LEMONDE.FR | 14.11.11 |
par Soren Seelow
C'est le procès de tous les records, un scandale économico-politique à la mesure de la plus grande démocratie du monde. En Inde s'est ouvert vendredi 11 novembre le procès du "scandale 2G", une gigantesque affaire impliquant le gouvernement et l'ensemble du secteur des télécommunications. Montant de la fraude : 30 milliards d'euros. Sur le banc des accusés, quatorze personnes, dont un ancien ministre, une députée, une flopée de hauts fonctionnaires et trois entreprises de télécommunication.
Andimuthu Raja, ministre des télécommunications de 2007 à 2010, est accusé d'avoir touché des pots-de-vin en bradant l'attribution de licences de téléphonie mobile 2G en 2008. Selon l'auditeur général aux comptes, la manœuvre aurait spolié le Trésor de près de 40 milliards de dollars (29,4 milliards d'euros). Certains de ces opérateurs téléphoniques "amis" ont ensuite revendu ces licences à prix d'or à des opérateurs étrangers, "encaissant au passage des sommes faramineuses", rapporte Libération.
Plusieurs de ces acheteurs seraient en outre des sociétés-écrans montées pour permettre à de grands opérateurs d'acquérir plus de licences que ne le permet la loi. C'est le cas de Swan Telecom, soupçonné d'être une couverture de Reliance Group, propriété du milliardaire Anil Ambani. Une holding suisse, BTS Belvoir Investment AG, est également inquiétée pour avoir acquis une participation dans Swan Telecom.
UN SÉISME POLITIQUE
Il s'agit – et de loin – du plus grand scandale de corruption qu'ait connu ce pays, où les pots-de-vin sont pourtant un fléau. Il dépasse désormais l'énorme affaire de pots-de-vin dite "Hawala", qui avait été marquée par les démissions en série d'hommes politiques de tout premier plan en 1996.
Mais en six décennies, un seul responsable politique d'envergure nationale, Rao Shiv Bahadur Singh, a été condamné à purger une peine de prison pour corruption. C'était en 1949. Dans un éditorial en février, le quotidien The Hindu avait tenu à marquer le coup, estimant que l'arrestation de M. Raja était "une étape très significative" pour le pays. Mais il s'interrogeait aussitôt sur les raisons pour lesquelles le CBI, l'agence anticorruption indienne, avait attendu trois ans avant d'agir.
De fait, la révélation de cette affaire, à l'automne 2010, a ébranlé le gouvernement. Contraint à la démission, Andimuthu Raja a toujours affirmé que le premier ministre Manmohan Singh, surnommé jusqu'ici "Monsieur Propre", était au courant de ces transactions. Le parti du Congrès, au pouvoir, est accusé d'avoir fermé les yeux sur ces ventes frauduleuses pour éviter de perdre un parti allié, celui auquel appartenait M. Raja, au sein de la coalition gouvernementale.
GRÈVES DE LA FAIM
Corruption et pots-de-vin gangrènent la société indienne. Selon le dernier rapport de Transparency International, le pays se place au 87e rang (sur 178), à égalité avec l'Albanie, la Jamaïque et le Liberia. La perception de la corruption dans la plus grande démocratie du monde n'a cessé de croître au fut et à mesure que son économie se libéralisait, pour atteindre un niveau record :
L'indice de perception de la corruption est construit à partir de plusieurs sondages d'opinion d'experts se prononçant sur leur perception du niveau de corruption dans les secteurs publics. 0 indique un degré de perception de la corruption élevé et 10 un degré de corruption perçu comme très faible.
L'indice de perception de la corruption est construit à partir de plusieurs sondages d'opinion d'experts se prononçant sur leur perception du niveau de corruption dans les secteurs publics. 0 indique un degré de perception de la corruption élevé et 10 un degré de corruption perçu comme très faible. Transparency International
"La libéralisation de l'économie a attiré de gros investisseurs étrangers et indiens dans des secteurs autrefois monopolisés par l'État et pas entièrement dérégulés (ils ne peuvent jamais l'être entièrement)", explique Christophe Jaffrelot, directeur de recherches au CNRS et spécialiste de l'Inde. D'où la multiplication des scandales.
Le dernier scandale des licences téléphoniques – après celui des pots-de-vin dans la préparation des Jeux du Commonwealth – ont porté l'exaspération de la population à un point critique et provoqué des mouvements de contestation de grande ampleur à travers le pays.
Au printemps, puis de nouveau cet été, un vieil homme de 74 ans, Anna Hazare, a entamé une grève de la faim pour exiger le durcissement de la loi sur la corruption. Son jeûne a été retransmis en direct sur les chaînes indiennes, les informations sur son poids et sa tension défilant en bandeau. Pendant des mois, il a réclamé la création d'une autorité indépendante capable d'enquêter sur les soupçons de corruption jusqu'au plus haut niveau de l'État. Depuis 1942, une loi en ce sens a été présentée dix fois au Parlement, sans jamais être adoptée.
Le gouvernement de Manmohan Singh a d'abord tenté d'emprisonner Anna Hazare en août. Dès le lendemain, le quotidien The Hindu s'était fendu d'un éditorial d'une rare violence intitulé : "Corrompu, répressif et stupide". Face à la détermination du vieux militant et à l'immense soutien populaire dont il bénéficie, le pouvoir a finalement cédé et l'a libéré quelques jours plus tard. Anna Hazare, qui cultive sa ressemblance avec le héros de l'indépendance Mahatma Gandhi, a interrompu sa grève de la faim fin août, mais continue de mettre la pression sur le gouvernement de Manmohan Singh jusqu'à ce que la loi soit adoptée.
En juin, une autre égérie anti-corruption a fait son apparition. Il s'agit cette fois d'un grand yogi de 47 ans, Baba Ramdev, entré en grève de la faim pour rapatrier en Inde l'"argent noir", c'est-à-dire les capitaux qui ont trouvé refuge dans des paradis fiscaux. Cette fuite des capitaux aurait coûté 204 milliards d'euros à l'État en vingt ans.
Ce sâdhu – un "renonçant" dans la tradition hindoue – est le dernier avatar d'une série de figures de la société civile se dressant contre les malversations financières. Mais le recours à la grève de la faim suscite aussi des critiques. De nombreux commentateurs estiment que ce glissement d'une protestation, légitime, à un "chantage" sur la vie mine les fondements même de la démocratie.
(http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2011/11/14/en-inde-une-gigantesque-affaire-de-corruption-ebranle-le-gouvernement_1603273_3216.html)