Le Point.fr - 08/04/2012 à 13:06
L'Allemagne, un modèle pour la France ? Jacques-Pierre Gougeon apporte ses clartés sur la vie agitée du couple franco-allemand.
La situation, de l'autre côté du Rhin, est souvent prise en exemple par les internautes comme argument dans la campagne électorale. Situation économique - "l'Allemagne, elle, s'est relevée" (Humaniste) -, place des syndicats - "chez eux, ils sont raisonnables" (Jardinbio), ou encore conditions salariales - "l'Allemagne travaille, fabrique quand la France désespère au travail" (François38) : une Allemagne dynamique serait-elle donc perçue comme un modèle pour une France asphyxiée ? À l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage, France-Allemagne : une union menacée ? (Armand Colin), Jacques-Pierre Gougeon, professeur des universités, directeur de recherche à l'Iris et germaniste, explique les particularités de ce "couple" et décrit la perception allemande de ce qui se passe dans l'Hexagone.
- Comment qualifieriez-vous les relations entre la France et l'Allemagne aujourd'hui ?
- Il s'agit d'une alliance de circonstance. Certes, on constate un rapprochement en matière économique, notamment concernant le traité budgétaire, le MES (Mécanisme européen de stabilité, NDLR). Mais, globalement, ce n'est pas une relation de longue durée, comme on a pu la connaître avec Schröder et Chirac par exemple, ou Mitterrand et Kohl. Historiquement, le couple franco-allemand a besoin de s'inscrire dans la stabilité.
- Comment, justement, a été perçue outre-Rhin la relation entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel depuis 2007 ?
- Quand Nicolas Sarkozy a été élu, il y avait une importante attente autour de sa présidence. Les Allemands souhaitaient un changement de génération, ils voulaient passer à autre chose après plus de dix ans avec Jacques Chirac. Mais, dès le début de son mandat, cette attente s'est transformée en méfiance. Les Allemands ont été très déçus, notamment à cause du traité de Lisbonne. Angela Merkel avait beaucoup travaillé à sa réalisation en amont, alors que Sarkozy s'est attribué toute sa réalisation. La deuxième cause de méfiance fut l'Union pour la Méditerranée. C'est sans doute l'erreur la plus grave depuis la réunification. La France voulait construire un projet qui excluait l'Allemagne ! Avec la crise, on a noté un rapprochement certain ces dernières années sur la régulation financière. Mais cela ne fait pas une vision commune, loin de là.
- C'est-à-dire ?
- En Allemagne, il y a de plus en plus d'observateurs, universitaires, diplomates ou journalistes, pour défendre l'idée que la relation franco-allemande est en voie de banalisation. En somme, ils veulent que cette relation s'inscrive dans la normalité. Ils ne nient pas son importance, mais soulignent que d'autres relations doivent aussi prospérer. L'évolution de la relation franco-allemande est en effet liée à la réappropriation par l'Allemagne de l'idée de puissance. En se considérant comme telle, l'Allemagne désire tout autant se tourner vers les États-Unis, la Russie, la Chine. D'ailleurs, lorsque le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, est venu à Berlin en 2011, il était accompagné d'une dizaine de ministres, ce qui est extrêmement rare.
"Pour les Allemands, la France est un pays sur le déclin"
- Cela signifie-t-il que les relations avec la France vont continuer à se réduire ?
- Je ne le pense pas. Tous les présidents et les chanceliers assument le caractère incontournable du "couple". Rien, dans l'Union européenne, ne se fait sans leur accord. Il est vrai que c'est plus compliqué depuis 2004, avec l'élargissement de l'Union. Mais c'est une règle tacite qui perdure.
- Par conséquent, quel regard portent les Allemands sur la France ? Cette image s'est-elle dégradée ?
- L'image s'est dégradée depuis le milieu des années 2000, notamment à cause du décrochage économique de la France par rapport à son voisin germanique. Dès 2006, l'année qui suit la prise de fonction d'Angela Merkel, le taux de croissance entre les deux pays allait du simple au double, ce qui a perduré jusqu'en 2010 et 2011. Plus généralement, La France est vue comme un pays en déclin. Et les Allemands se sont montrés particulièrement irrités, à propos de la Libye, par l'attitude de la France qui se voulait le porte-drapeau de l'offensive occidentale, rôle dans la communauté internationale que, selon eux, les Français auraient déjà perdu.
- Dans votre livre, vous expliquez que la France et l'Allemagne "ressentent le besoin de se mesurer l'une à l'autre". Comment cela s'explique-t-il ?
- C'est un paramètre historique. Le développement de l'Allemagne s'est fait très rapidement de la fin des années 1880 jusqu'à 1913. À cette époque, le pays devient la première puissance économique en Europe. La France n'avait pas anticipé ce changement et les écrits de l'époque montrent une forte inquiétude de la confrontation avec cette nouvelle puissance. C'est un élément structurant de la relation France-Allemagne. Depuis, les deux pays ont continué, réciproquement, à se mesurer.
"L'Allemagne est peut-être allée trop loin dans la précarisation"
- La France est souvent perçue à l'étranger comme le pays des grèves et des manifestations. Ce qui n'est pas le cas de l'Allemagne...
- Outre-Rhin, la grève est vraiment considérée comme une défaite, du côté syndical comme du côté patronal. Le processus pour faire grève est beaucoup plus complexe et codifié. De plus, les Allemands, droite et gauche confondues, sont très fiers de la cogestion qui permet aux salariés de faire valoir leurs intérêts dans l'entreprise. C'est Adenauer, chrétien-démocrate, qui en est à l'origine en 1951, avant que la législation ne soit étendue par Willy Brandt, social-démocrate. Les syndicats sont donc perçus comme de vrais partenaires, à parité avec les actionnaires.
- En janvier dernier, une enquête démontre que les Français travaillent 225 heures de moins par an que les Allemands... Est-ce vrai ?
- Il est compliqué de parler de "temps de travail allemand". En effet, il est différent selon la branche professionnelle dans laquelle on travaille. À titre d'exemple, les salariés allemands travaillent plus que les salariés français, alors que les non-salariés ont pratiquement le même temps de travail que leurs homologues français.
- Si les réformes Schröder ont permis de relancer la croissance et que le taux de chômage est aussi bas (5,8 % en janvier dernier), les conditions des précaires se sont aggravées : "mini-jobs" payés 400 euros mensuel, durcissement des conditions pour percevoir une indemnisation chômage... L'Allemagne est-elle allée trop loin ?
- Déjà, il convient de rappeler que les réformes de Schröder sont à l'origine d'au moins un tiers du taux de croissance allemand depuis 2006. Néanmoins, actuellement en Allemagne, il y a une prise de conscience que l'on est peut-être allé trop loin dans la précarisation. D'ailleurs, il est très probable que l'extension de l'emploi précaire soit un des enjeux majeurs de la prochaine campagne en Allemagne, en 2013. Même Angela Merkel prône l'instauration d'un salaire minimum. Le système français, lui, est perçu comme plutôt rigide, mais les Allemands apprécient qu'il garantisse une forme de sécurité.
"Rien ne dit que Hollande et Merkel ne pourront pas s'entendre"
- Les Allemands s'intéressent-ils à l'élection présidentielle dans l'Hexagone ?
- Ils ont toujours suivi attentivement les élections en France. En revanche, la perception est différente de celle de 2007. Aujourd'hui, il y a moins de curiosité. Pour cette élection, les Allemands sont dans l'expectative. Sarkozy les a déçus à cause de son instabilité : ses propos sur Schengen, sa volonté de faire des meetings communs avec Merkel, puis ses rétractations, sans oublier l'épisode de l'Union pour la Méditerranée...
- Est-ce que cela peut profiter à François Hollande ? A-t-il un réel déficit d'image auprès des Allemands ?
- Il reste mal connu, mais c'est le lot de tout candidat qui n'est pas déjà président, tant la relation se concentre autour des deux exécutifs. Mais les différentes interviews qu'il a données à la presse allemande, notamment au Spiegel, permettent d'y remédier. De plus, rien ne dit que François Hollande et Angela Merkel ne pourront pas s'entendre. Le candidat socialiste dégage plus de stabilité que son principal rival et cela plaît aux Allemands, pas seulement aux sociaux-démocrates. De plus, Merkel n'est pas aussi sceptique qu'on le dit en France à propos du MES, le Mécanisme européen de stabilité. François Hollande a bien précisé qu'il souhaitait renégocier, et non tout casser. Et Merkel est de plus en plus ouverte à cette éventualité.
- Dans quel avenir pourraient s'engager les relations franco-allemandes ?
- Il y a une nécessité d'innover. En 2013, les deux pays fêteront les 50 ans du traité de l'Élysée(*). C'est le moment idéal pour proposer un nouvel élan, dans leurs relations, mais aussi avec l'Europe dans son ensemble. Peut-être que France et Allemagne ont intérêt à renouveler leur coopération, non seulement dans les domaines diplomatiques et stratégiques, mais aussi en matière culturelle et sociale. De plus, en 2013, l'Allemagne changera peut-être de coalition. Si Angela Merkel doit gouverner avec les sociaux-démocrates, cela pourrait créer un rapprochement avec une présidence française occupée par François Hollande. Mais ne faisons pas trop de prospective dans ce domaine.
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