Le Monde.fr | 20.04.2012
par Mathilde Gérard
"Le 20 mai 2011, je soutenais ma thèse en Catalogne. Le 26 mai, j'étais employé dans un laboratoire de l'École supérieure d'agriculture d'Angers." Abel Ortiz Catalán n'aura guère attendu pour signer son "post-doc", un contrat d'un an subventionné par la région Pays de la Loire, dans un laboratoire de pointe de recherche en agronomie. Rester en Espagne ? Le jeune chercheur ne s'est pas posé la question. "Dans la recherche, la mobilité internationale est indispensable et il est courant de partir à l'étranger après un doctorat", explique-t-il. Malgré sa non-maîtrise du français, qu'il a appris sur le tas, le Catalan s'est vite adapté à la vie angevine, qu'il espère ne pas quitter de sitôt. "Je découvre d'autres méthodes de travail en France. Et la politique de recherche y est plus développée qu'en Espagne."
Abel Ortiz Catalán a quitté l'Espagne sans regret, volontaire pour une expérience à l'étranger. La communauté scientifique espagnole s'inquiète également d'expatriations contraintes de chercheurs vers l'Allemagne, le Royaume-Uni ou les États-Unis, en raison de la situation économique du pays. Entre 2009 et 2011, le budget de la recherche en Espagne a été amputé de plus d'un milliard d'euros, passant de 9,6 milliards à 8,5 milliards.
Dans le budget d'austérité pour 2012 présenté fin mars, le gouvernement de Mariano Rajoy a prévu de couper 600 millions d'euros supplémentaires dans ce domaine. En novembre, le Centre Prince Felipe à Valence, un établissement de pointe, licenciait 108 de ses 258 employés, dont 79 scientifiques, arrêtant ses recherches sur quatorze maladies, dont le cancer. Cette année, le Centre supérieur de recherches scientifiques (CSIC), l'équivalent du CNRS en Espagne, ne va pas recruter un seul chercheur pour ses 133 laboratoires, alors qu'en 2007, il en avait embauché 250.
DONNÉES IMPRÉCISES
Combien sont-ils d'Espagnols diplômés, voire très diplômés, à quitter leur pays faute de perspectives d'emploi stable ? Comme beaucoup de flux migratoires, le phénomène est difficile à quantifier. Le gouvernement espagnol lui-même est divisé. La ministre de l'emploi, Fátima Báñez, parle d'une "fuite de talents sans précédent". Le ministre de l'éducation supérieure, José Ignacio Wert, dément, parlant d'un phénomène marginal. Le recensement des Espagnols résidant à l'étranger (qui ont augmenté de 300 000 en 2011) est en effet biaisé par le fait que la loi sur la mémoire historique a permis à de nombreux petit-fils de migrants espagnols, nés à l'étranger, notamment en Amérique latine, d'obtenir la nationalité espagnole en 2011.
Quelques données permettent toutefois d'appréhender la migration des diplômés espagnols. Dans son enquête de population active, l'Institut national de statistique calcule qu'un million de diplômés espagnols sont au chômage. Quant aux diplômés qui travaillent, 44 % sont surqualifiés pour leur emploi (la moyenne dans les pays de l'OCDE est de 23 %). Selon l'Eurobaromètre de la Commission européenne, sept jeunes Espagnols sur dix envisagent de s'installer à l'étranger. Entre 2008 et 2011, l'entreprise d'emploi intérimaire Adecco a mené une étude, constatant que le nombre d'Espagnols cherchant à travailler à l'étranger avait doublé et que leur profil avait évolué vers celui d'hommes âgés de 25 ans à 35, hautement qualifiés (ingénieurs, architectes et informaticiens).
FUITE OU MOBILITÉ DES TALENTS ?
Interrogé par Le Monde.fr, Lorenzo Cachón, professeur de sociologie à l'université Complutense de Madrid, tempère le phénomène : "On ne peut pas parler de fuite de cerveaux, mais d'une mobilité des cerveaux." Ce spécialiste des mouvements migratoires et du marché du travail évalue à environ 50 000 à 60 000 le nombre d'Espagnols qui ont quitté le pays en 2011 pour des raisons économiques. "La mobilité est positive tant qu'elle est équilibrée, explique M. Cachón. Le problème est que le pays n'est plus attractif ni pour les Espagnols ni pour les étrangers. Or, l'Espagne, qui était un désert scientifique au début des années 1980, avait réussi à développer des pôles d'innovation et à attirer des chercheurs étrangers, mais depuis 2007, avec la baisse des investissements en recherche et développement, c'est la panne sèche", se désole le sociologue.
En 2011, la chancelière allemande Angela Merkel avait fait grand bruit en annonçant que son pays avait besoin de 100 000 ingénieurs et qu'elle serait ravie s'ils étaient espagnols. L'Allemagne avait alors ouvert un guichet de recrutement à Madrid. Mais pour Lorenzo Cachón, il s'agissait surtout d'un effet de communication. "L'Allemagne n'a rien proposé de plus aux diplômés espagnols que la libre circulation des personnes au sein de l'Union européenne. Mais Berlin avait besoin de rendre plus visible la possibilité d'y travailler que d'autres pays, comme le Royaume-Uni ou les pays latins, car avec l'Allemagne il y a une barrière de la langue", souligne le sociologue.
"SUICIDE SCIENTIFIQUE"
Reste qu'en matière de recherche et développement, l'Allemagne a des arguments à revendre. Tandis que les demandes de brevets outre-Rhin ont augmenté de 5,7 % en 2011, elles ont chuté en Espagne de 2,7 %, selon l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, basée à Genève. Côté espagnol, en revanche, la science et l'innovation, qui bénéficiaient d'un ministère à part entière sous José Luis Rodriguez Zapatero, ont été rattachées au ministère de l'économie dans le cabinet de Mariano Rajoy. Une "disparition" du premier niveau de l'organigramme gouvernemental fort symbolique.
La revue scientifique Nature a récemment dénoncé dans ses colonnes les coupes budgétaires espagnoles, évoquant un "suicide scientifique". Des collectifs de chercheurs espagnols ont alerté le gouvernement à travers la plateforme "Investigación digna" ("Pour une recherche digne") ; leur lettre ouverte pour une politique scientifique en Espagne (PDF) a recueilli plus de 25 000 signatures.
(http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/04/20/l-espagne-saura-t-elle-garder-ses-talents-scientifiques_1686926_3214.html)