Le Monde diplomatique - mai 2013
par Olivier Zajec
Les ambitions de Pékin bousculent la donne spatiale et nucléaire
Combien de têtes nucléaires chinoises ? Dans un article informé qui a connu un certain retentissement, le général Viktor Iessine, ancien patron des forces nucléaires russes, évoque le chiffre de 1 600 à 1 800. De son côté, Gregory Kulacki, de l’Union of Concerned Scientists, s’emploie, sur la base d’un travail de recoupement très sérieux, à minimiser ces évaluations, préférant parler de « quelques centaines » de têtes (1). Le professeur Phillip Karber et ses étudiants, eux, avaient déduit homothétiquement un nombre de têtes à partir des kilomètres de « tunnels secrets » (lire « Les ambitions de Pékin bousculent la donne spatiale et nucléaire »). Critiquant ce mode de calcul, d’autres experts suggèrent de mettre en rapport la quantité de matière fissile détenue et les programmes futurs d’équipement de l’Armée populaire de libération (APL).
On estime que la Chine disposerait actuellement de 16 tonnes d’uranium enrichi de qualité militaire (2), et que son stock de plutonium militaire serait de 1,8 tonne. Il faut 4 kilos de plutonium et de 10 à 50 kilos d’uranium enrichi pour produire une arme nucléaire de dernière génération. Pékin a donc de quoi produire entre 450 et 600 têtes nucléaires, au moins.
Si l’on étudie à présent le programme nucléaire ambitieux affiché par l’APL, ce chiffre peut paraître insuffisant. L’état-major prévoit en effet de « mirver » ses missiles DF-5B, c’est-à-dire de remplacer leur tête unique par des têtes multiples. Il a l’intention de donner un successeur au missile intercontinental DF-31A en mirvant un nouvel ICBM « mobile », le DF-41, entré en phase de test en juillet 2012 (3). Devrait également entrer en service le missile nucléaire Julang-2, de 7 500 à 8 000 kilomètres de portée, lancé depuis les nouveaux sous-marins de la classe Jin basés à Sanya (île de Hainan) et pouvant disposer au minimum de douze tubes de lancement chacun. Les armes nucléaires tactiques, inspirées des Russes, continuent d’être produites (DF-11, DF-15) ; les armes de la composante aéroportée sont toujours développées. Enfin, les charges des têtes nucléaires de l’ensemble de ces vecteurs doivent être constamment renouvelées (4).
En comparant la matière fissile estimée et les besoins liés à ces projets de modernisation de l’arsenal, on peut légitimement se demander si, en réalité, le stock de matière fissile ne serait pas plus important. De surcroît, la Chine est le seul membre du P5 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU) à ne pas avoir renoncé officiellement à la production de matière fissile à des fins d’armement nucléaire : elle ne communique pas sur son stock, et, en 2010, une troisième usine de centrifugation a été mise en route à Lanzhou. Enfin, ses besoins sont renforcés par le fait qu’elle prend en compte l’installation en Asie orientale de pans entiers de la défense antimissiles américaine, en particulier au Japon, qui dispose de frégates antimissiles Aegis, et bien sûr à Taïwan, où l’administration Bush a poussé avec ténacité ses intercepteurs Patriot PAC-3 (5).
Pour maintenir le crédit de sa dissuasion face à la prolifération annoncée des nouveaux intercepteurs balistiques extra-atmosphériques américains SM-3 (6), Pékin peut s’estimer mathématiquement contraint d’augmenter le nombre de ses têtes nucléaires, sur des vecteurs balistiques intercontinentaux, mais aussi de courte et de moyenne portée (DF-15, DF-21). De leur côté, des analystes indiens estiment que la seule entrée en service du DF-41 chinois, de 14 000 kilomètres de portée, amènerait les Etats-Unis à multiplier par quatre leurs intercepteurs antimissiles (7).
Les facteurs de cette équation contre-balistique régionale s’ajoutant aux doutes sur le stock chinois de matière fissile, certains ne jugent plus tout à fait déraisonnable d’avancer que l’APL dispose dès à présent de bien plus de 186 têtes nucléaires opérationnelles.
Olivier Zajec - Chargé d’études à la Compagnie européenne d’intelligence stratégique (CEIS), Paris.
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(1) Gregory Kulacki, « Congressional commission issues puzzling recommendations on Chinese nuclear forces », Union of Concerned Scientists, 15 novembre 2012.
(2) « Global fissile material report 2011. Nuclear weapon and fissile material stockpiles and production », International Panel on Fissile Materials, 2012.
(3) William Lowther, « China held secret missile tests : Report », Taipei Times, 7 septembre 2012.
(4) En raison de la péremption de certains de leurs composants, les armes nucléaires ont une longévité de l’ordre d’une vingtaine d’années.
(5) Shirley A. Kan, « Taiwan : Major US arms sales since 1990 » (PDF), Congressional Research Service, 29 novembre 2012.
(6) Ces missiles forment la colonne vertébrale des futurs dispositifs antimissiles américains, en particulier depuis la phased adaptive approach proposée par M. Barack Obama en septembre 2009.
(7) Yu Runze, « US may quadruple interceptors once China’s DF-41 operational : Media », Sina English, 15 novembre 2011.
(http://www.monde-diplomatique.fr/2013/05/ZAJEC/49051)