Le Soir d'Algérie - 4.08.2012
Par Soufiane Djilali*
(jiljadid@ymail.com).
Les juges de la Confédération helvétique viennent de prendre une décision, celle de juger le général Khaled Nezzar pour des faits s’étant déroulés en Algérie entre 1992 et 1994 et qualifiés de crimes de guerre, voire contre l’humanité. Cette décision risque d’avoir des répercussions politiques graves dans le pays.
En effet, dès son annonce, les clivages, les passions, les sentiments vindicatifs et même de la haine, se sont réveillés de toute part et les cicatrices des immenses drames de la décennie du terrorisme se sont ouvertes à nouveau.
En cherchant à apaiser leurs douloureux souvenirs, les uns et les autres vont devoir ouvrir encore une fois les arènes de combats pour que d’autres victimes, d’autres innocents paient à leur tour le tribut du sang au monstre insatiable des conflits de pouvoir et des guerres intestines.
Au-delà de la recherche de la vérité et de la volonté de mettre en lumière les responsabilités de chacun, cette décision de la justice suisse vient juste de nous informer que l’Algérie n’était pas encore vraiment un État souverain, qu’elle n’avait pas le droit d’écrire sa propre histoire, bonne ou mauvaise, sans que la conscience occidentale ne s’interpose comme juge, qu’elle est encore colonisable car son peuple est inapte à la responsabilité.
Si le premier magistrat du pays n’est pas capable de mettre le holà à une telle cabale judiciaire, le pays aura mis la main dans un engrenage fatal dans cette période de « révolutions arabes ».
Gageons dès lors, que des centaines, des milliers ou des dizaines de milliers d’Algériens se lèveront, eux aussi, demandant vengeance pour leurs milliers de morts, de handicapés et d’orphelins qu’auront causés les hordes de terroristes ; et bien sûr, d’autres dizaines de milliers d’hommes et de femmes demanderont alors à leur tour des comptes au «pouvoir» pour les bavures, tortures et assassinats en tous genres ?
À la vérité, durant cette décennie, c’était une guerre, dramatique, sale, déloyale et impitoyable qui avait failli emporter la nation. Il faut dire qu’il n’y avait pas d’État de droit, et même plus d’État, ou si peu !
Qui est le plus fautif, qui est le responsable de ces terribles événements ? La politique populiste et autiste des gouvernants intéressés par le seul pouvoir depuis 1962 ? Le FLN ? Le socialisme ? Chadli ? Boudiaf ? Le HCE ? L’État ? L’armée ? Le FIS ? L’islamisme ? Le salafisme ? Les GIA ? L’égoïsme monstrueux des hommes ? La bêtise incarnée ? Les intérêts des puissances étrangères ? L’Arabie saoudite ? L’Iran ? Le diable ?
Dans les années 1990, il fallait s’en sortir. Il fallait que la guerre fratricide s’arrêtât. Pour beaucoup, dont je fus, malgré une opposition franche et radicale au pouvoir en place, il fallait néanmoins s’opposer au nihilisme et à la décomposition du pays en combattant la barbarie.
Les circonstances de l’histoire avaient alors placé le général Khaled Nezzar au-devant de la scène.
Il a assumé une part du feu des responsabilités de la conduite de la lutte antiterroriste. Il y a eu des dépassements durant son commandement tout comme avant lui et après lui.
Comment instruire dès lors le cas des dizaines de milliers de morts, victimes de massacres des deux côtés sachant tout de même qu’une partie possédait la légitimité du monopole de la violence et que l’autre partie promettait la dictature théocratique une fois au pouvoir et le fil de l’épée pour les récalcitrants ?
Il n’y a aucun doute que c’est d’abord par les armes que le terrorisme fut vaincu. La politique de la Rahma initiée par le général Zeroual puis continuée par l’actuel président par la politique de la réconciliation n’ont pas fait que des heureux. Pourtant, après le combat fratricide était venu le moment de revenir à la raison.
Les Algériens ont alors compris qu’il fallait oublier ces années de larmes et de sang et confier leurs meurtrissures au temps et à la justice divine.
Cela est tellement vrai, que les citoyens détournent pudiquement leurs yeux devant des terroristes repentis, revenus dans leurs demeures, les mains humides, les poches pleines, et les projets garantis. C’était le prix à payer pour préserver d’autres innocents, d’autres vies, d’autres sacrifices immondes aux démons de la « fitna » et de l’autodestruction. Le cas échéant, la prison était là pour punir les récalcitrants : ceux qui avaient risqué leur vie pour traquer la terreur ont été désarmés et parfois humiliés. C’était un prix exorbitant, mais il fallait éteindre l’incendie.
Depuis lors, les principaux hommes qui ont eu à assumer la responsabilité des années 90 se sont retirés. Zeroual est à la retraite et à sa suite, une série de généraux l’ont suivi, d’autres sont auprès de leur Juge Suprême. Le pouvoir est tombé entre d’autres mains, celles qui ont fait de notre pays un bazar de bric et de broc, un souk d’opportunisme et de corruption à ciel ouvert, une perversion innommable où le vice semble avoir définitivement remplacé la vertu.
Cette situation a fait que le citoyen n’a plus les moyens de faire la différence entre l’État et le pouvoir, entre institutions et clans, entre la politique et le comportement de voyous en cravate.
Les sentiments de frustrations, de méfiance, de défiance et même de haine face à l’incurie des gouvernants et de tous ceux qui ont eu un rapport avec le pouvoir sont devenus le moteur essentiel dans la société.
Chacun appelle à la vengeance. Le nihilisme absolu nous guette. La violence, l’insubordination, la rébellion sont là, tapis dans l’ombre, attendant la première étincelle pour prendre feu. Tout sera brûlé. Toutes les représentations de l’État (du pouvoir ?), toutes les institutions (les clans ?), tous les centres de pouvoir seront annihilés. Ne restera que la prééminence de la force, de la prédation, de l’argent et des intérêts tiers.
La politique du pouvoir actuel aura fait table rase de tout sentiment national, aura détruit tout le capital symbolique du mythe fondateur de la nation. Ce pouvoir n’a-t-il pas tenté de brader nos hydrocarbures dès 2005 ? Pour quel motif ? Qu’a-t-il fait de nos 200 milliards de dollars ? Ne les aurait-il pas parfois cédés pour mieux rester là où il est ? L’argent de la corruption coule à flots, les dernières législatives ont permis de sentir son odeur ! Pourquoi alors le dernier des quidams ne vendrait-il pas ce qu’il aurait sous la main au premier acheteur étranger ? Du FLN il ne reste que des débris déshonorants, de la révolution de Novembre, que des souvenirs pathétiques et des vampires sans âge, du cinquantenaire de la libération que quelques feux d’artifice. S’il faut vendre Nezzar pour acheter un Printemps arabe du type libyen ou syrien, pourquoi pas ? N’y a-t-il pas chapelet de lâcheté ?
Trêve de plaisanterie, le moment est plus redoutable que cela.
Voilà qu’un pays étranger institue sa propre justice en juge des acteurs d’une triste histoire algérienne. Derrière Nezzar, se profile le jugement de l’ANP et pourquoi pas de Zeroual et donc de l’État algérien cette fois-ci ?
La Suisse, pays des banques, va statuer, à travers quelques magistrats, sur l’histoire pénible de notre nation. Elle écrira alors notre histoire pour nous. Elle nous dira qui est le méchant et qui est le gentil. Pourtant, la Suisse, pays des droits de l’Homme aussi, ne se permettra pas de demander des comptes à G. Bush pour avoir détruit l’Irak (sans autorisation du Conseil de sécurité), l’Afghanistan, et d’autres pays encore, pour avoir institué la torture légalisée à Abu Ghraib et à Guantanamo. Faut-il, encore une fois, se permettre de dire quelques mots sur les crimes contre l’humanité d’Israël qui maintient un peuple dans le dénuement complet, qui détruit impunément une nation, qui emprisonne des enfants, qui maintient menottées les femmes pendant leur accouchement, qui brûle les oliviers, qui tue partout dans le monde avec la complicité directe des États dits démocratiques, qui se vante des faits d’armes à Sabra et Chatila et qui viole depuis 1948 toutes les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Ah ! Oui ! eux sont des hommes, nous autres, des justiciables. Peut-être que pour ces propos, je me verrai accusé d’antisémitisme et serai à mon tour poursuivi partout où la « loi » décide l’histoire !? La Belgique, l’Espagne, la Grande- Bretagne changent illico presto leurs législations pour mettre à l’abri Bush, Rumsfeld, Sharon, Olmert, Natanyahu… de toute tentative d’accusation. Mais les Rwandais, quelques autres nationalités et bientôt nous les Algériens, il nous faudra à tous comprendre que nos peuples sont nuisibles, que nos États sont des jouets et que notre souveraineté est sous mandat !
Cette situation, nous la méritons, puisque nos gouvernants nous y ont conduits par leur gabegie, leur incurie et leur amour obstiné du pouvoir absolu. Parce qu’aussi, nous nous taisons. Le président de la République n’a eu aucun mot. Qui se tait consent ! Même halluciné, Gueddafi avait fait reculer la prétention de ce même pays de juger l’un de ses enfants, bien que probablement fautif. La Suisse a alors baissé les yeux et rendu les armes.
Pour l’honneur et surtout pour notre avenir, il aurait certainement fallu que le général Nezzar réponde à la demande de la justice suisse. Cependant, il lui aurait fallu le soutien ferme et inconditionnel de l’État et des Algériens soucieux de préserver leur souveraineté. Le procès aurait pu être celui du terrorisme en Algérie, des États tiers qui l’ont soutenu et financé, et des États qui, par la guerre et la puissance, au nom de l’intérêt égoïste, détruisent des nations entières dans l’impunité totale.
Mais l’Algérie, affaiblie par une politique anachronique, mise au service des personnes et non de la nation, risque de nous offrir, comme à l’époque du coup de l’éventail du dey Hussein, un scénario tragi-comique qui finira bien mal !
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S. D.
* Président de Jil Jadid