LE MONDE | 05.04.2012
par Marie-Béatrice Baudet
Le corps d'un rhinocéros tué pour sa corne gît sur le sol, dans un parc national en Afrique du Sud.
Cette nuit, comme toutes les nuits depuis l'automne 2011, Brigitte, Dalila et Easy Boy, les trois vieux rhinocéros de Thoiry (Yvelines), dormiront sous les toits, dans un enclos surveillé. Même s'il sait que des "
arrestations ont eu lieu et que d'autres sont en cours", Paul de La Panouse, le fondateur du parc zoologique de la région parisienne, ne veut faire prendre aucun risque à ses gros protégés, cibles potentielles de la "
mafia du rhino".
"
J'ai vu beaucoup de choses dans ma vie, explique le vicomte de 67 ans.
Mais que des gens soient assez stupides pour croire que de la corne de rhino, faite de kératine comme nos ongles et nos cheveux, puisse avoir des vertus médicinales ou aphrodisiaques, je n'en reviens toujours pas..." De cette stupidité, la "
mafia du rhino" a fait trafic vers l'Asie - la Chine et le Vietnam surtout -, où la corne se vend à prix d'or, mieux que la cocaïne.
Son commerce est interdit comme celui de tout autre attribut d'un animal protégé par la Convention sur le commerce international des espèces menacées d'extinction (Cites). Mais la demande explose, surtout depuis 2009, après qu'un homme politique vietnamien a raconté sur le Net comment des décoctions à la poudre de corne l'avaient guéri d'un cancer généralisé...
OPÉRATION "CRASH"Le gang de cambrioleurs a sévi en France, mais aussi en Allemagne, au Royaume-Uni, en Autriche ou en République tchèque : 58 vols ont d'ores et déjà été recensés par Europol - l'agence de coopération policière de l'Union européenne - dans seize pays du Vieux Continent. Les États-Unis sont aussi touchés. Musées, salles de vente, taxidermistes, collectionneurs privés... Aucune source de butin n'a été négligée. "
Y compris les zoos, indique Gerald Dick, directeur général de la
World Association of Zoos and Aquariums (WAZA).
C'est pourquoi nous avons décidé de mettre l'ensemble de notre réseau en alerte, ce qui a permis d'éviter jusqu'à maintenant que des animaux soient tués."
Si depuis le début de l'année, la longue série des vols semble interrompue, c'est que les polices ont remonté les pistes. Celle d'abord de ce fort "
accent anglais" des vandales dont les témoins des cambriolages et des agressions se souvenaient. Une première bande dite des traveller’s, des gens du voyage d'origine celte, avait été arrêtée en Irlande dès l'été 2011. Une organisation criminelle également compromise dans le trafic de drogue, la contrefaçon et le blanchiment d'argent. Mais elle n'était pas la seule à l'œuvre.
Le 23 février, l'opération "
Crash", menée simultanément dans plusieurs villes des États-Unis et impliquant plusieurs agences fédérales, a permis l'interpellation de sept trafiquants. Aux domiciles des suspects, les policiers américains ont retrouvé des cornes de rhinocéros noir, mais aussi un million de dollars (environ 750000 euros) en espèces, des lingots d'or et des montres de luxe. D'autres arrestations ont eu lieu en Allemagne et en Autriche, début mars, dans la région de Krems.
En France, l'enquête est menée par les gendarmes de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp), en liaison, entre autres, avec les agents de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) et les services des douanes.
DEUX SAISIES SPECTACULAIRESTout en voulant rester discret car "
des commissions rogatoires internationales sont en cours", Michel Horn, secrétaire général des douanes de Roissy, évoque deux saisies. La première a eu lieu en juillet 2011, au centre de dédouanement postal de l'aéroport : "
Un colis partait pour l'Asie, une statue en bronze, un cadeau de peu de valeur indiquait la déclaration... Nous l'avons passé aux rayons X et découvert deux cornes de rhino pour une valeur estimée de 325000 euros."
La seconde prise a été réalisée à l'automne près de Dax (Landes), par une brigade volante : "
Un 4x4 immatriculé en Grande-Bretagne a été contrôlé. Il venait d'Espagne et se dirigeait vers la Suisse. Une trappe aménagée dans le coffre dissimulait deux cornes..."
Pour Michel Quillé, chef du département opérations d'Europol, il ne fait aucun doute que ces affaires relèvent du crime organisé. "
Il est impossible d'agir dans l'ensemble de l'Europe sans être une organisation de ce niveau-là, juge-t-il.
Il y a d'abord la sélection des lieux où opérer, la conduite des effractions, le stockage puis le transport des pièces dérobées, leur raffinage et leur vente dans les circuits en Asie. Et, enfin, le blanchiment de l'argent récupéré." Les enquêtes sont toujours en cours.
À côté des gens du voyage irlandais, on découvre des Polonais, des Lituaniens. "
Ils sont multicartes, multinationalités et travaillent sur commande, tant la demande en Asie est forte. Selon sa rareté, une corne peut être vendue entre 25000 et 200000 euros...", explique M. Quillé.
Un feuilleton qui n'en finit pas d'étonner Hubert Géant, directeur de la police de l'ONCFS : "
Normalement, nous sommes sur du trafic d'espèces vivantes : des insectes, des serpents, des araignées, dont la demande est alimentée par des collectionneurs. Mais sur du "mort" comme la corne de rhinocéros, c'est la première fois que je vois une fraude d'une telle ampleur. Il est vrai que le cheptel des rhinocéros vivants est décimé par les braconniers en Afrique. Les mafias se tournent donc vers le stock disponible."
LA RIPOSTE S'ORGANISEDe l'avis unanime des enquêteurs, ce "
commerce" est l'illustration d'un phénomène plus profond qui se développe depuis quelques années : le passage de trafics "
classiques" (extorsion de fonds, stupéfiants, grand banditisme, etc.) à une criminalité environnementale. "
Si un jour je devais me reconvertir, plaisante un enquêteur,
je ne me lancerais pas dans le braquage de banques, mais dans le trafic d'espèces ou de pesticides. Car je gagnerais autant d'argent en prenant moins de risques et en encourant des peines plus faibles." Un vol de corne de rhinocéros est un délit, le trafic de drogues un crime.
En attendant que la filière soit démantelée, la riposte s'organise. Ainsi, les ventes aux enchères de trophées, souvent des reliques des chasses coloniales, ont été interdites en France. Du côté des musées, on se protège comme on peut : on cache, on maquille, on trompe. Fin février, le musée d'Histoire naturelle de Berne, en Suisse, a ainsi scié les cornes de ses six rhinocéros, et les a remplacées par des cornes factices en bois, très grossières, afin d'éviter toute tentation.
Soucieux de préserver l'esthétisme de ses collections, le Muséum national d'histoire naturelle de Paris a, lui, débloqué un budget supplémentaire pour mouler ou sculpter de fausses cornes. Une dizaine de nouveaux appendices, de véritables œuvres d'art, est en train d'être installée dans la grande galerie de l'évolution et dans celle d'anatomie comparée.
(http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/04/05/sur-les-traces-de-la-mafia-du-rhino_1680957_3244.html)