La Tribune.fr - 02/03/2012 |
par Alexandre Kobrinski, député du parlement de Saint-Pétersbourg
Alexandre Kobrinski, député à l'Assemblée législative de Saint-Pétersbourg (opposition), tire un bilan sans concession des années Poutine, et désespère de ses aspirations à diriger encore le pays pour les douze prochaines années. Une tribune publiée dans le quotidien « Le Temps »
« Époque Poutine »: ainsi appelle-t-on en Russie les douze années écoulées depuis que Boris Eltsine, ayant définitivement oublié ses anciennes convictions démocratiques, désigna à sa succession le chef du FSB de l'époque, Vladimir Poutine. Dans le climat de peur et de haine accompagnant la deuxième guerre de Tchétchénie qui venait juste de commencer, Poutine remporta facilement l'élection présidentielle de 2000. Et il se mit à agir.
Si l'on prend comme trois principes fondamentaux de l'État la liberté de parole et de la presse, la défense du droit à la propriété et l'indépendance de la justice, on doit admettre que Poutine, durant ses douze ans au pouvoir, s'est ingénié à successivement les mettre à mal.
Contrôle des médias
Certes, Anatoli Tchoubaïs, alors qu'il était chef de l'administration présidentielle sous Eltsine, avait déjà commencé à réunir les principaux rédacteurs des médias pour leur donner des « conseils » quant à la meilleure manière d'éclairer telle ou telle question. Mais Poutine a été bien plus loin. Il y eut d'abord l'élimination de NTV, unique chaîne indépendante bénéficiant d'une audience dans toute la Russie et qui se permettait de porter un regard critique sur les actions des autorités. Il n'existe en Russie que quelques chaînes de télévision diffusées dans tout le pays, et la foi en la véracité de ce qui est dit à la télévision est toujours très forte. C'est pourquoi l'interdiction d'antenne à tout non-conformisme et l'établissement d'une censure implacable ont été les premiers pas de Poutine visant à instaurer et à consolider son régime de pouvoir personnel. Dans toutes les principales chaînes, devenues propriété de l'État, apparurent des « stop lists », soit des listes d'hommes politiques qu'il était interdit d'inviter aux émissions. On se mit à enregistrer toutes les émissions politiques et à en couper scrupuleusement les paroles et remarques critiques.
Un autre procédé fut appliqué à l'égard des journaux: sous le règne de Poutine, ceux-ci furent contraints de s'autocensurer. Nul n'était tenu de faire vérifier les pages prêtes à être imprimées, mais les rédacteurs savaient ce qui les attendait en cas de mécontentement du Kremlin. En conséquence, ils se mirent à jouer eux-mêmes le rôle de censeur, et cela avec un certain succès.
Contre-réforme électorale
L'étape suivante fut la « contre-réforme » électorale. Les exigences imposées aux partis politiques augmentèrent brusquement, à commencer par celle portant sur le nombre de leurs membres (soit 50 000 personnes au minimum). Ainsi, au début des années 2010, il ne resta en Russie plus que sept partis enregistrés. En même temps, le seuil de suffrages requis pour entrer au parlement fut relevé à 7%. Les partis démocratiques (Yabloko et Union des forces de droite) furent privés d'accès aux médias et, en conséquence, ne purent pas être représentés à la Douma.
Parallèlement, on s'en prit à la base économique de tout processus politique normal. L'arrestation et la double condamnation de Mikhaïl Khodorkovski sur une accusation montée de toutes pièces firent comprendre aux représentants du monde du business ce qui les attendait s'ils se mettaient à soutenir quelque mouvement politique sans autorisation du Kremlin. Dès le milieu des années 2000, une autorisation de l'administration présidentielle fut requise pour tout don substantiel à un tel mouvement.
La justice tenue
La mise sous contrôle du business aurait été impossible sans abolir l'indépendance de la justice. Ainsi, on modifia systématiquement la composition du Tribunal constitutionnel (et les juges furent installés dans de luxueuses villas et bénéficièrent de traitements très élevés), de la Cour suprême de Russie et des tribunaux de moindre importance. Les fonctionnaires spéciaux de l'administration présidentielle s'autorisèrent dès lors à dicter aux juges les « justes » décisions. L'assujettissement total des tribunaux au pouvoir exécutif eut pour conséquence que l'on admît comme légales aussi bien les confiscations de biens que la violation des droits de l'homme, parmi lesquels, avant tout, le droit d'exprimer publiquement ses opinions.
Les tribunaux russes, au mépris des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, autorisèrent peu à peu les dispersions de meetings et de manifestations de l'opposition et se mirent à arrêter leurs leaders. Des prisonniers politiques apparurent en Russie, ce qui n'avait plus été le cas depuis de nombreuses années.
Le bilan des douze années de règne de Poutine - en tant que président puis en tant que premier ministre - est le suivant: il n'existe dans le pays ni liberté de parole et de la presse, ni justice indépendante, ni garantie de la propriété et presque plus de politique publique. On y observe par contre de la corruption à haute échelle, des structures étatiques toutes-puissantes, de la propagande en lieu et place d'information journalistique, des persécutions vis-à-vis de l'opposition et des falsifications massives aux élections.
Et Poutine veut diriger le pays encore douze ans !
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]Tribune publiée dans le quotidien "Le Temps" (Genève).])
(http://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20120302trib000685966/-12-ans-de-poutine-un-bilan-accablant-.html)