relations internationales, particulièrement de la région du Maghreb et du Moyen-Orient, ainsi que des problématiques de géopolitique, de sécurité et de défense.
(http://www.atlantico.fr/decryptage/petrole-bas-et-crepuscule-ere-bouteflika-algerie-est-elle-bombe-retardement-louisa-dris-ait-hamadouche-roland-lombardi-2417213.html)