Débrayage chez les cheminots

Le débrayage qui affecte le secteur ferroviaire, tout particulièrement dans l'Algérois, depuis deux jours, ressemble à une espèce d'avertissement à double sens.

Il semble d'abord s'adresser aux autorités qui feignent de négliger par trop la question sécuritaire qui perdure sur la voie, depuis déjà de longues années, causant en sus des blessures portées aux voyageurs, des dégâts au matériel lui-même. Dans les trains, il est fréquent, surtout aux abords d'Alger, de recevoir, en plein jour, des cailloux projetés de l'extérieur qui atteignent des passagers, toujours très nombreux aux heures de pointe. Et, à la vitesse prise par les rames, la distance parcourue avant leur arrêt final éventuel est forcément trop importante pour qu'il soit possible de retrouver les auteurs de ces jets de pierre. Certes, on peut conjecturer qu'il s'agit chaque fois de jeunes adolescents habitant dans les lieux proches, mais si un service organisé à dessein n'est pas mis en place avec pour mission de surveiller étroitement la voie et d'intervenir avec rapidité et efficacité, l'on ne parviendra jamais à mettre fin à ces actes de nature criminelle qui appellent les sanctions les plus dissuasives, les auteurs fussent-ils des mineurs. Le plus grave est qu'au lieu de diminuer en fréquence, ces actes s'accroissent année après année, comme en témoignent les dernières statistiques rendues publiques. Ils se comptent désormais par centaines qui causent des milliers de blessés.

Le signal vise, ensuite, l'UGTA. Coquille vide, cette centrale croupion ne représente plus en fin de compte que les hommes qui s'en disent les porte-parole. Trop éloignée, en effet, des attentes des travailleurs, l'UGTA a donné jusqu'ici piètre figure du rôle d'un syndicat censé militer pour la défense de leurs intérêts.

Ce mouvement de grève, qui n'a, semble-t-il, pas même été précédé d'un préavis, en annonce-il d'autres sur un vaste champ de revendications légitimes, aujourd'hui que les travailleurs ont mille raisons de faire entendre leur ras-le-bol ? Nous ne tarderons pas à le savoir...

La grève, suivie partiellement à travers le territoire national, connaît des développements inattendus. Des dizaines de mise en demeure écrites ont été distribuées ici ou là aux grévistes, mais surtout deux membres au moins de leur collectif ont dû comparaître hier devant le tribunal, pour répondre de leur débrayage officiellement considéré comme illégal. Et, à cette occasion, le retrait de l'avocat de la défense à l'audience, suite, semble-t-il, à des pressions qu'il aurait reçues au téléphone, est significatif du manque de considération des droits élémentaires des justiciables.

La direction de la SNTF, de son côté, a cru pouvoir suppléer à l'absence du personnel en grève en faisant appel à des jaunes, appelés parmi les anciens conducteurs, sans les faire accompagner par des aides.

En fin de compte, la grève tend plutôt à s'étendre, notamment du côté de Constantine où elle rencontre plus de soutien.

Certes, le trafic ferroviaire n'est pas totalement perturbé, même aux alentours de la capitale, puisque, en moyenne, un seul train sur 3 ou quatre reste bloqué ; mais la démonstration de force engagée, au grand dam du syndicat de l'entreprise qui ne l'approuve pas, montre malgré tout que les travailleurs des chemins de fer entendent faire valoir leurs revendications notamment salariales, en relation directe avec la pénibilité, les risques et les astreintes qu'ils subissent.

Mais la crainte la plus redoutée, pour les autorités, est que ce débrayage donne le signal à d'autres, encore plus significatifs qui risquent de paralyser le pays, à une période préélectorale où il est de bon ton, habituellement, de réunir les conditions minimum de paix sociale.

Les cheminots entrent donc dans leur deuxième semaine de grève, mais cette fois en gagnant davantage de monde à leur cause. Le geste de solidarité attendu des camarades de l'Est comme de l'Ouest a fini par se manifester au profit des conducteurs et aides-conducteurs du Centre qui ont déclenché le mouvement.

Les grévistes se sentent ainsi plus forts pour résister aux pressions exercées sur eux. Ils entendent maintenir leurs positions " tant que la direction ne donne pas de garantie quant à l'aboutissement de leurs revendications", et persistent à considérer que : "c'est un droit légitime que nous revendiquons et la balle se trouve dans le camp de la direction générale...", soutient avec fermeté un gréviste interrogé par le journal Le soir d'Algérie.

La Fédération nationale des travailleurs des chemins de fer, affiliée à l'UGTA, le syndicat allié au pouvoir, en soufflant le chaud et le froid, tente évidemment d'intercéder en faveur de la reprise du travail. Elle reconnaît certes la nature légitime des revendications qui sont à la base de cette grève ; elle se dit même prête à les appuyer lors des négociations à intervenir avec la direction de l'entreprise, mais, en même temps, voudrait qu'on y mette fin au plus tôt. Il y va, en effet, de sa représentativité, de son audience auprès des travailleurs. Déclenchée sans son aval, poursuivie avec détermination par les travailleurs concernés, cette grève porte en vérité un énorme préjudice tant à la Fédération, se trouvant ainsi dépassée, qu'à la Centrale elle-même dont chacun sait le vrai jeu mené à l'ombre du pouvoir.

Et la direction générale, en cherchant de son côté le plus sûr moyen de casser ce mouvement de protestation, elle provoque d'autres grincements de dents surtout quand elle s'avise de substituer les chefs de gare aux conducteurs grévistes. Une telle fuite en avant montre principalement son désarroi devant une situation quasiment inédite qui l'a prise au dépourvu, et où la force ne résout pas toujours les problèmes posés en matière sociale.