Libération.fr - 12.03.2012
par Fabrice Tassel, envoyé spécial à Bessines (Deux-Sèvres)
Grand Angle - Appelé en Algérie, Claude Juin a noté en secret les exactions dont l’armée s’est rendue coupable. Après une longue enquête sur la mémoire tourmentée de ses « copains » de régiment, il vient de publier un livre.
Le livre n’avait pas encore paru que le téléphone de Claude Juin sonnait déjà : « Pourquoi tu racontes ces conneries ? T’étais dans quel régiment, hein, dans quel régiment ? » Puis c’est une discussion avec le représentant local de la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie (Fnaca) qui le rappelle le lendemain : « Claude, il y a le feu dans la baraque : il faut que tu changes le titre de ton bouquin ! » Le titre est resté : Des soldats tortionnaires. Guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable (1).
Cinquante ans n’ont pas suffi à apaiser les tourments liés au tabou de la torture pratiquée par certains soldats français. Lui-même sous-officier en Algérie entre mai 1957 et janvier 1958, Claude Juin a voulu briser le silence qui hante la mémoire de bien des appelés, mais aussi de militaires de carrière, sur ce qu’ils ont vu ou commis en Algérie. Des actes souvent à l’opposé de la mission de « pacification » que l’État leur avait officiellement, et de façon ambiguë, ordonnée. Il a mené une vingtaine d’entretiens avec des « copains » de la guerre. « L’un deux m’a raconté que sa femme a découvert en 2000 seulement qu’il avait fait la guerre, et c’est loin d’être un cas isolé. »
Trois petits carnets bleus
Dans sa jolie maison des environs de Niort (Deux-Sèvres) entourée de dizaines d’arbres qu’il a lui-même plantés, Claude Juin, 77 ans, yeux vifs et tignasse grise, ponctue certaines phrases d’un long silence. Lui aussi a joué à cache-cache avec ses souvenirs. De 1965 à 2005, il n’a pas ouvert ses trois petits carnets bleus à carreaux, lissés par le temps et couverts d’une fine écriture noire. Durant ses neuf mois en Algérie, le sergent Juin s’est secrètement mué en greffier de la guerre. Comme en ce 21 juin 1957 : « Un autre jour, un prisonnier tombe entre nos mains. Le lieutenant S. s’avance vers lui avec sa MAT [pistolet-mitrailleur, ndlr] et le frappe violemment avec la crosse de part et d’autre de la tête. Le type tombe mort. Assassiné ! »
Quelques semaines plus tôt, Claude Juin n’était qu’un jeune homme banal de 22 ans, originaire de la banlieue parisienne, sans idée claire sur son avenir. Il achevait son service militaire dans une caserne de Coblence, en Allemagne, lorsqu’a sonné l’appel vers l’Algérie. À deux mois de la quille, en route pour Marseille, puis Alger. Comme ses copains, il bascule en quelques jours dans un univers de violence absolument méconnu, tout autant que cette terre ensoleillée « car notre génération ne voyageait pas, nous n’avions aucune image en tête de l’Algérie ».
Ces jeunes gens ordinaires savent vaguement qu’ils doivent mater « des rebelles »,« des bandits ». En mai 1957, le mot « terroriste » existe à peine dans le langage officiel. Sur le port d’Alger, l’accueil par des soldats à la ceinture garnie de grenades change d’emblée l’ambiance. Le premier soir, les anciens racontent que « la nuit, on attrape des Arabes et on leur coupe la tête ». Les appelés dorment mal. À peine une dizaine de jours plus tard, au terme d’une patrouille soldée par un affrontement avec des fellaghas, Claude Juin voit, impuissant, un de ses hommes achever d’une balle dans la tête un « fell » blessé. À Claude, qui s’offusque mais qui doit s’incliner devant le feu vert d’un lieutenant, la réplique du tireur claque comme une détonation : « Quand tu auras vu des copains tués, tu réagiras autrement. »
En six mois, le 435e régiment d’artillerie antiaérienne (RAA), auquel Claude Juin appartient, aurait fait « disparaître » environ 2 000 Algériens - hommes, femmes, enfants -, notamment lors des tristement célèbres « corvées de bois » (l’exécution d’un fellagha) commises nuitamment dans la ferme du colon Moll, voisine du baraquement. Le 435e RAA, d’abord basé à 80 kilomètres à l’est d’Alger, finit par être accusé d’exactions massives, et son capitaine est sanctionné par soixante jours d’arrêt. En novembre 1957, le régiment est expédié vers le sud, dans le massif de l’Ouarsenis. « Là-bas, c’était clair, on devait tirer sur tout ce qui bougeait ! » se souvient Claude Juin, qui « n’a jamais torturé, et on ne [le lui] a jamais demandé ». Il pense que ce chiffre de 2 000 Algériens tués est « plausible », et que bien d’autres régiments ont un bilan comparable.
Ces odeurs de sang
En janvier 1958, Claude Juin savoure quelques cannettes de bière sur le bateau qui le ramène à Marseille. Mais comment vivre avec ces récits, ces odeurs de cadavres et de sang, ce goût de cendres après avoir incendié une mechta (hameau) ? « Je n’osais pas en parler à ma famille, je ne voulais pas que ma mère ait de la peine », se souvient-il. Difficile, aussi, de raconter à son frère, de quinze ans son aîné et ancien résistant en 1940-45, son combat contre d’autres résistants, algériens cette fois.
Finalement, Claude Juin ne confie ses secrets de torture qu’à son grand-père.Dans la vie de tous les jours ainsi qu’au travail, l’ancien appelé se heurte, comme tant d’autres, à une indifférence teintée de scepticisme que nombre d’anciens appelés comparent eux-mêmes à ce qu’ont vécu les rescapés des camps de concentration. Au mieux l’écoute-t-on poliment, mais pour l’encourager « à oublier tout ça ». « Profite de la vie et des filles ! » entend-il. En métropole, estime-t-il, les habitants n’ont pas eu l’impression que l’Algérie était une « vraie » guerre, avec des canons, du sang et des morts, comme celle de 39-45. La plupart ignorent que 2 millions de jeunes ont été appelés ou rappelés entre 1955 et 1962, que 30 000 ont été tués et 200 000 blessés.
« Les gars » sont rentrés vaincus, sans l’aura des résistants, ce qui ne renforce pas la crédibilité de leurs propos. Militant au Parti socialiste unifié (PSU), Claude Juin raconte dès son retour la torture à Pierre Mauroy, « mais même lui n’y croyait pas trop ». Bien plus tard, en mars 2011, Michel Rocard déclarera « que les politiques ne connaissaient pas à l’époque cette facette de l’action de l’armée française ».« Si, ils savaient, persiste Claude Juin, mais c’était tabou. »
Contrairement à l’immense majorité de ses congénères, Claude s’appuie sur sa vie militante et politique pour briser le silence. Dès 1960, il publie sous le pseudonyme de Jacques Tissier un livre, le Gâchis, version romancée de ses trois petits carnets bleus vendu sous le manteau à environ 4 000 exemplaires. En raison des risques de censure et de saisie, très peu d’ouvrages dénonçant la torture sont alors rédigés, et seul la Question, écrit par le journaliste communiste Henri Alleg et publié par Jérôme Lindon aux éditions de Minuit, connaît une diffusion d’environ 150 000 exemplaires, grâce à une réédition en Suisse, après la saisie du livre en France (Libération du 9 février).
« La plupart des appelés, une fois rentrés, ont voulu tout oublier et se sont tus. » Une fois le Gâchis écrit et ses tourments temporairement apaisés, Claude Juin, qui a compris qu’il « ne ferait pas de la politique [son] métier », entame une brillante carrière dans les ressources humaines, jusqu’à devenir directeur adjoint de l’ANPE. Il remise ses carnets bleus jusqu’en 2005, année où il décide de se lancer dans l’écriture d’une thèse de doctorat (2), encouragé par sa femme psychologue. De ce travail il tirera Des soldats tortionnaires. Ce n’est alors toujours pas simple d’en parler, et d’être compris. Claude Juin a deux fils. « J’ai profité de leur service militaire pour comparer nos expériences. J’aimerais aujourd’hui reprendre le fil de ces souvenirs, mais c’est tellement loin de leur vécu. J’ai peur qu’ils s’imaginent que je baratine un peu, et je crains de troubler leur vie. » Sa belle-fille a lu Des soldats tortionnaires. « Elle m’a dit que c’était bien écrit, mais sans parler du sujet… »
Si la torture a été sa pire expression, la face sombre de l’armée française en Algérie a pris d’autres formes. Dont la plus banale, le racisme. Claude Juin a « fait » l’Algérie avec Bernard, un de ses meilleurs copains à Coblence. On repense aux anciens appelés d’Algérie évoqués dans le magnifique roman de Laurent Mauvignier, Des hommes, paru en 2009 (3). « Bernard a tout de suite exprimé son racisme. Il voulait "bouffer" de l’Arabe, il les frappait en disant : "Regarde ! Il ne sent rien de plus que mes vaches", car c’était un paysan. En fait, il était la victime de tout une politique », confie Claude Juin. Lui qui avait trompé l’ennui en Allemagne en lisant énormément avait commencé, explique-t-il, à dominer ses préjugés. Il savait que Jules Ferry, le père de l’école publique gratuite, avait écrit au sujet du jeune Arabe « que jusqu’à l’âge de 12 ou de 13 ans [il] montre tous les signes d’une vive intelligence, mais à ce moment, il se produit dans son organisation une crise et dans son intelligence un arrêt de développement. Il se marie jeune et il est perdu non seulement pour l’école, mais même, ajoute-t-on, pour la civilisation française ». (4)
« Une civilisation supérieure »
« L’essentiel de la troupe était fier d’appartenir à une grande nation, à un empire même ! analyse aujourd’hui Claude Juin. Bernard, encore, disait souvent : "On n’est pas de la même race !" Nous étions des outils au service d’une guerre coloniale, puisqu’il s’agissait bien de cela sans que jamais l’État l’admette. « Persuadés d’être issus d’une civilisation supérieure », les appelés giflent, raillent. Un jour, ils emmènent un paysan à 10 kilomètres de chez lui juste pour qu’il rentre à pied.
Encore plus tabous que la torture, les viols « ont existé, c’est très probable, estime l’ancien sous-officier, mais les hommes ne s’en vantaient pas ». Un jour, Bernard oblige un gamin de 12 ans à porter une énorme radio de 8 kilos. Claude s’échauffe et les deux copains en viennent aux mains. « J’ai toujours tenté, lors de nos patrouilles, d’aller vers les gens, de leur serrer la main, de boire le café. Je sais que cela troublait les gars, au moins ils y réfléchissaient un peu », se console Juin. Mais le plus souvent, il encaisse, impuissant, mais aussi pragmatique : il s’inquiète de la suppression possible de sa permission libérable s’il conteste trop les ordres. Cela n’empêche pas « le vieux », son supérieur, de finir par l’engueuler, lui reprochant de vouloir trop comprendre les autochtones. Car les militaires de carrière supportent mal de perdre une troisième fois, « après la défaite de 1940 et l’Indochine» . Lorsque Claude Juin rend son paquetage, un officier lui tend son livret militaire en lui disant : « Toi, c’est sûr, tu ne seras jamais rappelé. » « J’étais si content ! » se souvient l’ex-sous-officier.
Il y a quatre ans, Claude Juin est retourné en Algérie. Il a croisé le maire du village où était basé son régiment. Son père a été tué pendant la guerre. « Cela m’a fait drôle, c’était peut-être nous… Puis l’homme a ajouté, fataliste : "Que voulez-vous, c’était la guerre…" »
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(1) Chez Robert Laffont, 372 pp., 21 euros. (2) «La guerre d’Algérie : la mémoire enfouie des soldats du contingent» (EHESS, sous la direction de Michel Wieviorka). (3) Editions de Minuit. (4) Cité par Aïssa Kadri, «Histoire du système d’enseignement colonial en Algérie», colloque ENS 2006.
(http://www.liberation.fr/monde/01012395301-la-torture-dusilence)