Ahcène Bouaouiche, psychologue, a publié ce matin dans Le Soir d'Algérie une très intéressante étude qui analyse en profondeur et de manière très objective l'échec de la décolonisation en Algérie et les effets dévastateurs de la dictature en place depuis maintenant un demi-siècle.
Il s'applique, dans une première phase, à rappeler pas à pas la raison d'être et la quintessence même du colonialisme, avant d'aborder les luttes sourdes et profondes auxquelles la résistance algérienne a dû faire face avant l'avènement de de Gaulle puis sous le règne de ce dernier jusqu'à l'indépendance. Il souligne en même temps les affrontements fratricides suscités et nourris à dessein par l'empire colonialiste animé par le seul objectif de faire capoter l'esprit même de libération du pays.
Dans une seconde phase, l'auteur dissèque avec brio et un sens fin de l'analyse psycho-socio-économique le délabrement du pays, résultat de la dictature du pouvoir clanique en place depuis l'indépendance, dont la gabegie, l'incompétence et la corruption ne sont plus à démontrer. Il souligne l'intensité des dérives du régime motivées par l'unique préoccupation d'assurer sa pérennité, quitte à maintenir en l'état les systèmes hérités du colonialisme et au mépris par conséquent des idéaux qui avaient tant motivé la lutte des combattants de la guerre d'indépendance.
Ce pamphlet venant du tréfonds de l'auteur interpelle les consciences, si tant est qu'il en existe quelques-unes encore saines dans ce pays, pour mettre fin le plus rapidement possible au sacrilège d'une libération qui a coûté extrêmement cher en vies humaines. Il met en garde les Algériens contre les graves effets durables et pervers pour les générations présentes et futures d'un laisser-faire qui n'a que trop duré.
Ce texte, par ailleurs très bien rédigé, a donc valeur de document de référence que les Algériens doivent lire et relire à satiété.
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La décolonisation chère aux chouhadas n’a pas eu lieu
« Il est très dangereux de dire ce que l’on pense, très pénible de ne pas le dire et très pernicieux de dire le contraire. »
(Saint Augustin, de son nom berbère Aouregh n’Aferfan)
Par Ahcène Bouaouiche, psychologue à Constantine
Question à propos de cette épigraphie, faut-il déduire de cette grave sentence, attribuée à l’illustre penseur berbère, que le danger de dire la vérité et celui de l’entendre soient une constante de la culture universelle ou seulement une exception culturelle algérienne constante ?
En guise d’avant-propos
Je sais qu’à la seule lecture de l’énoncé de cet article, tous ceux qui, par conformisme ou par conviction idéologique, ne veulent, des réalités humaines complexes et nuancées, observer que leurs manifestations historiques apparentes, me voueront probablement aux pires gémonies. Les moins incisifs parmi eux me reprocheront sûrement de situer indistinctement et arbitrairement au même niveau de répugnance morale et de désapprobation politique, la malfaisance du pouvoir colonial et les errements du pouvoir national.
Composition de cette contribution
Cette contribution rédigée dans l’obligation de la concision comprend deux parties :
- La première partie est consacrée à une rétrospective de l’Algérie colonisée et à un rappel basique de la nature du colonialisme et de ses effets négatifs.
- La deuxième partie aborde la problématique de la décolonisation inachevée de l’Algérie, de ses paradoxes et des effets régressifs qu’elle a engendrés.
PREMIÈRE PARTIE
Une analogie critique
Imaginer, même dans une vision positiviste, une analogie critique entre les effets négatifs du colonialisme et les effets régressifs de la décolonisation est une représentation politique à la limite des convenances suggérées par une certaine lecture crispée de l’histoire nationale. Les censeurs scrupuleux de la raison patriotique, farouchement rétifs à toute forme d’études critiques de l’histoire nationale, ne manqueront pas d’assimiler ma démarche à une inadmissible hérésie idéologique.
Approche inhabituelle et paradigmes singuliers
Sans doute, d’aucuns me suspecteront de verser subrepticement dans un grave et malencontreux mélange des genres catégoriellement antinomiques. Il est vrai que la problématique posée ici, sensible du point de vue émotionnel, historique et politique, inhabituelle dans sa formulation et singulière de par ses paradigmes, n’est pas à l’abri de la critique.
Retour à quelques notions de base du colonialisme
Depuis son avènement intempestif dans l’histoire moderne, tantôt glorifié par ses suppôts, tantôt vilipendé par les hommes d’intelligence et de progrès, en final vaincu par les peuples, qui en pâtissaient, le colonialisme relève, désormais, d’un passé révolu. Il n’est plus, de nos jours, qu’un sujet d’histoire, à propos duquel tout a été dit et écrit. Si, toutefois, je tiens à revisiter brièvement les notions basiques qui le définissent, c’est dans le but de donner quelques références théoriques au débat engagé dans cet écrit. Bien que les manuels spécialisés de valeur universitaire, traitant avec compétence du colonialisme, abondent dans les librairies et bibliothèques, j’ai intentionnellement orienté mes recherches bibliographiques vers les seuls lexiques encyclopédiques ; j’ai consulté ainsi quatre d’entre les plus connus : Hachette, Larousse, Quillet et Robert.
Définition du colonialisme selon les encyclopédies
Ce que ces lexiques, usant d’une terminologie académique, écrivent dans un style pondéré à propos du colonialisme conforte entièrement les thèses qui lui sont hostiles. Il n’est question que de doctrines politiques tendant à légitimer un système arbitraire d’occupation de territoires d’autrui, d’usurpation et d’exploitation des richesses naturelles des pays colonisés au profit des pays colonisateurs, et d’asservissement des populations colonisées. En effet, il n’est nulle part fait la moindre mention d’œuvre civilisatrice ou d’effets positifs de la colonisation.
Le colonialisme : rapine, despotisme, immoralité et corruption
A la différence des définitions dispensées par les encyclopédies, la littérature spécialisée produite par des hommes de réelle compétence et de grande qualité intellectuelle et morale, activement engagés dans l’actualité sociale économique et politique de leurs pays et du monde, considère le colonialisme comme ayant été la plus abjecte, la plus barbare et la plus raciste des aventures que les peuples colonisés aient eu à subir et que l’histoire humaine contemporaine ait eu à connaître :
- l’usurpation des richesses naturelles, des biens matériels, et des biens culturels, est toujours et partout le motif principal de toute entreprise de conquête des territoires d’autrui ;
- les mêmes fins justifiant les mêmes moyens, tous les conquérants s’inspirent des mêmes doctrines politiques, adoptent les mêmes modes opératoires, fonctionnent selon les mêmes schèmas et usent des mêmes méthodes de « régentation » des pays et des peuples soumis ;
- pour avoir connu toutes les formes de domination politique, les Algériens ont appris à ne point faire de distinction entre elles ; il n’y a guère de dominations étrangères plus clémentes que d’autres ; il n’y a que des dominations plus ou moins longues les unes par rapport à d’autres.
La subordination : principe de « régentation » coloniale
En général, quand une petite minorité se donne pour vocation illégitime de vouloir gouverner tout un peuple, elle s’oblige ipso facto à produire un mode politique d’embrigadement arbitraire en préconisant brutalement une implacable inversion de la hiérarchie des valeurs morales et sociales traditionnelles et à recourir à des procédés cyniques de subordination en direction de la partie corruptible de la population, qu’elle instrumentalise pour entreprendre de soumettre par la violence l’autre partie de la population qui lui est réfractaire. En envahissant l’Algérie, les forces coloniales françaises avaient conscience qu’elles ne pouvaient ni l’occuper durablement ni l’administrer efficacement sans s’adjoindre impérativement de larges complicités indigènes soumises. Au tout début de la colonisation, les Français n’ont pas eu besoin d’inventer de modèle d’administration et de gestion de l’Algérie ; ils avaient trouvé sur place un modèle idoine laissé en déshérence par les Ottomans en capitulant. Ils l’ont immédiatement adopté et appliqué dans l’intégralité de sa conception : schéma organique, mode de fonctionnement et nomenclature des tâches assignées aux agents indigènes (caïd, bachagha, agha, etc.) Ils l’ont conservé et reproduit jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, sans rien modifier à sa structure initiale et à son usage.
DEUXIÈME PARTIE
La décolonisation, c’est quoi au juste ?
Cette question peut paraître, à double titre, spécieuse et saugrenue. D’abord, parce qu’elle est posée presque un demi-siècle après la proclamation de l’indépendance, autrement dit un demi-siècle après la décolonisation de l’Algérie, ensuite parce que le terme décolonisation exprime par lui même l’action qu’il implique, à savoir le dépassement et/ou la négation de la colonisation. Les historiens, les sociologues, les philosophes et les politiques engagés ont témoigné, en toute vérité, que le peuple algérien avait enduré la colonisation comme on endure une odieuse injustice de l’histoire. Par conséquent, la décolonisation pour laquelle les Algériens ont consenti d’incommensurables sacrifices doit logiquement leur restituer la dignité, la justice et les droits essentiels dont les avait systématiquement frustrés le colonialisme. Considérée dans cette perspective, la question posée s’avère ni spécieuse ni saugrenue. Car il s’agit moins de savoir ce qu’est le colonialisme, que de savoir si après un demi-siècle d’indépendance nationale, la décolonisation a ou non répondu aux aspirations légitimes des Algériens. Somme toute, il faut exister dans une bulle scrupuleusement aseptisée, haut placée au-dessus des lois des hommes, très éloignée des réalités de la quotidienneté algérienne, pour ignorer les aléas et les avanies de tout genre, qui, sans répit, assaillent les citoyens : injustice sociale, tracasseries administratives, vexations bureaucratiques, humiliations au moindre contact avec les services publics, pratiques éhontées de passe-droit, mépris affecté sans vergogne à l’endroit des citoyens sans défense, et j’en passe ; tous des fléaux et vices sociaux et moraux oppressifs, qu’on disait n’appartenir en propre qu’au système politico-administratif colonialiste. Comment, diable, sans user de démagogie politicienne et sans malhonnêteté intellectuelle, qualifier un pouvoir politique qui reproduit et cultive toutes ces vilenies d’un passé colonial, qu’on croyait avoir à jamais bannies, au prix de l’immense sacrifice humain, dont tout le monde a témoigné ? A ce niveau d’analyse, il convient d’observer que pour un esprit avisé, les actes systématiquement répréhensibles perpétrés par le pouvoir colonial ne doivent en aucun cas, par le jeu dangereux d’une quelconque duplicité intellectuelle, absoudre les actes condamnables que commet le pouvoir national.
Décolonisation : concept universel, significations divergentes
Définitions des encyclopédies
Les lexiques encyclopédiques, usant comme à l’accoutumée de formulations lapidaires et sobres, définissent la décolonisation en ces termes :
- Action d’accorder l’indépendance à un pays colonisé ;
- Voies et processus par lesquels un pays colonisé accède à l’indépendance.
- Mesures politiques et juridiques conférant à un état colonisé le statut d’un état libre. Cette conception idéologiquement neutre a l’inconvénient de considérer les aspects conventionnels et la phase ultime de la décolonisation. Elle occulte totalement les processus historiques qui l’ont longuement animée et in fine imposée à l’histoire générale.
La décolonisation, les Américains, les Algériens et de Gaulle
L’idée de décolonisation, en tant que concept géopolitique a été, pour la première fois, énoncée par les Etats-Unis d’Amérique vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, bien avant que cette idée bienvenue ne vînt heurter la conscience politique universelle, et particulièrement la mauvaise conscience coloniale européenne abîmée par l’aventure fasciste, le peuple algérien menait depuis déjà plus de cent quinze années un combat rude, constant et solitaire contre un colonialisme français des plus farouches. L’idée de décolonisation venue d’Amérique fut diversement perçue par les Européens. Par rapport, tout particulièrement à l’Algérie, considérée [sous l’angle de] trois départements français d’outre mer, la classe politique française, dans son ensemble, récusa cette idée avec véhémence. Max Gallo écrivait, cependant, que le général de Gaulle n’était pas, quant à lui, tout à fait hostile à une certaine idée de décolonisation. L’histoire nous apprendra que sur cette question, De Gaulle avait une idée bien à lui, dont n’avaient la confidence que ses très proches. C’était à Constantine, en 1944, que De Gaulle évoqua, pour la première fois, l’avenir de l’Algérie et aborda le thème de l’émancipation de l’homme et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En ce temps-là, la France était encore sous domination allemande. C’était sûrement le sort de la France occupée, qui, le plus, préoccupait le général.
Les évènements de mai 1945 et leurs répercussions politiques
Au mois de mai 1945, au moment même où le peuple français célébrait dans une grandiose jubilation populaire «la France libérée», le peuple algérien endurait, de la part des autorités coloniales françaises, l’une des plus sanglantes répressions de son histoire. De Gaulle et ses compagnons du Comité français de libération nationale (CFLN) étaient alors aux commandes de la France libérée. Peu après ces événements tragiques de mai 1945, les soubresauts d’une situation politique française chaotique et imprévisible obligèrent De Gaulle à prendre ses distances par rapport aux affaires courantes de l’Etat. Mais persuadé d’incarner seul la grandeur de la France, il n’avait, à vrai dire, jamais déserté les hautes sphères de souveraineté où se méditaient sérieusement les grandes orientations de la France. De Colombey-les deux Eglises, le petit bourg où il s’était retiré en 1947, le général de Gaulle suivait avec un intérêt particulier, disait-on, l’évolution politique, sociale et sécuritaire de l’Algérie. Il avait acquis l’intuition que cette colonie française, à la fois trop proche et très lointaine, allait bouleverser le devenir de la France et décider de son propre destin politique. Esprit avisé et homme de grandes expériences De Gaulle pressentait que la brutalité particulièrement féroce avec laquelle les manifestations de mai 1945 furent réprimées, ne pouvait qu’exacerber significativement les sentiments anticolonialistes des algériens, radicaliser dangereusement leur volonté indépendantiste et les déterminer à forger des modes d’organisation, des formes et des moyens de lutte inédits, de force à mettre en grave péril l’équilibre politique et social de la France, et contaminer ses relations avec ses colonies africaines, équilibre déjà sensiblement inquiété par l’effet de délabrement moral de la caste politique parisienne et de l’aveuglement suicidaire du puissant colonat pied-noir d’Alger.
Juguler le PPA/MTLD : première priorité de de Gaulle
Les gardiens du temple républicain français et à leur tête le général De Gaulle, alors en réserve de la République, ne pouvaient se résoudre à laisser la France sombrer, à cause de l’Algérie, dans un désordre historique fatal. Conjurer le danger représenté par les indépendantistes algériens fut l’une des tâches engagées en priorité par le général De Gaulle et son compagnon de la résistance Roger Wibot, alors tout puissant patron de la Direction de la surveillance du territoire (DST). L’objectif stratégique arrêté n’était pas tant d’éradiquer totalement du paysage politique le PPA/MTLD, porteur radical et exclusif de l’idéal indépendantiste algérien, que de l’infléchir à la vision gaullienne d’une «décolonisation» aux couleurs de la France gaulliste. La mission d’infléchissement du mouvement nationaliste algérien fut confiée à un service de police expert en manipulations, lequel n’avait pas la réputation de faire dans la dentelle et pour qui « la fin justifie tous les moyens » : le recours aux mensonges, aux dénigrements, aux chantages, aux harcèlements administratifs, aux trafics d’influence. Tout était permis, rien n’était proscrit ; l’essentiel était de parvenir à infiltrer les rangs du PPA/MTLD, d’y déployer des actions sourdes de sape visant ses élites, ses instances d’encadrement et ses meilleurs militants. La finalité politique recherchée était de débiliter le mouvement nationaliste algérien, de le vider sévèrement de toutes ses ressources vivifiantes afin de le mettre en dissonance flagrante, par rapport à son propre idéal politique. Dans l’histoire du mouvement national algérien, les cas de manipulation policière ont été, certes, nombreux, néanmoins, je n’en citerai que les deux qui, à mon avis, lui ont été les plus préjudiciables et qui dans la durée se sont avérés les plus nocifs à la nation algérienne.
- Le complot dit «berbériste» 1949/1950
Les historiens enclins aux raccourcis et à l’amalgame ont attribué ce soi-disant complot à l’antagonisme « berbère-arabe » sur fond d’un irrédentisme amazigh récurrent en Kabylie. Dans ses Mémoires d’un combattant, livre paru en 2009, aux éditions Barzakh, Hocine Aït Ahmed, acteur et témoin vivant de cet épisode, donne une version authentique et édifiante des faits. Rien à l’époque ne présageait d’un tel complot ; il n’y avait au sein du PPA/MTLD aucune raison objective, aucune exigence idéologique, aucune nécessité organique partisane, aucune urgence politique à débattre, encore moins à s’affronter, à propos d’un sujet purement théorique et tellement étranger aux devoirs du moment. Il n’est pas nécessaire de chercher ailleurs les vrais motifs de ce pseudo complot : les instigateurs aux ordres des services de renseignements du gouvernement général d’Algérie, commandés par le colonel Schoen, spécialiste des opérations de manipulation des partis politiques, avaient pour mission prioritaire de démembrer le PPA/MTLD et d’affaiblir principalement le courant indépendantiste radical. En l’occurrence, ils visaient tout particulièrement à neutraliser en l’isolant et en la diabolisant une région sensible, fortement engagée dans la lutte de libération nationale. De cet épisode tragique de faux complots berbéristes et de réelles intrigues policières, on ne retient plus, aujourd’hui, que les noms de quelques militants braves et valeureux, tous issus de la toute première origine du nationalisme algérien, accusés à tort d’une «instigation ethnique» dont en vérité ils n’étaient eux-mêmes que d’innocentes victimes.
- La scission du PPA/MTLD de 1953/54
Cette scission survenue en 1953 entre les fidèles de Messali Hadj et les partisans du Comité central du parti (messalistes et centralistes) avait, à l’époque, provoqué un véritable séisme politique en Algérie et en France également. Ce désaccord d’opinions à propos du leadership n’avait aucun caractère exceptionnel de réel gravité idéologique, organique et/ou stratégique de nature à exposer à un danger fatal et irrémédiable l’existence d’un parti glorieux, solidement ancré dans le pays et très largement populaire. Cette différence de points de vue, ordinaire s’il en était, n’aurait probablement jamais dégénéré en conflits fratricides jusqu’à conduire le parti à son implosion intégrale – politique et organique – sans les intrusions corrosives sournoisement menées par la police politique coloniale placée sous l’autorité de Jean Vaujour, directeur des renseignements généraux d’Alger. Les incidences politiques engendrées par cette crise furent indéniablement les plus nuisibles et les plus tenaces de l’histoire du nationalisme algérien.
De Gaulle ne change pas de théorie, il change de fusil d’épaule
En un laps d’une décennie, de 1945 à 1955, De Gaulle reconsidérera sensiblement sa vision et ses visées à propos de la problématique algérienne et de la nature des rapports que la France se devra de développer avec l’Algérie. De sa conduite et des discours politiques essentiels découle la certitude que De Gaulle n’a jamais été un convaincu féru de l’Algérie française. Esprit conservateur, très vieille France, il était opposé au métissage culturel. Par rapport à l’Algérie, il craignait, par-dessus tout, qu’avec la conjonction des produits certains de la démographie et des effets pervers du temps, la France par la vérité du nombre, ne devienne inexorablement algérienne. En fait, De Gaulle ne tolérait la diversité et les différences culturelles que dans la fiction et la démagogie de la rhétorique, jamais dans leurs réalités sociales vécues, faites de proximité et d’intimité. De son exil d’Alger, le général a, entre autres, retenu qu’on ne pouvait indéfiniment jouir de l’Algérie, de ses ressources naturelles, de son ciel bleu, des contrastes saisissants de ses paysages, tout en ignorant impunément ses hommes, sa culture et ses traditions.
La guerre de libération : ultime duel Algérie-De Gaulle
Revenu aux commandes effectives de la France en mai 1958, intimement et secrètement convaincu de l’inéluctabilité historique de l’indépendance de l’Algérie, De Gaulle n’avait plus vraiment pour dessein de maintenir l’Algérie dans le giron de la France, ni même de persister à vouloir infléchir les Algériens à sa conception de la décolonisation déclarée aux couleurs de la France. Il savait, désormais, ces deux missions impossibles, rendues toutes deux anachroniques par l’évolution accélérée et irréversible de l’histoire des peuples. Quarante-deux mois après le déclenchement de la lutte armée de Libération nationale, il ne restait au général De Gaulle, détenteur légal de l’ensemble des pouvoirs civils et militaires, qu’autant de mois pour mener à terme le programme engagé dès après les évènements sanglants de mai 1945 à savoir l’anéantissement systématique des élites du mouvement indépendantiste algérien :
- il se devait, le temps pressant, d’intensifier la guerre déjà âpre et tenace contre les maquisards de l’intérieur, avec la ferme détermination d’exterminer les chefs charismatiques de la lutte armée de Libération nationale ;
- le prestige et l’autorité morale incontestable, dont ces combattants jouissaient auprès des populations algériennes, pouvaient, en effet, contrarier les intentions politiques inavouées de De Gaulle. Cette ultime mission animée par le ressentiment et le dépit, inspirée par des motifs politiques d’une grande indignité morale, De Gaulle et les siens la consacrèrent à anéantir rigoureusement les forces vives du peuple algérien déjà éprouvé par une longue histoire coloniale et une guerre impitoyable, et à ensemencer les ferments de la discorde dont la finalité n’était rien moins que de vouer fatalement l’Algérie ainsi affaiblie et gravement étêtée à une gouvernance dégradée, à un chaos généralisé et aux ordres occultes d’une certaine France.
Les crises du PPA/MTLD : croissance ou nuisance
Les crises nuisibles vécues par le PPA/MTLD ne sont pas de celles évoquées par la théorie qui professe que les crises, en général, conditionnent, rythment et jalonnent la croissance et l’évolution naturelles des hommes et des peuples. Le fait que le mouvement nationaliste algérien n’ait pas, en dépit de ces nuisances, dévié de sa trajectoire indépendantiste, jusqu’à l’indépendance arrachée, ne prouve absolument pas l’innocuité ou l’inopérance de ces crises ; il atteste, tout au plus, de la volonté puissante du peuple algérien à se libérer du joug colonial. En réalité, toutes les crises politiques ayant affecté, d’une façon critique, le mouvement nationaliste algérien et particulièrement le PPA/MTLD, ne présentaient aucun caractère de nécessité objective de croissance ou d’évolution, elles furent, à chaque fois, artificieusement fomentées dans l’unique intention de nuire profondément et durablement. Comme il est impossible de détourner l’histoire de la perspective qu’elle a décidé de prendre, De Gaulle et ses acolytes se sont alors engagés dans une politique meurtrière d’élimination physique sélective des élites fondatrices de l’histoire algérienne moderne.
Les Algériens qui, aux temps de ces crises majeures, n’avaient pas encore atteint l’âge de raison ne pourront jamais deviner la grande qualité morale, l’indéniable valeur intellectuelle, l’incroyable courage et l’indéfectible patriotisme des élites et des militants nationalistes de l’époque. Tous des braves à jamais disqualifiés ou disparus, victimes innocentes, tout à la fois, de l’ambition suicidaire de certains de leurs propres compagnons de lutte et des conspirations ourdies par les agents de l’administration coloniale. Les stigmates de ces crises concoctées, il y a de cela plus d’une soixantaine d’années, révisées continuellement au gré des conjonctures, entachent toujours notre destin national. Dieu seul sait, combien de temps encore nous aurons à subir leurs néfastes incidences ! Certes, la liquidation violente de tous ces hommes d’exception, anonymes et/ou connus, a laissé un immense espace complètement érodé et particulièrement propice au surgissement frénétique d’êtres insolites pétris de médiocrité, d’immoralité, d’arrogance et agités par une inimaginable propension à la prédation. Il me plaît de me poser la question, désormais, vaine, je le sais, de savoir ce qu’aurait été, aujourd’hui, l’état de la nation algérienne si ce mouvement nationaliste algérien n’avait pas subi toutes ces crises assassines, et si le pouvoir gaulliste n’avait pas dix-sept ans durant pratiqué sa sinistre politique de liquidation physique ciblant spécialement les patriotes algériens possédant indubitablement l’envergure et les qualités d’hommes d’Etat.
La décolonisation inachevée
Certains indépendantistes réduisaient la décolonisation à un simple programme de renversement formel du pouvoir politique colonialiste. En fait, ils ambitionnaient secrètement de décoloniser l’Algérie en préservant et en conservant intacte et opérationnelle l’architecture politico-administrative coloniale : son organisation, son style et règles de fonctionnement, expurgée seulement des hommes, des symboles et de la rhétorique à résonance colonialiste. De l’Algérie indépendante, ces militants de la décolonisation artificieuse ne visaient qu’à investir les hauts lieux du pouvoir et des honneurs et s’emparer des fortunes mirifiques désertées par leurs possédants, victimes expiatoires des lois de l’histoire.
Je présume que c’est à leur sujet que Larbi Ben M’hidi, dans un document daté de février 1957, écrivait : « J’ai la hantise de voir se réaliser mon plus cher désir ; lorsque nous serons libres, il se passera des choses terribles, on oubliera toutes les souffrances de notre peuple pour se disputer des places ; ce sera la lutte pour le pouvoir. Nous sommes en pleine guerre et certains y pensent déjà et les clans déjà se forment.» De son côté, le colonel Lotfi, chef de la Wilaya V historique, se confiant à Ferhat Abbas, président du GPRA, en termes indignés mais combien prémonitoires, disait : « Certains chefs rêvent d’être des sultans au pouvoir absolu. Ils n’ont aucune notion de la démocratie, de la liberté et de l’égalité entre les citoyens. Que deviendra l’Algérie entre leurs mains ? » Obnubilés par l’exaltation effrénée de leurs rêves insensés, ayant perdu toute lucidité politique, ces hommes refusaient farouchement d’entendre raison et d’admettre qu’une décolonisation inaccomplie, qui plus est, déviée de sa trajectoire morale et politique, encourait le risque inexorable de s’avérer aussi néfaste et aussi cruellement injuste que le colonialisme.
Ils étaient, assurément, dans la vérité sublime, tous ceux qui croyaient sincèrement qu’une action de décolonisation, pour être en phase véritable avec les aspirations du peuple, doit œuvrer à reconstruire l’homme dans la plénitude de sa dignité et s’appliquer à restituer aux citoyens leurs droits fondamentaux et leurs valeurs essentielles, tous ces droits et valeurs, longtemps outragés par une succession de dominations étrangères aussi dévastatrices et aussi âpres les unes que les autres.
Dans un des documents adoptés par le Congrès de la Soummam rapporté par Khalfa Mameri, dans son livre consacré à Abane Ramdane, il est écrit : « La révolution algérienne veut conquérir l’indépendance nationale pour installer une république démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d’une même patrie sans discrimination. » Cette décolonisation, indépendantiste et révolutionnaire, dans ses principes et ses desseins déclarés, n’a, malheureusement, pas eu lieu. Elle était pourtant un rêve fusionnel de tout un peuple mobilisé, elle était l’idéal sacralisé pour lequel des centaines de milliers d’Algériens ont consenti le sacrifice de leur vie.
Les martyrs d’une Algérie libre, morale, juste et égalitaire
Il est des moments privilégiés de très forte densité socio-historique, où l’histoire impose à un peuple des impératifs existentiels et lui révèle des hommes exceptionnels, plus doués que d’autres à s’élever à la hauteur du destin national. Ces hommes lucides et courageux savaient et disaient, qu’on ne fonde pas une nation viable, sûre et durable sur la seule notion d’une indépendance même très chèrement conquise. Ils savaient aussi et surtout, que le sentiment de liberté ne pouvait être qu’une simple et volatile exaltation de l’esprit, dans tous les cas où les valeurs de justice, de morale et d’égalité ne lui donnent pas une essence et un sens. Les peuples, qui ne savent pas ou ne veulent pas cultiver la mémoire des hommes d’exception, que l’histoire, en général, révèle parcimonieusement, sont des peuples, qui contribuent eux-mêmes, probablement sans en avoir conscience, à la déconstruction de leur propre histoire et à l’annihilation de leur propre génie. Abane, Amirouche, Ben Boulaïd, Ben M’hidi, Didouche, Haouès, Lotfi, Zighoud dominent l’histoire du mouvement de Libération nationale. Je les cite par ordre alphabétique, afin de ne pas paraître les hiérarchiser. Je suis intimement convaincu que sans leur disparition tragique et prématurée, le destin de l’Algérie indépendante n’aurait pas été aussi hasardeux.
Aux historiens le devoir de vérité, non le droit au monopole
Les historiens s’assignent à eux-mêmes la mission de rechercher la vérité historique et le devoir de l’enseigner et de la transmettre en toute honnêteté et en toute objectivité. Encore faut-il convenir d’une définition consensuelle du concept d’objectivité en histoire, des critères, du champ et des limites de sa démonstration. Nulle part il n’est écrit que les historiens s’octroient le droit de monopole de l’histoire, de son étude et/ou de son écriture. Ils n’ont jamais revendiqué l’exclusivité de ce droit. Les historiens, gens de culture et de disponibilité intellectuelle, savent mieux que d’autres, que l’histoire est la mémoire collective de tous les hommes, de ce fait sa connaissance et sa diffusion n’appartiennent à personne en particulier ; quand bien même, l’enseignement universitaire, l’érige, pour des raisons didactiques et pédagogiques, en une discipline scientifique spécifique dévolue aux historiens.
Ceci étant, quiconque détient un segment de vérité historique et qui possède le talent de l’écriture ou le don de la narration orale, possède le droit, voire le devoir de témoigner. L’histoire événementielle n’est pas toute l’histoire, aussi scrupuleusement fidèle au déroulement des faits historiques soit-elle, tant qu’elle est mutilée des valeurs idéologiques et morales, qui la sous-tendent et l’animent.
L’histoire du mouvement national algérien, telle qu’elle nous est présentée à la lecture, amputée de ses dimensions essentielles et particulièrement dégradée par l’anecdotique au détriment de l’historique, n’a pas le pouvoir scientifique ni la qualité éthique de nous convier à cultiver une considération positive des acteurs de l’histoire algérienne. En effet, l’histoire algérienne est, très souvent pour ne pas dire toujours, réduite à de malencontreuses narrations anecdotiques où l’ambition suicidaire des uns le dispute sans cesse à la vanité démesurée des autres, dans des luttes fratricides, où l’égoïsme l’emporte souvent sur l’intérêt général. Tout n’est que conspirations et intrigues sur fond de sectarisme et de tribalisme. Les divergences d’opinion et l’affrontement des idées, ailleurs développées comme forces dynamiques de l’évolution des peuples, sont présentées dans l’histoire de l’Algérie comme d’irréductibles tribulations dues au choc des motivations subjectives et à l’incompatibilité caractérielle des acteurs de l’histoire nationale.
L’histoire de l’Algérie, en général, celle du mouvement national algérien et de la guerre de Libération nationale, en particulier, sont écrites pour se lire comme un roman historique de facture ordinaire. Il est inimaginable pour un esprit sain d’accepter que l’histoire d’un peuple puisse être à ce point rendue insignifiante. C’est de l’enseignement de l’histoire qu’un peuple tire les raisons et la force de croire en son passé, en ses aînés et se donne la confiance en soi, les motivations positives et la volonté de se construire un présent fait de dignité et un avenir fait d’espoir. C’est certainement parce que les Algériens aspirent à cet idéal, qu’il y a en Algérie un immense besoin de l’histoire, la grande et vraie histoire, non point de simples narrations des faits divers de la toute petite histoire.
A propos du témoignage de Sadi consacré aux colonels Amirouche et Haouès
Je tiens à souligner qu’il n’est pas dans mes intentions de raviver inopportunément et tardivement un débat à propos duquel je ne détiens, par-devers moi, aucune donnée historique inédite.
La publication du témoignage de Saïd Sadi consacré au colonel Amirouche a suscité, j’aime à le dire, plus d’enthousiasme, qu’il n’a provoqué de désapprobation. Les dénigreurs de l’ouvrage ont fait à son auteur de nombreux griefs, dont je ne retiens que quatre d’entre eux : - Le grief fait à Saïd Sadi pour « exercice illégal d’écriture de l’histoire » est d’une aberration évidente. J’ai fait, plus haut, allusion à l’inanité du droit de monopole de l’histoire que certains, par ruse inavouée, concèdent aux seuls historiens patentés, lesquels, il faut le reconnaître, n’ont pas été dupes et n’ont pas, à ma connaissance, surenchéri dans ce sens. - D’aucuns, tout en débitant des flots ininterrompus d’éloges exaltés à l’adresse de quelques personnages politiques de leur choix ont indécemment reproché à Saïd Sadi d’avoir, davantage, fait l’apologie du colonel Amirouche, que de lui avoir consacré un témoignage historique objectif. Étrange posture intellectuelle et morale que celle qui consiste à s’octroyer complaisamment le droit et la latitude de louanger en toute liberté, tout en s’évertuant à les proscrire à autrui. - D’autres ont fait à Saïd Sadi le reproche d’avoir élaboré sa version des circonstances de la mort des colonels Amirouche et Haouès à partir de données exposées sans preuves de leur véracité historique. Curieux reproche, quand on sait que ces contradicteurs n’ont fourni, ce faisant, aucune preuve tangible à l’appui de leur contre-version des mêmes faits historiques. Il ne faut point se leurrer, les circonstances de la disparition des colonels Amirouche et Haouès ne sont pas de celles dont on laisse le secret au hasard des investigations indiscrètes. Très certainement, les preuves existent, consignées quelque part, dans les archives de l’armée coloniale française. - Ceux qui ont reproché à Saïd Sadi d’avoir manqué d’objectivité et de neutralité feignent d’ignorer que l’écriture de l’histoire n’est pas vraiment le lieu de prédilection pour une démonstration idéale de l’esprit d’objectivité et de neutralité. Cette observation d’ordre purement théorique relève, à vrai dire, de la compétence académique à n’aborder qu’avec circonspection. Il faut que la sagesse et la raison triomphent et que le débat retrouve sa juste mesure. Saïd Sadi n’a pas, que je sache, produit ou voulu produire un manuel d’histoire de grande ambition savante. Il a tout juste rendu un hommage particulier à une figure emblématique de la guerre de Libération nationale. Amirouche mérite bien plus que cet humble hommage et Saïd n’a pas démérité à le lui rendre. Le reproche majeur à faire éventuellement à Sadi, s’il en est un, ne peut se rapporter qu’à la véridicité de la trame historique du témoignage. Or, ceux habilités à lui faire ce reproche de vérité, à savoir ceux qui ont combattu en Wilaya III, qui mieux que d’autres connaissent son histoire et ses hommes n’ont, à ce jour, produit aucune réserve de nature à déconsidérer le témoignage de Sadi.
La séquestration des dépouilles de Amirouche et Haouès est une abomination
La séquestration des corps des colonels Amirouche et Haouès, durant plus de vingt ans, dans une cave d’une institution militaire algérienne, est un acte sacrilège d’une très grande abomination. Un acte aussi démentiel ne pouvait être que l’œuvre d’une conscience morbide en proie aux affres de sa propre malédiction. Face à une si profonde déchéance humaine, la raison, les sentiments et la morale perdent toute leur signification ; on est, comme l’écrivait Nietzsche, le philosophe allemand, « au-delà du bien et du mal », on est dans l’anéantissement de toutes les valeurs morales et mentales.
Certains contradicteurs du témoignage de Sadi, par déficit d’arguments et/ou par stratagèmes intellectuels, renvoient tout prosaïquement les circonstances de la mort des colonels Amirouche et Haouès aux avatars et aux vicissitudes d’une histoire, dont chacun propose une lecture et une interprétation propres à lui. L’énigme de la très longue séquestration des corps des deux illustres colonels, par deux fois martyrs, me dissuade de croire tout bonnement à la véracité de cette antithèse faite d’une infâme banalité. Deux questions essentielles se posent : - Pourquoi les protagonistes, au plus haut sommet du pouvoir, n’avaient-ils pas, respectant en cela les traditions officielles établies par eux, érigé une stèle commémorative à l’époque même où fut découvert le lieu où sont tombés – morts pour la patrie – Amirouche et Haouès ? - Pourquoi avoir séquestré plus d’une vingtaine d’années leurs dépouilles dans une cave — ô comble de l’horreur ! — avant de leur offrir des sépultures décentes? Ceux qui savent, quoiqu’approximativement, répondre à cette double question, sont très peu nombreux et ils se taisent honteusement ; ceux qui ignorent tout de la question sont une véritable légion et ils épiloguent à profusion. Le silence insondable des uns et le vacarme assourdissant des autres ne peuvent pas occulter la monstrueuse réalité des faits historiques cachés.
L’Algérie aujourd’hui dans l’incertitude de demain
L’Algérie est entrée malencontreusement dans la configuration de la tourmente et de l’incertitude au lendemain même de la proclamation de sa décolonisation officielle et de la célébration populaire de son indépendance et de sa souveraineté recouvrée. Les Algériens exultaient; ils croyaient fortement que leurs rêves, forgés dans les dures épreuves plusieurs fois séculaires, allaient enfin se réaliser. Désorienté par le déferlement d’une violence surgie de là où personne ne l’attendait, le peuple impuissant, déçu et frustré, ne pouvait ou ne savait que réclamer la paix en scandant le seul mot d’ordre « Sept ans, ça suffit ! », dont il avait encore le droit de jouissance. Dans leur grand désenchantement, les Algériens, les uns optimistes, par tempérament, les autres par fatalisme, tous croyaient avec sincérité que dans une Algérie algérienne enfin gouvernée par des Algériens, la raison et la fraternité allaient naturellement triompher de l’adversité, de l’égoïsme et des haines. Ils ne tarderaient pas à apprendre, à leurs dépens, que les hommes — natifs du pays ou venus d’ailleurs – qui par ambitions équivoques ou par intérêts matériels sordides s’emparent d’un pouvoir absolu par la violence l’exerceraient toujours par l’usage de la force et de l’arbitraire.
A proprement parler, il n’y a aucune différence dans les motivations psychologiques et les conduites politiques des uns et des autres, de nature à leur réserver des appréciations distinctives ; quand deux malfaisances sont d’un même genre et se manifestent selon une même intensité, le bon sens moral élémentaire exige qu’on les réprouve avec la même rigueur. Remonter aux conflits fratricides pour la prise du pouvoir survenus durant l’été fatidique de 1962, à la recherche de l’origine première du système politique, qui prévaut en Algérie depuis l’indépendance et des causes fondamentales du désastre national, est une démarche intellectuelle, qui ne convainc plus personne de nos jours. Non pas que cette démarche manque de pertinence ou de sens des réalités, peu s’en faut, mais parce que l’opportunisme politique est moins hasardeux que la rigueur intellectuelle.
En un peu moins d’un demi-siècle de règne absolu et arbitraire, ce pouvoir politique et les hommes qui le composent ont donné la pleine mesure de leur nuisance morale et de leur insuffisance intellectuelle. Dans leur déchéance inexorable, ils ont précipité la nation algérienne dans la déshérence et la morosité et l’ont impitoyablement fourvoyée dans une impasse inextricable.
Dans une contribution — intitulée Lettre à la nation algérienne, parue dans Le Soir d’Algérie des 18, 19, 20 et 21 novembre 2007 –, j’avais ébauché un état des lieux des réalités socioculturelles, économiques et politiques de l’Algérie; le constat globalement négatif et particulièrement alarmant s’est, on ne peut mieux, aggravé depuis lors. Force est de constater que trois années après, les processus de dégradation et de régression ne font qu’empirer et s’accélérer à un rythme de plus en plus inquiétant. Nul besoin d’être un économiste émérite pour constater que les gouvernants algériens – puisque, c’est d’eux qu’il s’agit – n’ont jamais opté sérieusement pour un modèle économique définissable, cohérent et clair. Ils ont toujours excellé dans l’art facile et dangereux de la bricole, obéissant chaque fois à leurs pulsions démagogiques. La vérité historique et politique atteste que ce sont les mêmes hommes issus directement ou par filiation du coup de force de 1962, qui pérennisent le même système et règnent en maîtres sur l’Algérie d’aujourd’hui. Autrefois, ils étaient de fiers militants de l’idéal socialiste ; hier, à la stupéfaction nationale, ils se proclamaient adeptes convaincus des bienfaits de l’économie de marché ; aujourd’hui, ils s’apprêtent à professer les vertus salvatrices du patriotisme économique. C’est vrai que, pour un certain temps, la manne pétrolière leur permettra encore de se livrer impunément, hélas, à leurs agissements dilatoires.
En un demi-siècle de gestion calamiteuse de l’Algérie, le délabrement économique, ou de ce qui tient lieu d’économie nationale, inscrit dans la durée, a provoqué un marasme social généralisé et un mal-être sérieux de l’homme et de la société. Ce qui est advenu aux Algériens, en ce laps de temps historique, est tout aussi singulier que vraiment consternant ; ils ont déconstruit le sanctuaire des valeurs essentielles que des générations d’anciens ont mis des siècles à construire. L’hécatombe tient de l’hallucination : déliquescence des liens sociaux, perversion des valeurs individuelles et sociales, une effarante vacuité morale, des symboles de la nation mutilés et un martyrologe profané.
Le peuple algérien est, probablement pour l’une des rares fois de son histoire, confronté à lui-même, face à des horizons obstrués et à un avenir incertain. Assurément, le pire reste à craindre, car, en dépit de leur faillibilité prouvée et de leur âge bien avancé, ces gouvernants, étrangement inconscients des nuisances commises, s’obstinent ostensiblement à ne pas vouloir quitter le pouvoir et surtout la caverne d’Ali Baba.
Quelle prospective et quel avenir pour l’Algérie ?
Tenter une prospective positive et optimiste, dans ce contexte national marqué par une chienlit permanente et un désarroi généralisé, est un défi immense à la raison, et pour cause :
- un peuple, qui ne crée aucune richesse significative, qui ne produit que fort peu de ce qu’il consomme, qui ne survit péniblement que par la grâce d’une rente fossile, ne saurait prétendre à un avenir fiable ;
- une nation, qui a perdu ses repères essentiels, le sens élémentaire de civisme et de civilité, qui ne cultive plus les sentiments de la justice et de la solidarité, est une nation qui s’est notablement départie de tout génie d’imaginer un destin décent et de toute volonté apte à le construire ;
- un peuple, qui privilégie, à toute entreprise productrice de richesses, la pratique du simple mercantilisme, source d’enrichissement rapide et d’immoralité féconde, qui importe tout ce qu’il commercialise, qui n’exporte que les hydrocarbures en raréfaction accélérée, ce peuple n’a aucune force d’affronter les rigueurs d’un Sahara en expansion mais sans gaz ni pétrole ;
- une nation, dont les gouvernants inamovibles et arrogants entretiennent la culture mortifère de la haine, de l’ostracisme et de l’intolérance, et qui, dans l’impunité totale, pratiquent avec cynisme la corruption débridée et la subordination éhontée, n’est pas une nation moralement armée pour se forger un avenir de grandeur.
La passivité psychologique peu ordinaire avec laquelle le peuple endure l’agressivité virulente de ces méfaits socio-politiques, qui, de jour en jour, s’exacerbent, laisse présager que le très proche avenir algérien sera indubitablement théocratique et obscurantiste ou ne sera rien de bien définissable. Quel genre de sortilèges a-t-on jeté au peuple algérien, lui qui a démontré une longue histoire de bravoure et d’honneur, pour qu’aujourd’hui, il exhibe, au monde qui l’observe et s’étonne, une image confuse d’un peuple soumis aux lubies meurtrières d’une caste de malfrats ? En vérité, il est impossible de comprendre, qu’un peuple, hier encore valeureux et d’un attachement légendaire à sa dignité, puisse, aujourd’hui, tolérer, outre mesure, de semblables dérives et d’aussi monstrueuses forfaitures, qui, plus est, toujours commises par les mêmes gouvernants aux commandes du pays, un demi-siècle durant.
Aux anthropologues : le mot de la conclusion
Après l’histoire, la sociologie et la politique, j’en appelle à présent à l’anthropologie culturelle, non point pour conclure, mais plutôt pour m’autoriser l’occurrence de hasarder une réflexion par laquelle j’aurais dû introduire ce texte. Ceci étant, c’est probablement judicieux ainsi, car très souvent, les lecteurs retiennent mieux d’un texte les termes de sa conclusion que les énoncés de son introduction.
Science de l’homme par excellence, l’anthropologie développe l’intelligence d’appréhender globalement les phénomènes humains dans l’interactivité de leurs dimensions matérielles et immatérielles. Aussi enseigne-t-elle que les peuples ne se différencient les uns des autres et ne se singularisent que par l’originalité de leur culture et de leur histoire. Les anthropologues connaisseurs avisés des peuples berbères savent que les Algériens, en dépit des apports et des influences culturels, plus ou moins contrariants ou plus ou moins significatifs, sont demeurés des hommes particulièrement épris de liberté et profondément attachés aux valeurs de justice, de solidarité sociale et de démocratie politique. Ces anthropologues savent aussi que ces valeurs supérieures ont, de tout temps, constitué le substrat éthique et le socle culturel des sociétés berbères.
Par ce mot de la conclusion, je tiens à rappeler quelques vérités situées aux confins de l’anthropologie culturelle et de l’histoire de l’Algérie berbère. Pour ce faire, je me limite à ne citer très brièvement que trois témoignages d’une grande autorité :
- le premier attribué à Aristote et rapporté par Eugène Guernier, dans son ouvrage L’Apport de l’Afrique à la pensée humaine considérait l’organisation sociale et politique des Berbères comme « la meilleure Constitution pour éviter les excès de pouvoir, les dictatures et les révoltes populaires » ;
- le second, nous le devons à Justin, historien romain, qui dans ses œuvres consacrées à l’histoire universelle, écrivait : « Des textes réglementant l’exercice du pouvoir populaire, fort ancien en Berbérie, existaient bien avant le Ve siècle de notre ère. » ;
- le troisième est tiré de l’ouvrage ci-dessus mentionné d’Eugène Guernier : « Il est impossible de ne pas reconnaître chez les Berbères un sens politique très avisé, une notion exacte de la pensée démocratique et un penchant vers le social, qui constituent les assises intéressantes d’une société moderne. Les civilisations, aussi bien carthaginoise que romaine, n’ont pas altéré ce caractère démocratique et social du Berbère. »
N’était la fascination du pouvoir, pour les privilèges et les honneurs, qu’il prodigue ; n’étaient la vanité outrancière et l’attrait ignominieux du lucre et de la luxure exercés sur les Algériens, qui, à l’époque, détenaient la puissance armée de la décision, le peuple algérien aurait pu faire de l’instant de la décolonisation une opportunité idéale, d’une puissante densité symbolique, pour se réapproprier ces valeurs essentielles et engager une extraordinaire entreprise de renouveau national et fonder une nation viable et apaisée, juste, égalitaire et démocratique. Un peuple ne rate jamais impunément le rendez-vous majeur de son histoire, moment et lieu sanctifiés entre tous, en dehors desquels rien de grand ni de viable jamais ne se conçoit.
Ainsi, subrepticement dévié de sa trajectoire naturelle de prédilection, dépossédé brutalement de sa victoire suprême remportée sur le mauvais sort plusieurs fois séculaire, frustré de ses rêves les plus chers, outragé impudiquement, le peuple algérien s’est trouvé, depuis lors, dangereusement exposé aux pires tribulations.
Les Algériens, qui dédaignent tout à la fois les enseignements de l’anthropologie culturelle et de l’histoire générale et qui demeurent au stade de l’effarouchement réactionnel, se contentant de s’étonner, de vitupérer et de condamner les conduites psychosociales qui altèrent sensiblement la société et mettent en grave péril son harmonie et son équilibre, ces Algériens, par l’incomplétude de leur posture moralisante, sans réels efforts d’investigation circonstanciée des causes premières et sans volonté sérieuse d’y remédier, vouent, peut-être sans en avoir pleinement conscience, l’Algérie à une régression certaine. En beaucoup moins d’un siècle, les gouvernants algériens, par leur gabegie et leur égoïsme intempérant, auront épuisé une richesse fossile et non renouvelable, que la nature avait mis plusieurs millions d’années à produire. Un tour de force stupéfiant et une forfaiture révoltante, au regard des larges couches de la population demeurées dans un état d’extrême pauvreté. Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire d’être devin pour deviner que, dans l’état actuel de grande misère morale où nous sommes, l’épuisement imminent et drastique de la manne pétrolière n’augure, d’ores et déjà, d’aucun avenir rassurant.
A. B.