Huffingtonpost.fr - 5.04.2012
par Michel Winock
(Professeur émérite à Sciences-po, cofondateur de la revue L'Histoire)
Cinquante ans après les accords d'Évian, notre vision de la guerre d'Algérie est moins manichéenne qu'au temps où s'affrontaient de manière inexpugnable les partisans de l'indépendance algérienne et ceux de l'Algérie française. Le roman de Bertrand Longuespé(*) vient à souhait nous rappeler la complexité des choses, quand bien même peu de Français nient aujourd'hui le caractère inéluctable de la naissance d'une Algérie souveraine.
On entre dans ce livre par une épigraphe empruntée à Georges Hyvernaud, dont le nom est sorti de l'oubli à la publication de ses Œuvres complètes en 1985 : "L'histoire des historiens est comme un magasin d'habillement. Tout y est classé, ordonné, étiqueté. Les données politiques, militaires, économiques, juridiques ; les causes, les conséquences ; et les liaisons, les rapports, les ressorts. Tout cela bien étalé devant l'esprit, clair, nécessaire, parfaitement intelligible. Ce qui n'est pas clair du tout, ce qui est obscur et difficile, c'est l'homme dans l'Histoire ; ou l'Histoire dans l'homme, si on préfère ; la prise de possession de l'homme par l'Histoire. L'homme complique tout." (La Peau et les os).
Telle est bien la nécessité du roman, dire ce que l'histoire laisse d'inconnu de la conscience et de l'inconscience des hommes et des femmes qui la font. Il existe toujours un écart entre l'histoire écrite et l'histoire vécue, parce que celle-ci n'est pas généralisable et conceptualisable. Nous sommes tous dans l'Histoire, écrasés ou portés par les événements, mais l'histoire de chacun de nous n'est nullement assimilable à l'histoire de tout le monde ; nous restons des singularités irréductibles.
Le récit de Bertrand Longuespé n'est pas un exercice de mémoire : il est né huit ans après la fin de la guerre d'Algérie. Sa force est de nous plonger dans le drame opaque de cette guerre, en laissant de côté tout jugement, toute transparence rétrospective. Nous sommes confrontés directement à la diversité de ses acteurs et de leurs motivations dans une fiction qui mêle des personnages authentiques, Germaine Tillion, Mouloud Ferraoun, à des personnages inventés, dont le héros et narrateur du livre.
Edgar Grion, appelé du contingent, communiste, a accepté de servir comme sous-lieutenant en Algérie, selon les recommandations de son Parti. Aux prises avec les réalités de la guerre, il prend ses distances vis-à-vis de son appartenance politique, et va, tout en continuant à détester cette guerre, jusqu'à prendre goût à sa mission officielle, à la tête de sa section. Il fait la connaissance d'un pied-noir, compagnon d'armes, qui l'introduit dans sa famille, des colons de la Mitidja, bientôt partisans de l'OAS. Après la fin de son service et son retour en France métropolitaine, il se sent tenu de revenir en Algérie où il a laissé, parmi les siens, la jeune Fanny, qu'il aime. Peu après avoir posé de nouveau le pied à Alger, il est rattrapé par ses actes et ses antécédents communistes, et tombe aux mains des paras qui le torturent. Il sera finalement sauvé par la famille de Fanny engagée dans les combats de l'OAS. Le roman s'achève dans le chaos de l'été 1962, sur un bateau de rapatriés qui vont devoir "se battre pour revivre".
Le Temps de rêver est bien court emprunte bien entendu son titre à un poème célèbre d'Aragon, dont Léo Ferré a tiré sa chanson Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Mais sait-on, comme nous le rappelle discrètement l'auteur (p. 221), que cette question a résonné en musique pour la première fois en pleine guerre d'Algérie ?
Ce roman remarquable, fluide et prenant, se déroule à la frontière de l'histoire, ne la brouille pas, la respecte même scrupuleusement, mais pour mieux explorer sa part "obscure et difficile", là où l'individuel et le collectif se recoupent sans coïncider.
Saluons au passage les jeunes éditions Thierry Marchaisse, dont le directeur, ancien normalien philosophe et proustien, vient du Seuil. Non sans témérité, mais avec déjà quelques beaux succès à son actif, il a pris le risque de lancer sa propre maison l'an dernier. http://www.editions-marchaisse.fr
(*) Le Temps de rêver est bien court, éditions Thierry Marchaisse, 260 p., 19 €.
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(http://www.huffingtonpost.fr/michel-winock/roman-complexite-algerie_b_1402054.html?ref=international)