Par Salah Laghrour(*)
Un grand nombre d’écrits sur notre guerre de Libération est exposé dans les librairies depuis quelques années. Une partie appréciable d’entre eux traite beaucoup plus de luttes intestines. C’est une bonne chose en soi, mais cela ne doit pas nous détourner du principal adversaire qui est la France coloniale.La lecture des pages sombres de notre histoire fait apparaître des blessures que nous devons traiter sans animosité ni haine.
Une grande révolution comme celle de Novembre 1954 ne peut pas ne pas laisser de douloureuses séquelles.
«
La période, qui s’étend de 1954 à 1957, est, à juste titre, considérée par les leaders du FLN comme celle des temps héroïques. Elle est divisée à peu près en trois phases : la première est celle de l’établissement et de la survivance à travers l’hiver de 1954. Puis vient la période de la consolidation pendant laquelle arrivent de nouvelles recrues et de nouveaux chefs et, avec eux, de nouvelles politiques et de nouvelles discordes. »(1)
En effet, les années 1954 et 1955 furent les années de l’établissement et de survivance. Celles de 1955 et 1956 furent celles des victoires et de la consolidation de la révolution. Celles de 1957 et 1958 furent celles de nouvelles recrues, de nouvelles politiques et de discordes. Elles constituèrent un des épisodes les plus dramatiques qu’a connus la révolution particulièrement dans la Wilaya I.
Elles furent les années de sa désarticulation et de sa neutralisation totale par des adversaires assoiffés de pouvoir, alors que les forces coloniales, malgré la concentration de tous leurs moyens de guerre, n’avaient pas réussi à la déstabiliser.
Il est temps de rompre le silence qui dure depuis plus d’un demi-siècle. Il est temps d’évoquer la mémoire de centaines de moudjahidine assassinés, torturés et utilisés comme bêtes de somme pour transporter des armes à partir de la Tunisie vers les wilayas de l’intérieur dans des conditions inhumaines. Il est temps d’évoquer également l’hécatombe dont ont été victimes les dirigeants de la Wilaya I. En effet, un cataclysme sans précédent s’est abattu sur cette wilaya-phare de notre glorieuse révolution. En plus du rouleau compresseur de la puissante armée française appuyée par l’OTAN. En plus de la disparition des principaux leaders de la révolution : Didouche, Zighoud et Ben Boulaïd, la nouvelle équipe des dirigeants issus du Congrès de la Soummam a tout fait pour la neutraliser, comme le démontrera ce texte. D’abord un bref rappel pour permettre aux lecteurs de mieux comprendre cet épisode dramatique.
La Wilaya I, par sa situation stratégique, géographique et son leadership dans l’action du 1er Novembre 1954, se trouva tout naturellement en rapport étroit avec la délégation de l’extérieur de l’ALN-FLN, dont le chef de file au niveau des pays arabes, particulièrement la Libye et l'Égypte, fut Ben Bella. L’arrivée de Abane dans les rangs de la révolution en 1955 provoqua une lutte sans merci pour le pouvoir entre lui et Ben Bella, et ceci bien avant la réunion de la Soummam.
Cette lutte pour le leadership de la révolution avait pour théâtre la Wilaya I. Elle provoqua des dégâts dramatiques.
Le congrès du 20-Août-1956 a été préparé naturellement dans une discrétion absolue. Seulement cette discrétion dépassa les normes, à tel point que certains principaux acteurs de la révolution ne furent conviés ni à la rédaction ni aux débats (si débat il y a eu lieu) ou ils furent tout simplement trompés sur le lieu et la date du congrès. Le congrès, comme on le sait, se termina par l’adoption de résolutions politiques, et d’un organigramme fixant les structures communes à l’ensemble des wilayas. On notera toujours que la Wilaya I a bénéficié, dès le début de la révolution, d’une structure administrative politico-militaire irréprochable. Voir l’ouvrage de M. Mohamed Larbi Madaci Les tamiseurs de sable PP 38 à 42, 62,35,158.
Les représentants de la wilaya des Aurès-Nememcha n’étaient pas présents pour des raisons [?], suivant les écrits et témoignages : pour certains, l’invitation n’est pas arrivée ou arrivée sans indication du lieu. «
J’ai bien reçu une invitation. J’ai envoyé deux tissals (personnes chargées de la liaison) pour me faire préciser le lieu et la date. J’attends toujours la réponse. »(2) Adjoul déclara que Abbès Laghrour avait reçu lui aussi une invitation, mais à ce moment, Abbès était en route pour la Tunisie. Cela n’a pas permis aux responsables de désigner les représentants surtout que Ben Boulaïd Mostefa venait de tomber au champ d'honneur en mars 1956. Sa disparition fut tenue secrète pendant plusieurs mois, et son successeur n’était pas encore désigné ou était sur le point de l’être.
Pour d’autres témoignages, une délégation s’est fait désigner mais elle s’est égarée ou détournée du lieu de la réunion. Bref, la Wilaya I n’a pas participé.
Pour les représentants de la délégation extérieure : les écrits et témoignages évoquent l’absence d’une invitation ou la vaine attente d’un guide pour les accompagner vers le lieu du congrès. Les représentants de la Fédération de France n’étaient pas conviés. Vu le rôle que joua Abane dans la préparation du congrès et vu ses rapports plus que tumultueux avec la délégation extérieure désignée la veille du 1er Novembre, des soupçons sur une volonté délibérée des congressistes d’écarter la délégation extérieure conduite par Khider et Ben Bella et sa supposée couverture militaire la wilaya I : «
Absents, les représentants des Aurès-Nememchas : ainsi, après s’être servi de Omar Ben Boulaïd, Abane s’est-il arrangé pour qu’il ne vienne pas avec ses adjoints aurésiens. »(3)
Quant à Ben Bella, il a déclaré : «
On nous a demandé, Khider et moi, d’aller à Tripoli et d’attendre un envoyé qui doit nous conduire de Tripoli à l’intérieur de l’Algérie pour assister au Congrès de la Soummam. Nous avons attendu vingt jours sans que personne vienne nous chercher. »(4)
Ce bref aperçu permettra de comprendre la suite des événements et leurs conséquences qui vont bouleverser la Wilaya I.
Le congrès ne s’est pas limité à la centralisation de la direction, à la définition et à la hiérarchisation des grades. Les congressistes procédèrent à l’attribution des grades aux combattants et à la nomination des chefs de wilaya sans tenir compte de l’avis des premiers dirigeants fondateurs de l’ALN-FLN ; en particulier ceux de la Wilaya I où on nomma un « parachuté », « déserteur » de l’armée française, à la tête de cette wilaya, au mépris des combattants issus du mouvement national, qui avaient pris l’initiative du déclenchement de la révolution et avaient montré leur capacité d’affronter l’ennemi sur le dur terrain de la guérilla.
Le congrès désigna également un groupe de hauts responsables de la révolution, à savoir les chefs de Wilayas II, III, IV «
Zighoud Youcef et Brahim Mezhoudi W II, devraient venir de l’Est, Ouamrane W IV, et Si Cherif (Ali Mellah) W VI, du Sud, et Amirouche W III, devrait rejoindre de l’Ouest »(5) pour se rendre dans les Aurès-Nememcha afin de transmettre les décisions de la Soummam et s’enquérir sur la situation organique de la wilaya et sur les circonstances de la mort de Ben Boulaïd, surtout que des prémices de lutte pour sa succession commençaient à apparaître au grand jour provoquant des divisions au sein de la wilaya.
Cette délégation avait deux objectifs : transmettre les décisions du congrès et jouer le rôle de conciliateur et de porteur de paix. Pour des raisons qui restent encore obscures, aucun des responsables désignés ne s’est déplacé, hormis Zighoud Youcef tombé au champ d’honneur en septembre 1956. Il était probablement en route pour les Aurès. Finalement, un seul responsable désigné s’y est rendu, en l'occurrence Amirouche qui n’était pas en ce moment chef de wilaya et qui ne connaissait pas les dirigeants historiques des Aurès-Nememcha, contrairement à Zighoud, Bentobal et d’autres dirigeants qui avaient trouvé refuge dans les Aurès bien avant le début de la révolution.
Amirouche s’y rend accompagné seulement de deux personnes : un secrétaire et un garde du corps. S’appuyant sur des rivalités locales entre Adjoul et Omar Ben Boulaïd surtout que ce dernier revendiquait la succession de son frère, se penchant plutôt vers ce dernier, Amirouche fut protégé par ses hommes (de Omar Ben Boulaïd). A-t-il réussi dans sa mission ? Vu les conséquences de sa mission, Amirouche est passé totalement à côté de son rôle. Par un interrogatoire peu aimable destiné à un des grands dirigeants du mouvement national et de la révolution, Amirouche se comporta comme un juge face à un grand militant Adjoul abandonné et trahi par ses propres compagnons.
Après la tentative d’assassinat de Adjoul, celui-ci s’est rendu à l’armée française. La Wilaya I s’enfonça alors encore plus dans des rivalités intestines qui lui ont coûté cher. Résultats de la mission du représentant du 1er CCE :
- La reddition de Adjoul qui a démoralisé une partie des combattants et provoqué des dissidences locales ;
- la non-transmission des décisions du congrès à l’ensemble des dirigeants; ce qui a provoqué une confusion générale entre les pour et les contre et les « non-informés », d’où une lutte intestine dans la wilaya même ;
- la liquidation et la mise à l’écart de l’ensemble de ses principaux dirigeants ;
- l’ouverture d’un front fratricide en Tunisie.
Après la neutralisation de Adjoul, on passe à la deuxième étape qui est celle [du] contrôle de la base de l’ALN-FLN de Tunisie, [de]
par la neutralisation de Mahsas et [de] l’assassinat d'Abbès Laghrour et de valeureux cadres qui lui sont proches, dont les conséquences justement furent l’ouverture d’une guerre fratricide en Tunisie.
Bien avant le congrès, une délégation arrive à Tunis pour neutraliser les premiers représentants du FLN-ALN dépêchés dès les premiers mois de la Révolution par les dirigeants de la Révolution et de ceux de la Wilaya I.
La délégation extérieure [agissant] à Tunis, au Maroc et en Égypte avait été prise en main par une nouvelle équipe. Elle est « renforcée par des multiples parachutages (Aït Ahcène, Gaïd Mouloud et Hamed Rouabhia à Tunis; cheikh Kheireddine au Maroc; Ferhat Abbas, Ahmed Francis, Tawfiq Elmadani, Ahmed Bouda, A. Mehri au Caire; Louanchi Md Salah à Paris. Elle avait été soustraite à Ben Bella au profit du Dr Lamine Debaghine.
«
Le CCE agit comme si aucune structure de la Révolution n’existait, alors que des représentants de la révolution sont déjà en place au Caire, en Tunisie et en France », note M. Harbi.(6)
Laghrour Abbès, militant du Mouvement national, homme du 1er Novembre 1954, chef de la Wilaya I, arrive en mission de conciliation à Tunis pour rencontrer les chefs de la délégation extérieure. Il est arrêté et mis en résidence surveillée par les Tunisiens avec la complicité du CCE. À la tête de ce CCE, son représentant Ouamrane avait pour rôle d’aplanir le terrain. Il est d’ailleurs qualifié dans certains écrits de « bulldozer ».
La réunion de conciliation prévue à Tunis dans le quartier de Mathildville fut sabotée. Abbès Laghrour fut accusé injustement de graves fautes (fabriquées par les services secrets français et leurs agents). Voir le témoignage d’Arezki Basta dans son livre
Les tragiques vérités qui n’ont pas été dites sur la Révolution algérienne, éd : Arkcanes 2001.
Accusé également de l’assassinat de Chibani, doit-il s’expliquer sur une affaire interne à sa wilaya, qui s’est passée bien avant le congrès de la Soummam ? A-t-il pu s’expliquer devant les membres du CCE, particulièrement Krim et Ouamrane en qui il avait confiance suite aux recommandations de Ben Boulaïd qui les connaissait, semble-t-il ?
Les différents témoignages indiquent qu’il n’y avait aucune volonté des représentants du CCE de le garder vivant ; pourtant, les conditions du jugement ne sont plus celles du maquis qui furent souvent expéditives [alors] que le congrès de la Soummam avait défini une juridiction moins expéditive que celle des premières années de la guerre. Il y a eu malheureusement beaucoup plus de liquidations injustes après le congrès de la Soummam, dont malheureusement son « architecte » Abane Ramdane.
Ouamrane, Bentobal, aidés par Amirouche, Benaouda et Mahmoud Cherif ne donnent aucune chance à Abbès Laghrour [de s'expliquer]. Amirouche rencontre Abbès Laghrour en prison chez les Tunisiens. Au lieu d’abord de s’enquérir de sa libération des mains des Tunisiens, au contraire, il lui envoie des individus pour l'interroger comme un simple détenu. Voir le livre de Saïd Sadi
Amirouche : une vie, deux morts, un testament édité en 2010.
Mais l’assassinat ne s’est pas limité à Abbès Laghrour ; des hauts cadres et dirigeants furent [aussi] exécutés : entre autres Athmani Tighan, Chriat Lazhar, Houha Belaïd, Mentouri Mahmoud, Bahi Choudène, Aït Zaouche Hmimi, Abdelhafidh Essoufi, Abdehai, Taleb Elarbi, Zaârouri Abdelmadjid, Hali Abdelkarim et tant d’autres, tous des hauts dirigeants et cadres intellectuels de la Révolution. À cette liste, qui n’est pas exhaustive, s’ajoute la liste des centaines de simples moudjahidin.
«
Des étudiants volontaires arrivent d’Orient, dont la majorité est formée au Caire. Ils arrivent en Tunisie. À Tunis, ils subissent des arrestations et des jugements pour complot contre la Révolution pour la seule raison qu’ils sont considérés proches de Ben Bella et de Boudiaf, et également opposants au congrès de la Soummam. Ainsi, des jeunes d’une vingtaine d’années qui ont abandonné leurs études pour participer à la révolution, parmi eux des étudiants du Caire : Med Tahar Zaârouri, Abdelkrim Hali ont été exécutés ainsi que des dirigeants de la Wilaya I et d’autres étudiants algériens à Tunis.» (7)
S’ajoute également la liste de centaines de détenus et de ceux torturés et utilisés comme porteurs pour le transport des armes; beaucoup sont morts en traversant la ligne Morice ou au combat sans armes. Certains ont survécu à ces dures conditions. Ils n’osent pas où ils ne veulent pas parler, «
pour ne pas remuer les choses, [dans] l’intérêt de notre pays. » Ils disparaîtront en emportant ces douloureux souvenirs, mais aussi la fierté «
de ne pas trahir leur conscience et la Révolution », disent-ils.
Les plus chanceux ont été écartés et exilés de force dans des pays amis; d’autres ont réussi à s’évader et rejoindre leur wilaya [d'origine] ou intégrer d’autres services de la Révolution. Cette purge toucha toutes les tendances supposées proches, à tort ou à raison, de Ben Bella, opposées ou non au congrès, particulièrement les combattants et cadres de la Wilaya I, cela avec la complicité ou plutôt la collaboration des autorités tunisiennes auxquelles les représentants du CCE avaient fait appel.
La non-ingérence de l’étranger y compris celle des pays arabes tant vilipendée par le CEE n’était plus de rigueur quand il a été question de défendre des intérêts personnels de certains de ses dirigeants.
«
Parmi les accords que nous avons signés avec les Tunisiens après leur indépendance, un accord de non-ingérence dans nos affaires intérieures. Les deux parties ont respecté les accords : si un Algérien commet des erreurs, le gouvernement tunisien nous informe et nous prenons des sanctions nous-mêmes et non les Tunisiens. On a continué ainsi à respecter les accords conclus jusqu’à l’arrivée d’Ouamrane à Tunis où il s’est mis d’accord avec Bourguiba pour changer les premiers accords, ce qui a permis au gouvernement tunisien d’intervenir dans les affaires intérieures de la Révolution algérienne, une ingérence militaire et politique...»(
Ce petit paragraphe d'Aït Ahmed résume bien la volonté du CCE de neutraliser les opposants de la manière la plus musclée.
«
Le frère de Ben Bella préconisait en effet, en décembre 1956-janvier 1957, la convocation rapide d’un congrès en vue de trancher notamment le conflit de souveraineté qui l’opposait au frère Abane. Un processus était même engagé en Tunisie où les militaires, avec ou sans uniforme, se réunissaient pour voter la motion de défiance contre le CCE et d’opposition à la plateforme de la Soummam... Dans sa correspondance, Abane dénonçait Ben Bella et annonçait l’envoi de quatre mille djounoud en Tunisie pour réduire les opposants au congrès de la Soummam.»(9)
Harbi attribue le non-consensus autour du congrès à : «
L’absence d’une partie significative des chefs de troupe du FLN/ALN n’était pas le seul obstacle à un consensus fort. Les documents d’un congrès, qui se résumait en fait à une réunion des six personnes (Abane, Ben M’hidi, Krim, Ouamrane, Zighoud, Bentobal) accompagnés de délégations qu’ils consultaient mais qui ne participaient pas aux débats, n’ont pas été soumis préalablement à l’appréciation des cadres de wilayas. Tout se passe comme si, sous le manteau de la centralisation, le congrès s’était réuni pour isoler les représentants d’une autre faction... »(10)
Ce texte a permis d’évoquer la mémoire des hommes morts pour leur pays dans des conditions qui restent obscures, notamment celle de Abbès Laghrour dont le parcourt fut brisé par ses propres compagnons de lutte.
S. L.
(*)
Frère de Abbès Laghrour
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1 - Allistair Histoire de la guerre d’Algérie Ed : Albin Michel 1980.
2 - Mohamed Larbi Madaci Les Tamiseurs de sable Ed : Anep 2002.
3 - Claude Pallait Dossiers secrets de la guerre d’AlgérieP.258, Ed Presse de la cité 1962.
4 - Ahmed Masour Le président Ben Bella dévoile les secrets de la Révolution algérienne. Ed Arab Sientific Publishers, Inc. SAL. 2007.
5 - Témoignage du général Ben Maâlem dans un quotidien national.
6 - M. Harbi L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens Ed ; Médias Associés 1994.
7 - Témoignage de M. Menour Merrouche ancien militant, officier de l’ALN. Dans : L’armée libération du Maghreb 1948-1955. Edité par la Fondation M. Boudiaf 2004.
8 - Le commandant Tahar Saïdani dans son livre : La Base de l’Est cœur battant de la Révolution P168 Ed. Dar El omma 2001.
9 - Guerre et l’après-guerreP198 Ed : Minuit, 1964.
10 - Mohamed Harbi L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens Ed : Médias associés 1994.