Le Point.fr - 11/04/2012
par Marie de Douhet
Les ingénieurs français, gavés de mathématiques abstraites, font merveille dans les salles de marchés. Pour le meilleur et le pire.
En maths, la France ne compte pas pour des prunes : selon le célèbre magazine américain Time, parmi 52 gagnants des médailles Fields - l'équivalent du prix Nobel de mathématiques -, onze Français ont été récompensés. Seuls les États-Unis compteraient plus de médaillés que la France, avec un total de 13. Une réussite qui commence à l'école, même si en moyenne les élèves de 15 ans se hissent juste au-dessous de la moyenne de leurs homologues de l'OCDE selon l'évaluation internationale PISA. Le magazine américain n'hésite pas à l'affirmer : en mathématiques, les meilleurs élèves français "sont des tueurs."
Pour Jonathan Aflalo, polytechnicien et chercheur en mathématiques appliquées à l'Université du Technion, en Israël, la "culture des maths" est un phénomène très français. "En France, l'imaginaire collectif considère que, pour réussir, il faut être bon en maths. Prendre la filière scientifique au bac est plus reconnu socialement, et ceux qui sortent de Polytechnique sont perçus comme des demi-dieux. Bien plus que ceux qui ont fait HEC !" s'indigne-t-il.
La faute à Bourbaki
Cette tendance s'inscrit dans une longue tradition historique. Comme l'explique Dominique Flament, chercheur au CNRS, "c'est l'héritage du groupe de mathématiciens Bourbaki, dans les années 1930, qui a permis à la France d'exceller dans ce domaine. Les élites des mathématiques françaises avaient été décimées par la Première Guerre mondiale, ils ont voulu redonner à la France son prestige en en faisant la championne des mathématiques abstraites. Leur but était de créer un langage mathématique universel".
Appliquée à la finance, cette passion des mathématiques pures est tenue pour responsable du désastre de 2008. "La crise financière est arrivée à cause des modèles de probabilité, de l'utilisation de modèles très abstraits", se désole Jonathan Aflalo. Un problème qu'il impute aussi en partie à certaines formations : "Il n'est pas normal de confier des milliards à des jeunes, sous prétexte qu'ils sortent de Polytechnique. En leur répétant pendant toute la durée de leurs études qu'ils sont des génies, ils arrivent avec cet état d'esprit en finance. Au final, ils sont incapables de se remettre en question, et c'est pour ça qu'ils prennent des risques. Or ce n'est pas avec quatre ans d'études, même brillantes, que l'on devient un expert !"
Risques
"C'est tout le problème, soupire Dominique Flament. Les Français, très forts en mathématiques abstraites, se sont pourtant retrouvés dans les secteurs les moins nobles de la finance, les plus à risques. Dans ces secteurs, la finance est un nuage de chiffres, qu'on utilise pour faire de la prédiction."
Attirés par la perspective d'emplois lucratifs, de nombreux étudiants mettent leur maîtrise de calculs complexes à profit en se spécialisant en ingénierie financière. Selon le Time, la France serait passée de 300 à 600 diplômés par an en dix ans pour des programmes de master en ingénierie financière (18 en France). "Les Français ont la cote en finance, constate un enseignant à l'école Polytechnique qui souhaite rester anonyme. Par ailleurs, comme la France a la réputation de très bien former en maths, cela leur donne du crédit à l'étranger." Conséquence, selon Jean-Pierre Bourguignon, directeur de l'Institut des hautes études scientifiques, cité par Time Magazine, près d'un quart des analystes quantitatifs de haut niveau dans le monde seraient français.
Impact de la crise
Pourtant, depuis la crise de 2008, ces résultats fascinent moins. Les déboires des matheux de la finance - à l'instar de Fabrice Tourre, un diplômé de Centrale, trader chez Goldman Sachs et accusé de fraude en 2010 - se sont accumulés. Les formations ont été mises sur le banc des accusés.
À Polytechnique, dont les masters en ingénierie financière comptent parmi les plus prestigieux en France, un professeur évoque "la fin d'un âge d'or" et constate que "les étudiants sont aujourd'hui plus prudents par rapport aux débouchés". Contactée par Le Point, l'école minimise l'impact de la crise sur le choix des filières. Elle "a simplement été l'occasion de revenir à des niveaux plus standard, en renforçant la visibilité des applications des probabilités à bien d'autres secteurs que la finance, par exemple la biodiversité. Quant à Jonathan Aflalo, la carrière qu'il ambitionnait en intégrant Polytechnique ne le fait plus rêver : "J'avais pris tous les cours de finance possibles pendant mon master. Mais avec la crise et les expériences de mes amis dans ce domaine, j'ai changé mon fusil d'épaule." Dans son entourage, plusieurs de ses amis dénoncent un "calvaire", et l'un d'entre eux a fait une dépression. "Cela m'a dégoûté, confie Jonathan. Et puis j'ai réalisé qu'on pouvait gagner de l'argent de façon moins risquée, plus amusante et plus noble."
... mais pas de réel changement
Malgré la purge, les pratiques du secteur n'ont pas vraiment évolué. "Après 2008, on a continué à développer la finance avec des ordinateurs, explique Dominique Flament. Rien n'a changé : des machines calculent des milliards d'informations à la seconde et permettent des simulations gigantesques, dont les résultats sont projetés dans le réel. On joue avec une économie virtuelle, appliquée à l'économie réelle. C'est très dangereux !"
Cette finance à haute fréquence, ou "finance informatique", permet d'acheter et de revendre à moins d'une seconde d'intervalle. "Pour que le réseau ne ralentisse pas les transactions, certains se connectent jusque dans les égouts pour être le plus près possible de la Bourse et ne pas subir d'interférences, s'amuse Jonathan. La finance est devenue n'importe quoi !"
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