Algérie Focus
par Abdou Semmar |
Tribune
J’ai 30 ans. J’ai deux enfants. Une fille de 3 ans et un garçon d’1 an. Je suis un jeune Algérien qui a décidé de rester dans son pays et de ne jamais le fuir en faisant le serment de le servir dans l’espoir qu’un jour, il se développera, il émergera.
J’ai décidé de rester et de ne pas partir vivre sous des cieux plus cléments parce que je rêvais d’une Algérie jeune, démocratique, plurielle, juste et libérée des carcans du conservatisme passéiste.
Je ne suis pas un savant, ni un éminent médecin ni un inventeur talentueux. L’Algérie, j’ai décidé de la servir en devenant journaliste, en militant en faveur de la vérité.
Cette vérité qui fait le bonheur des hommes en les interpellant sur la justice, la droiture et l’égalité. Cela fait presque dix ans que je tente, modestement, d’écrire et de rapporter les injustices dont sont victimes quotidiennement mes concitoyens.
La vérité sur la gouvernance de l’Algérie
Dix ans que je tente, encore une fois modestement, de révéler les grandes frustrations qui martyrisent mes compatriotes. Je l’ai fait et je continue à le faire parce que crois fermement qu’aucun pays ne saura vivre, s’épanouir sans connaître la vérité sur son fonctionnement et sa gouvernance.
Je n’ai rien inventé, mais je milite en faveur de la démocratie et de la fin de l’autoritarisme de mes autorités en exploitant la force et la puissance du Web et des réseaux sociaux.
Je parle, j’écris, je dénonce, j’échange, je provoque des débats, je pars à la rencontre de ces Algériens qui ont quelque chose à dire, à transmettre à nos décideurs.
Je fais cela sans aucune fierté. Je le fais parce que j’estime que c’est mon devoir de citoyen de l’accomplir. Ma manière d’apporter ma pierre à l’édifice collectif. Beaucoup de jeunes Algériens le font aussi. Chaque jour, dans ce pays, des millions de jeunes se réveillent le matin en disant : « Non ! Moi aussi, je ne vais pas partir et je vais essayer de changer les choses dans mon pays. »
Des jeunes enfermés dans une caserne
Mais aimer son pays ne veut pas dire qu’il faut aimer son gouvernement ou son régime ! Etre patriote ne signifie pas qu’il faut soutenir les yeux fermés un régime politique avec lequel nous ne partageons aucune valeur. Et s’opposer à mon régime ne signifie nullement que je brade la dignité de mon pays.
Évident ? Pas encore en Algérie, où des milliers de jeunes qui essaient de faire bouger les choses en travaillant, en écrivant, en entreprenant ou en créant des micro-projets demeurent obligés de passer par une caserne pendant plus de douze mois !
Des jeunes qui s’enferment plus de douze mois dans une caserne alors que leur pays manque cruellement de médecins, d’enseignants et de travailleurs qualifiés.
Des jeunes qui assistent à la mort de patients dans les hôpitaux de leur pays faute d’un personnel médical !
Des jeunes qui assistent à l’illettrisme de leurs voisins parce que dans leurs écoles, il n’y a pas de professeurs de français ou d’anglais !
Des jeunes qui voient leur pays manquer d’ingénieurs bâtisseurs et dépendre des entreprises étrangères !
Ces jeunes, et ils sont chaque année plusieurs milliers, on leur demande de venir dans une caserne à dresser des barrages pendant douze mois. Des jeunes enfermés dans une caserne pendant que le monde entier s’ouvre aux nouvelles technologies et efface les frontières.
Arrêter d’instrumentaliser politiquement l’armée
Le service national est-il une bonne chose ? Certainement, s’il est bien pensé, bien organisé. Mais notre service national répond-il aux besoins de notre pays ? Notre armée, qui dispose d’un budget avoisinant les 13 milliards de dollars, a-t-elle besoin de jeunes désorientés, rêveurs ou de jeunes professionnels désireux d’embrasser la carrière de militaire engagé ?
Il est temps que notre pays ouvre un débat sérieux sur cette question déterminante pour notre avenir socio-économique. Mais pour ce faire, il faut commencer par arrêter d’instrumentaliser politiquement cette contrainte militaire.
Personne n’est dupe ! Le service national commence à devenir une arme politique avec lequel on cherche à canaliser l’énergie contestataire de cette jeunesse algérienne assoiffée de changement et de liberté.
Aujourd’hui, j’ai 30 ans et deux enfants. L’armée ne m’a jamais adressé la moindre convocation. Durant dix ans, aucun militaire n’a cherché après moi. L’armée a réussi, sans moi, à vaincre le terrorisme islamiste. Elle a, aussi, réussi sans moi à sécuriser nos frontières.
Je refuse d’abandonner mon clavier
Et pourtant, quelques mois seulement après mon engagement politique et médiatique contre le quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, le mandat qui symbolise la déchéance inacceptable de notre Etat, je reçois trois gendarmes à mon domicile familial m’exigeant de rallier une caserne lointaine de la wilaya de M’sila !
Un ordre d’appel qui intervient au moment où j’enquête et j’investigue sur des affaires de corruption, de détournements de deniers publics. Un ordre d’appel qui m’est parvenu au moment où je dénonce à la télévision les gâchis de la mauvaise gouvernance.
Est-ce un hasard que l’armée désire me voir enfin dans ses rangs ? Est-ce un hasard alors que la loi indique clairement que les jeunes âgés de plus 30 ans et ayant achevé leurs études universitaires sont exemptés du service national ?
Des questions que je soulève sans aucune victimisation. Non, je ne suis pas une victime et je refuse de le devenir. Mais je dis : ça suffit ! Cessez cette hypocrisie générale et arrêtez de nous étouffer avec vos mensonges patriotiques. Je refuse de rejoindre votre caserne. Je refuse de servir dans vos rangs. Je refuse d’abandonner ma plume, mon clavier et mon média pour aller répéter chaque jour : « A vos ordres mon général ! »
Je ne servirai jamais l’Algérie de cette manière. Mes compatriotes ont besoin de mes articles, mes informations et mon travail. Ils n’ont guère besoin de mon fusil ou Kalachnikov.
Vos casernes ne me feront jamais taire. Elles n’empêcheront jamais mes autres jeunes compatriotes de rêver d’une autre Algérie qui ne ressemblera jamais à celle que vous dirigez aujourd’hui.
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Notre confrère algérien Abdou Semmar, rédacteur en chef du site indépendant Algérie-Focus, partenaire de Rue89 dont nous avons reproduit de nombreux articles, notamment pendant la campagne électorale de 2014, a lancé sur son site un cri du cœur et de la raison contre la menace de se voir enfermé un an dans une caserne, bien qu’il ne soit pas en principe éligible au service national. A ses yeux, il s’agit de bâillonner un journaliste critique, au moment où il enquête sur des affaires de corruption. Nous relayons sa tribune éloquente en lui exprimant notre solidarité.
Pierre Haski
(http://rue89.nouvelobs.com/2015/01/05/casernes-feront-jamais-taire-journaliste-algerien-refuse-larbitraire-256900)