Liberté - 31.03.2011
par Sara Kharfi
Interview de Jérôme Ferrari, auteur de "Où j'ai laissé mon âme"
Dans cet entretien, l’auteur de Où j’ai laissé mon âme revient sur l’élaboration de son roman qui s’intéresse à la guerre d’Algérie ainsi qu’à l’usage de la torture dans celle-ci, tout en évoquant son écriture, ses thèmes de prédilection ainsi que les questionnements qui le traversent en tant qu’écrivain.
Liberté : Dans Où j’ai laissé mon âme, on ne peut pas réellement affirmer que vous êtes passé de la philosophie à la littérature. On est en plein dans la philosophie. D’ailleurs, dans un des quatre monologues d’Andreani, on lit que “le corps est tombeau” ; ce qui rappelle l’aphorisme de Platon : “Le corps est le tombeau de l’âme”…
En fait, on ne peut pas affirmer que je suis passé de la philosophie à la littérature, parce que je n’ai jamais rien produit en philosophie. Je ne pense pas que la littérature se distingue de la philosophie par ses thèmes mais par la façon dont elle les met en forme : elle ne dispose pas des mêmes outils, mais elle puise dans le même chaos. Et on peut très bien utiliser une citation philosophique d’une façon purement littéraire. Tous les philosophes ne le permettent pas, bien sûr, mais on trouve chez Platon, par exemple, ou chez Nietzsche et Schopenhauer, des expressions extraordinairement poétiques qu’on peut saisir intuitivement.
Faussement interrogatif, très ironique, le titre de votre roman est largement suggestif. Vous proposez de (re)chercher l’âme au milieu du chaos. Un paradoxe ou une envie de saisir la complexité ?
J’aime qu’un titre de roman soit polysémique. Le titre s’applique évidemment en premier lieu au capitaine Degorce mais peut-être le lecteur peut-il finir par envisager qu’il renvoie au lieutenant Andreani et, finalement, à tous les personnages.
Vous avez déclaré lors de votre rencontre, en février dernier au CCF d’Alger, que le déclic pour écrire ce roman a été le documentaire l’Ennemi intime, de Patrick Rotman, mais que si vous n’aviez pas vécu en Algérie, vous n’auriez jamais osé l’écrire. Pourquoi ?
Le documentaire de Patrick Rotman m’aurait, quoi qu’il en soit, particulièrement bouleversé. Mais je n’aurais pas pu construire un roman sans mon expérience algérienne. Il faut pouvoir parler de ce qui est étranger, bien sûr, et j’ignore tout de la guerre, mais, en même temps, il faut que cet étranger devienne intime. Pour moi, ce n’est possible que si j’arrive à le rattacher à une expérience qui a réellement été la mienne. C’est pourquoi je voulais absolument parler de l’Algérie contemporaine dans le roman. Et j’avais besoin qu’Alger ne soit pas un décor. Je ne peux pas écrire à partir de guides touristiques. J’ai besoin de connaître la couleur du ciel, la nature particulière de la chaleur et de l’humidité, le visage des gens. Ce n’est pas seulement une exigence psychologique : je crois que le roman y gagne en justesse.
Vous y allez sans retenue sur le chapitre de la torture. Est-ce parce que le sujet ne vous concerne pas directement, et que vous êtes né après cette guerre, que vous avez pu en parler si “ouvertement” ?
Je parle ouvertement de la torture mais de manière bien moins détaillée que les témoins du documentaire de Rotman. Je ne perds jamais de vue que les mots ont un sens, qu’ils renvoient vers une réalité, en l’occurrence une réalité atroce qui ne doit pas servir de prétexte à faire des jolies phrases et avec laquelle on n’a pas le droit de faire le malin. Peut-être que la distance est un atout, mais dans mon travail, je ne l’ai pas vu comme ça. Elle m’est plutôt apparue comme un problème. Comment pourrais-je parler de quelque chose que je ne pouvais même pas me figurer avec précision ?
La figure du héros a été contestée, en littérature, il y a bien longtemps, pourtant vous nous proposez de véritables héros tragiques, notamment avec Tahar (personnage inspiré du révolutionnaire Larbi Ben M’Hidi). Tahar connaît très bien son destin… funeste, et malgré cela, il continue à croire. Pourquoi l’usage du héros tragique ?
Pour moi, tous les personnages du roman, et pas seulement Tahar, ont une dimension tragique, au sens propre du terme : ils sont pris au piège de leur liberté et il n’y a rien qu’ils puissent faire pour échapper à leur culpabilité. Dans ce sens, c’est Tahar qui est le moins tragique parce que, quoi qu’il ait pu faire et ordonner, il est en paix avec lui-même. C’est d’ailleurs ce qui fascine le capitaine Degorce.
Vos personnages (surtout le capitaine Degorce) sont très croyants, pourtant ils commettent parfois l’innommable qu’ils expliquent avec un discours logique. La logique est-elle un danger pour l’homme ?
Je n’aime pas beaucoup tenir des propos trop généraux. La logique tient dans le roman un rôle précis : elle justifie aux yeux de Degorce, avec une cohérence redoutable, quelque chose qu’il est à la fois incapable d’accepter et de refuser – l’usage de la torture. Il est, à mes yeux, très symptomatique que le général de la Bollardière ait refusé la torture pour des questions de principe, sans accepter de rentrer dans une discussion sur son efficacité et sa nécessité. La grandeur de ce refus, c’est justement qu’il ne s’occupe pas de ce qui est logique et de ce qui ne l’est pas.
Dans ce livre, on se sent, en tant que lecteur, enfermé dans le passé et le présent. On est coincé dans les ténèbres. Il n’y a pas de futur, il n’y a pas d’avenir, et c’est comme s’il n’y avait pas de perspectives. Pourquoi ? Est-ce parce que le débat demeure ouvert ?
L’absence de futur est d’abord une nécessité narrative : quand on écrit à cinquante ans de distance, c’est-à-dire depuis le futur des personnages, le risque est grand d’intégrer au récit, sans le savoir, des remarques ou des jugements anachroniques. Mais nous vivons au présent. Nous ne savons pas comment les choses finissent par tourner. Cela, nous ne l’apprenons que rétrospectivement. Le capitaine Degorce ignore ce qui se passera après mars 1957. Les problèmes qui se posent à lui ne peuvent pas être éclairés par les réponses que leur apportera le futur. Il est prisonnier du présent, comme nous le sommes tous, d’ailleurs.
Dans un entretien que nous a accordé, il y a quelques mois, Laurent Mauvignier, qui a également écrit sur la guerre d’Algérie (Des Hommes), il nous dit que “la France n’a pas su, pas pu, pas vu, ou pas même trouvé, comment parler de la décolonisation”. Qu’en pensez-vous ?
Laurent Mauvignier a raison. Nous sommes empêtrés dans des débats moralistes et partisans insupportables d’où la prise en compte de la complexité du monde est exclue. Des hommes ne parle pas de la décolonisation en général. C’est un roman, un grand roman, qui ne s’intéresse, par définition, qu’à une réalité partielle et fragmentaire : mais c’est ça la force du roman, c’est ça qui lui permet de saisir la complexité à jamais inaccessible aux discours généraux et globalisants. À la sortie de Où j’ai laissé mon âme, j’avais peur que le texte soit reçu à travers le prisme simplificateur des oppositions idéologiques. Ça n’a pas été le cas en France et, ce dont je suis particulièrement heureux, ça n’a pas été le cas en Algérie.
Vous avez opté pour un narrateur omniscient lorsque vous décriviez les trois jours de mars 1957. C’est récurrent chez vous ou alors est-ce parce que ceci convient au thème que vous développiez dans ce livre ?
Seuls les chapitres qui décrivent les trois jours de mars 57 utilisent un narrateur omniscient. Mais c’est davantage une nécessité qu’un choix. Degorce est un personnage sans voix. Il ne parle que pour les nécessités du service mais il est incapable de parler à sa femme ou à Dieu. Il était donc exclu qu’il puisse être le narrateur. Du coup, la troisième personne s’imposait. Et je crois qu’elle permet aussi d’introduire une distance froide et méticuleuse dont j’avais besoin dans ces chapitres pour les opposer aux monologues d’Andreani.
Comment qualifieriez-vous votre roman ?
J’ai un très, très gros faible pour le mysticisme : c’est donc une qualification qui me convient tout particulièrement !
Où j’ai laissé mon âme, de Jérôme Ferrari, roman, 156 pages, éditions Barzakh (coédition avec Actes Sud), Algérie, janvier 2011. 500 DA.
Bio express
Jérôme Ferrari est né en 1968 à Paris. Agrégé de philosophie, il enseigne cette discipline depuis plusieurs années. Entre 2003 et 2007, il a vécu en Algérie où il a enseigné la philosophie au Lycée international d’Alger. Auteur prolixe, Jérôme Ferrari a entamé sa carrière littéraire en 2001 avec la publication d’un recueil de nouvelles Variété de la mort. Suivront plusieurs romans, notamment Dans le secret (2007), Balco Atlantico (2008), Un Dieu un Animal (2009), et dernièrement, en août 2010, Où j’ai laissé mon âme, qui est sorti en Algérie au début de cette année. Plusieurs fois primé, Jérôme Ferrari a reçu le prix France Télévisions 2010 pour ce dernier roman qui s’intéresse à la guerre d’Algérie.
S. K.